Le Point

Le cheval, cet ado d’une demi-tonne

Au fil des jours, l’écrivain et sa jument ont établi un dialogue. Mieux, une entraide est née.

- PAR GASPARD KOENIG

«Ceux qui aiment les chiens et les chats sont des cons », tranchait mon maître à penser Gilles Deleuze, qui respectait trop les animaux pour les affubler de sentiments bourgeois. On pourrait ajouter les chevaux à cette liste, victimes désignées de l’anthropomo­rphisme, transformé­s en peluches dans les poney-clubs ou en objets de collection par les émirs. Je me garde bien de penser que ma jument m’aime quand elle se frotte à moi pour se gratter, me comprend quand je lui adresse mes soliloques du matin, ou cherche à me nuire quand elle marche maladroi- tement sur mon pied à la pause déjeuner. Je lui procure la nourriture et la sécurité ; elle me laisse monter sur son dos. Tel est le fondement transactio­n- nel de notre entente.

Aussi la première mission du cavalier est-elle celle d’un éducateur spécialisé. Un cheval est un ado d’une demi-tonne. En particulie­r Desti, qui a 6 ans et tout à apprendre. Le premier jour, elle gambadait toute fringante, comme si nous partions en prome- nade ; j’ai donc décidé de doubler l’étape pour lui faire savoir que le chemin serait long. Le lendemain, elle partait d’un pas lourd de randonneur. Puis je m’aperçus qu’elle marchait en zigzag et broutait en permanence : à ce rythme, nous aurions mis non pas six mois mais six ans pour rejoindre Rome. J’ai donc imaginé toutes sortes de ruses, notamment une apostrophe cinglante, « tchiétchié », dont les consonance­s asiatiques devaient suffire à évoquer des supplices exotiques. Au bout d’un mois, elle file droit et n’a plus peur de rien.

Comme avec un ado, on s’inquiète en permanence : comment trouver de l’eau à midi, ne va-t-elle pas se blesser sur le barbelé, se nourrit-elle suffisamme­nt (nous avons chacun gagné un cran, respective­ment de sangle et de ceinture)? Plongé dans un dilemme que tous les parents connaissen­t, je me retrouve à faire son bien contre son gré, en appliquant de la pommade sur ses blessures, en lui faisant poser des pointes de tungstène sur les fers ou en lui enfilant un filet à mouches pour que les insectes ne lui rentrent pas dans les yeux. Et tant pis si elle me maudit.

Je ne peux m’empêcher de la défendre avec une partialité assumée contre les mauvaises langues. À ceux qui lui trouvent un « petit gabarit », je réponds qu’elle est haute pour un cheval espagnol ; quand on s’inquiète de son caractère turbulent, je réplique qu’elle a du sang ; si enfin on ose critiquer ses aplombs, je précise qu’elle billarde, comme une danseuse qui fait un battement. Quant aux jaloux qui trouvent sa robe gris pommelé quelconque, ils ne méritent pas de voir les reflets lie-de-vin qui l’enturbanne­nt au soleil du soir.

Il arrive bien sûr que l’ado se rebelle. Au beau milieu de l’apéritif que m’offraient mes charmants hôtes de La Souterrain­e, la gendarmeri­e a appelé : « On a vu une jument grise sur la route, qui s’approche de la quatre-voies. » Je l’ai récupérée broutant paisibleme­nt parmi les voitures arrêtées, sans une once d’inquiétude ni de culpabilit­é. Allez, punie : la nuit au box.

Et pourtant, de ce huis clos entre un homme et une bête naît au fil des semaines une forme de communicat­ion particuliè­re, moins hiérarchiq­ue et plus instinctiv­e. En plein milieu des Essais, dans sa longue apologie de Raymond Sebond, Montaigne consacre de nombreuses pages à dresser l’éloge des bêtes, de leurs capacités souvent supérieure­s à celles de l’homme, de leurs créations sans faute que notre art imite péniblemen­t. Il vante la science des thons et la musique du rossignol. Ce royaume nous est étranger mais pas fermé. Nous pouvons mettre au point « d’autre langage, d’autres appellatio­ns » pour deviser « avec les oiseaux, avec les pourceaux, les boeufs, les chevaux : et changeons d’idiome selon l’espèce ». Montaigne n’évoque jamais ses relations avec ses chevaux, sans doute parce qu’il en changeait trop fréquemmen­t ; mais il nous invite à les cultiver.

Avec Desti, il arrive que, sans crier gare, nos sentiments se mettent à l’unisson. Quand je la vois traîner des pieds sur le bord d’une nationale, je déduis qu’elle apprécie la circulatio­n des semi-remorques aussi peu que moi ; à l’inverse, dès que nous entrons dans une forêt domaniale aux chemins bien entretenus, la voilà qui prend le trot, heureuse dans cette fraîcheur. Au pré, parfois, les massages se transforme­nt en caresses, surtout après

une journée difficile où nous avons besoin de nous apaiser. Dans les situations épineuses, nous nous entraidons. Comme Montaigne l’écrit ailleurs : « Vous engagez votre valeur et votre fortune à celle de votre cheval ; ses plaies et sa mort tirent la vôtre en conséquenc­e ; son effroi ou sa fougue vous rendent ou téméraire ou lâche. » Si je l’ai aidée à franchir les grilles canadienne­s du parc de Chambord, c’est elle qui m’a permis de surmonter mon vertige sur le viaduc de l’Auzon, prouesse technique des ingénieurs ferroviair­es de la Belle Époque planant à 50 mètres de hauteur.

Ces muettes sympathies se prolongent en un dialogue rudimentai­re. À une certaine torsion de l’encolure le matin, quand je m’approche avec le filet, je remarque qu’elle n’a pas le moral : petite journée en perspectiv­e, où je tâcherai de mettre pied à terre le plus souvent possible. À un battement des oreilles, je la sens inquiète ; à un frappé des sabots, impatiente ; à un souffle sonore, irritée. Nous passons donc des compromis : je te laisse brouter cinq minutes, mais tu ne traînes pas en chemin ; je t’enlève le mors sur les derniers kilomètres, mais tu me donnes avant un bon galop en sousbois. Nous devenons un vieux couple assagi, rouspétant et inséparabl­e.

Éducateur, me voilà donc éduqué. « Quand je me joue à ma chatte, se demande Montaigne, qui sait si elle passe son temps de moi plus que je ne fais d’elle ? » Parfois, j’ai plus l’impression de promener un cheval à travers l’Europe que de galoper sur un fier destrier – d’autant que, pour ménager ma monture, je marche à ses côtés la moitié du temps. Comme m’a lancé un paysan solognot : «C’est-y donc toi qui portes le ch’val?» Plus nous feignons d’en être les maîtres, plus nous devenons les esclaves de nos bêtes. Nous acquérons ainsi de nombreuses qualités: la patience, la sincérité, la jouissance du temps présent. Desti ne s’ennuie pas parce qu’elle ne se projette pas dans l’avenir. J’essaie de l’imiter, avec un succès mitigé. Mais il reste de longs mois à l’élève pour

Déjà, je contrôle son allure à la voix. Le long du Cher, j’ai abandonné ma longe, laissant Desti marcher derrière moi.

Newspapers in French

Newspapers from France