Les Français ? Des Brésiliens avant Bolsonaro
La France est menacée par un autre virus, celui du populisme, illusion dangereuse de ce siècle neuf.
Finalement, il est plus facile de tuer un homme qui a un masque qu’un autre qui vous donne à voir son visage. D’où l’invention du heaume ou la réinvention perpétuelle du cliché dégradant pour qualifier l’ennemi. Dans la rencontre d’un Gilet jaune avec Macron aux Tuileries se confirme cette loi de l’hésitation. Voilà donc la grande colère de certains Français qui, le moment venu, hésitent, se rétractent, se modèrent et consentent à l’écoute ou à l’échange courtois. C’est dire qu’il est plus facile de tuer un président de derrière une banderole ou un écran que de face. Selon un autre cliché, les Français, vus de loin, seraient également de fervents régicides debout, mais courtois une fois assis à table.
De tout cela on retient surtout une inquiétude: que va devenir ce pays qui résiste tant aux fièvres endogènes, au French bashing qu’à ceux qui lui reprochent sa république, son capital symbolique – la laïcité ? Car peu, même avec la lunette grossière de la distance, en viennent à conclure qu’il y a déjà un risque de voir y naître un futur Trump qui, comme ailleurs, promettra la pureté, la nostalgie et le retour aux souches pour restaurer le royaume. On croirait, parce qu’on y vit et on y lutte, que la radicalité des demandes, les grandes colères, les déboulonnements autant que le ricanement sur soi mènent à une meilleure démocratie, presque utopique, alors qu’il s’agit du chemin le plus court pour voir triompher, dans le moyen terme, un Trump français, populiste autoritaire. Autant de colères et d’indispositions au consensus n’aboutissent jamais au triomphe du bien absolu mais réactivent la peur, donc le vote de méfiance et de défiance, et peuvent faire surgir un « sauveur » qui ne sauvera personne.
On rétorquera qu’il s’agit d’une menace très théorique, que la France n’est ni le Brésil ni l’Amérique et que la tradition de la révolte conduit toujours au meilleur. C’est soutenable mais c’est aussi se tromper sur les leçons de l’Histoire. La colère mène rarement à la démocratisation si elle n’est pas contrebalancée par l’amère lucidité. Et, en France, quand bien même on se verrait taxé d’incompétence dans l’interprétation du sens des soulèvements de rue et autres colères légitimes, on risque de voir le populisme contaminer le pays aussi vite que le coronavirus. L’un « s’attrape » par le toucher, l’éternuement, la salive ou la peau, l’autre par la colère folle, l’irréductibilité, le romantisme violent du révolutionnaire e-connecté et l’incapacité à surmonter l’affect par le constat de la douloureuse réalité. L’un se contracte parce qu’on ne porte pas de masque, l’autre parce qu’on porte des oeillères.
Bien sûr, la douleur du colérique est saine, légitime. Pour le chroniqueur, il ne s’agit pas de juger. C’est d’un courant profond qu’il est question, d’une illusion qui fascine les foules en ce siècle neuf. La France restera un pays qui incarne la justice vers laquelle on tourne le regard et on laisse courir l’imaginaire ; une terre où se jouent des idées qui dépassent ce pays et une incarnation qui a du sens pour autrui et pour ailleurs. Ce qui s’y prépare, par la faute des uns et des autres, par ce droit à la colère, c’est un insidieux triomphe de l’illusion populiste. Comme pour le Covid, on continuera de croire qu’il s’agit d’un complot, d’une exagération médiatique ou d’une tragédie qui n’arrive qu’aux autres, aux Brésiliens, si loin. Jusqu’au jour que l’on sait. On verra alors avec un oeil neuf le pays désormais perdu ou perdant. Comment conduire un pays à sa perte, écrit par la Turque Ece Temelkuran, résume bien cette défaite programmée dont on est tous responsables, un jour, si on ne tient pas à distance les illusions
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La colère mène rarement à la démocratisation si elle n’est pas contrebalancée par l’amère lucidité.