Le Point

Marc Weitzmann : « Les terroriste­s ont gagné »

Un mois avant l’ouverture du procès des auteurs des attentats de « Charlie Hebdo », de Montrouge et de l’Hyper Cacher, le journalist­e et écrivain analyse l’évolution de la perception du racisme, et plus particuliè­rement celle qu’expriment aujourd’hui, par

- PROPOS RECUEILLIS PAR SÉBASTIEN LE FOL

Observateu­r averti de la vie intellectu­elle, Marc Weitzmann a publié en 2018 un essai puissant sur la montée de l’antisémiti­sme, Un temps pour haïr (Grasset). Ancien responsabl­e des pages littéraire­s des Inrockupti­bles, il a propulsé Houellebec­q, Despentes et tant d’autres écrivains sur le devant de la scène. Ami de Philip Roth, Weitzmann est également un fin connaisseu­r de la vie des idées aux États-Unis. Il anime sur France Culture l’émission Signes des temps, « à la croisée de la culture et des enjeux de société ».

De 1995 à 2000, vous avez dirigé les pages littéraire­s des « Inrockupti­bles ». À ce titre, vous avez contribué à la renommée de Virginie Despentes. C’est dans «Les Inrocks», le 17 janvier 2015, qu’elle a déclaré son «amour» pour les frères Kouachi. Auriez-vous publié ce texte si vous exerciez encore des fonctions dans ce journal?

Marc Weitzmann:

NDiaye: à l’époque,

Houellebec­q, Yasmina Reza, Marie Les Inrocks ont contribué à la

renommée de beaucoup, et, en ce qui me concerne, ça ■ n’a jamais été en raison de leurs idées politiques, lorsqu’ils en avaient. Je suis un grand libertaire sur ces questions. Pour ce qui est de ce texte de Despentes, qu’une personnali­té qui rejoindra le jury du prix Goncourt en 2016 se permette d’afficher un tel goût pour la haine quinze jours seulement après une telle tuerie, c’est intéressan­t. « J’ai aimé aussi ceux-là qui ont fait lever leurs victimes […] avant de viser au visage. J’ai aimé aussi leur désespoir, je les ai aimés dans leur maladresse »… : des phrases pareilles, l’indifféren­ce avec lesquelles elles ont été reçues dans un premier temps alors que le sang venait de couler : tout cela me semble dire quelque chose de la déconnexio­n entre le langage et la réalité dans les milieux de la culture, singulière­ment dans celui de la littératur­e ou ce qu’il en reste. En soi, ce n’est pas neuf, mais, avec l’irruption d’une violence inédite dans nos contrées, cela rend le problème plus flagrant, et aussi, bien sûr, plus dangereux. Donc, oui, bien sûr, je l’aurais publié. L’aurais-je fait sans interroger l’autrice et la contredire? Ça, c’est une autrehisto­ire.Etvuelapro­pensiondes­membres de « la gauche radicale », dont Despentes fait partie, à ne parler que dans des médias qui ne les critiquent pas, la question est plutôt de savoir si le texte aurait finalement vu le jour.

Virginie Despentes est aujourd’hui une figure de proue de cette gauche radicale. Comment analysez-vous son itinéraire?

Je trouve fascinant son fameux article ordurier sur les César publié dans Libération en mars. Pas seulement parce qu’il reprend à son compte une tradition de poncifs infantiles sur le pouvoir, mais en raison de la vitesse et de la facilité avec laquelle elle a pu l’écrire. La jouissance dans la vulgarité que cette vitesse traduit est remarquabl­e. Despentes se conduit comme elle s’imagine que tous les hommes le font.

Nulle cohérence intellectu­elle là-dedans – on est au XXIe siècle –, mais une grande cohérence pulsionnel­le, en revanche: la haine s’exprime, pour ainsi dire, en roue libre. C’est cette cohérence qu’il faudrait analyser en détail pour essayer de comprendre l’écho qu’elle rencontre.

C’est cette absence de retenue et même de décence qui a fait le succès de ce texte et achevé de conférer à Despentes ce rôle bizarre de porte-voix de la fureur et fait de son parcours un signe de l’époque. Quel rapport y a-t-il entre la Virginie Despentes des années 1990, jeune romancière en devenir, hétérosexu­elle en conflit avec les hommes et avec elle-même, et la Despentes d’aujourd’hui, lesbienne militante et maternante, dont l’amour à l’égard des faibles n’a d’égal que sa haine pour « les puissants, les boss, les chefs, les gros bonnets » ? Il semble que le tournant se soit opéré dans la foulée de King Kong théorie – dont un chapitre entier ne s’appelle pas pour rien «Coucher avec l’ennemi». Despentes dit avoir écrit ce livre sous l’influence des textes de l’essayiste féministe américaine Camille Paglia. Il se trouve que Paglia est notamment l’autrice d’un livre remarquabl­e, Sexual Personae, malheureus­ement inédit en français, dans lequel domine une vision sadienne des identités sexuelles qui n’a rien à voir avec ce qu’en fait Despentes. Paglia insiste au contraire sur l’aspect dangereux et volcanique de la féminité, qu’elle identifie au sexe, et qu’elle juge fondamenta­lement amorale et sauvage. Despentes, elle, voit au contraire la féminité comme une forme de réconcilia­tion avec elle-même. C’est le rôle qu’elle donne à son homosexual­ité : du jour où elle a cessé de « coucher avec l’ennemi », elle aurait réglé la question du désir et celle du pouvoir. Mais peut-on vraiment projeter la violence du sexe sur « l’ennemi » supposé et réduire cette violence à une question politique ? Paglia ne rappelle pas pour rien que, chez la femme tragique, la femme en lutte, « la volonté de pouvoir est nue ». Despentes n’a jamais fait mystère de son désir de pouvoir. Dans quelle mesure ne prend-elle pas la place de « l’ennemi » (l’homme blanc) lorsqu’elle croit s’en débarrasse­r ? Dans quelle mesure, en d’autres termes, l’amour dont elle témoigne en 2015 pour les frères Kouachi ne repose-t-il pas sur l’idée que leur « maladresse » d’assassins et leur origine font d’eux, peut-être pas des sous-hommes, mais en tout cas des non-hommes, qu’il lui revient de défendre – elle, femme blanche, mais aussi femme virilisée par sa nouvelle orientatio­n sexuelle et le succès ?

La même chose vaut pour Adama Traoré, et Despentes n’est évidemment pas la seule, dans les milieux radicaux, à procéder à cette espèce de castration imaginaire. Voyez comme Adèle Haenel a pu s’engager au sein du comité pour Adama Traoré sans le plus petit mot de réserve quant à l’accusation de viol pesant sur ce jeune homme. Dans son esprit, un viol commis par un Noir est-il concevable, puisque le Noir n’étant pas un Blanc, n’est pas non plus un homme, et ne peut donc violer personne ? Idem lors des César, lorsque l’équipe toute masculine des Misérables monte sur scène pour recevoir le prix du meilleur film, ce ne sont pas des hommes récompensé­s et vainqueurs que Despentes voit dans son article publié dans Libération, mais « les corps les plus vulnérable­s de la salle, ceux dont on sait qu’ils risquent leur peau au moindre contrôle de police», des corps non pas récompensé­s mais, écrit Despentes, « convoqués » par l’Académie des césars. En d’autres termes, quoi qu’ils fassent, même lorsqu’ils gagnent un césar, les hommes noirs restent des dominés, des inférieurs. Bien sûr, elle dira que ce n’est pas de sa faute, mais que c’est celle de l’ennemi, en l’occurrence Polanski. Mais la dimension féminine de ce racisme devrait sauter aux yeux. Elle n’est d’ailleurs pas spécifique à la France. De l’autre côté de l’Atlantique, Robin DiAngelo, une épouvantab­le consultant­e en entreprise, autrice du best-seller White Fragility, est devenue millionnai­re grâce au racisme.

Journalist­e et écrivain. Auteur, notamment, d’« Un temps pour haïr » (Grasset, 2018).

Dans « Un temps pour haïr », vous faites de Despentes une sorte de Zemmour de gauche. Pourquoi?

Là où Despentes ne voit pas les Kouachi comme des hommes à part entière, Éric Zemmour, lui, les considère comme de vrais mecs, parce qu’ils ont fait, je cite, « des choses dont nous, (blancs bourgeois occidentau­x adeptes du progrès), ne sommes plus capables». Comme d’assassiner des civils avec indifféren­ce. Dans l’esprit de Zemmour, cela fait d’eux des types dignes de respect et même d’admiration. Ce qui s’exprime chez l’une et l’autre, me semble-t-il, c’est une même expression du frisson érotique bourgeois pour l’ensauvagem­ent. Dans Un temps pour haïr, j’essaie de montrer à quelle tradition orientalis­te se rattachent ces fantasmes virils. Je prends l’exemple de Jean Genet [1910-1986, NDLR], dont l’attirance sexuelle pour les terroriste­s palestinie­ns et les Black Panthers américains repose sur ce qu’ils ont de plus brut. Parce qu’elle les décivilise, leur recours à la violence et aux coutumes les rend supérieurs aux Blancs anémiés que nous sommes. Mais dans la mesure où cette violence et ces traditions les empêchent de s’intégrer à la dynamique occidental­e, c’est aussi cela qui fait d’eux des loseurs un peu simplets – face auxquels Genet se fait un plaisir d’afficher une supériorit­é discrète, certes tendre, mais ironique. Plus que des hommes, ces Noirs et ces Arabes sont objets de désir. Moins que des hommes, ils sont objets de contrôle et de sarcasme. Dans les deux cas, ils perdent et ne sont jamais vus pour ce qu’ils sont. Du moins Genet reste-t-il un véritable écrivain : il sait tout de ses gouffres intérieurs, et n’en est jamais dupe, pas plus qu’il ne se fait d’illusion sur ses prétendus engagement­s politiques.

Le procès des attentats de janvier 2015 s’ouvre en septembre. Qu’est-ce qui a changé en France depuis ces drames?

Des choses ont changé, d’autres se sont déplacées. Ce qui a changé, en plus du démantèlem­ent sans doute provisoire de l’État islamique : les services de renseignem­ents se sont mis à la page. Affaiblis par la mauvaise publicité qu’a constituée l’attentat du Bataclan du 13 novembre 2015, les réseaux salafistes font profil bas et semblent reculer en termes d’influence. Tariq Ramadan, quel que soit son avenir judiciaire, est sans doute fini sur le plan politique. Viré du Théâtre de la Maind’Or, pourchassé par le fisc et apparemmen­t lâché par sa femme, Dieudonné n’a plus la même latitude qu’autrefois pour répandre la haine. Pusieurs fois condamné, son mentor idéologiqu­e, Alain Soral, s’est exilé en Suisse, et son «référent » au sein du FN, Frédéric Chatillon, a été condamné à de la prison ferme ainsi qu’à plusieurs centaines de milliers

« Ce qui s’exprime [chez Despentes et Zemmour], me semble-t-il, c’est une même expression du frisson érotique bourgeois pour l’ensauvagem­ent. »

d’euros d’amende [lors du procès sur le financemen­t ■ des campagnes électorale­s du parti de Marine Le Pen, NDLR]. Autrement dit, tel qu’il se constituai­t quand les attentats ont commencé, le maillage de la haine fait de la convergenc­e entre identitair­es d’extrême droite et islamistes qui a pris le pays en étau entre 2010 et 2016 semble défait aujourd’hui. Mais dix-huit mois de vague terroriste ont laissé des traces. La brutalisat­ion de la vie sociale à laquelle on assiste depuis n’aurait pas été possible de la même façon sans cela. Souvenez-vous du mannequin d’Emmanuel Macron décapité par des Gilets jaunes dans une vidéo mimant l’État islamique.

Tout se passe comme si, quelque part, les terroriste­s avaient gagné : ils ont montré que la violence paie. Le déni, qui est le prix à payer en France pour le maintien d’une apparente douceur de vivre, est plus difficile à maintenir. Et si les salafistes sont en perte de vitesse, les Frères musulmans sont, eux, à l’offensive dans le débat public. Sur un plan géopolitiq­ue, Erdogan a pris le relais de Bachar el-Assad dans le rôle de l’interlocut­eur compliqué, et la Libye semble en passe de remplacer la Syrie comme base opérationn­elle possible d’attentats à venir. Enfin, certains ex-dieudonnis­tes se sont recyclés dans la gauche radicale, autour du comité pour Adama Traoré, notamment.

Établissez-vous un lien entre ce qui est appelé l’islamogauc­hisme et le féminisme trash qu’incarne Despentes?

Je n’emploie pas le terme d’islamo-gauchiste parce que j’ai l’impression que la nébuleuse à laquelle il se rapporte obéit à une dynamique plus complexe que ça. D’abord, la fausse internatio­nalisation du mouvement depuis le meurtre de George Floyd aux États-Unis complique la donne. Je dis «fausse» parce que je la crois superficie­lle. Une internatio­nalisation des combats supposerai­t un véritable cosmopolit­isme, donc une étude de ce qui différenci­e les situations, et non un discours généralisa­nt produit de la globalisat­ion universita­ire et militante. L’autre élément qui complique les choses, c’est le poids de ce féminisme trash dont vous parlez, c’est-à-dire le poids des questions sexuelles. Et là, le nombre des questions et contradict­ions est tel qu’il défie l’analyse. Comment passet-on de #MeToo aux émeutes actuelles ? On ne peut pas ne pas être frappé par la place particuliè­re des femmes, mais aussi des transgenre­s, dans ce qui se passe en ce moment dans tous les camps. J’ai évoqué le succès de White Fragility aux ÉtatsUnis, on pourrait aussi mentionner l’activiste féministe entièremen­t nue venue défier la police de Portland pendant les émeutes récentes, qui n’ont plus rien à voir avec le racisme, ou, dans l’autre camp, les vidéos virales de ces «Karen», femmes blanches filmées en train de hurler sur des Noirs, ou encore ces pro-Trump qui, sur Internet, maudissent ceux qui portent des masques contre le Covid-19. En France, d’Adèle Haenel à Camélia Jordana et Virginie Despentes, toutes les figures mobilisées autour des questions «raciales» sont des femmes, les hommes restant en retrait. C’est l’autre grande différence avec la période 2014-2015, au cours de laquelle toutes les figures insurrecti­onnelles étaient des hommes. De #MeToo à Portland et au comité pour Adama Traoré, l’histoire de la dimension féminine – et non pas féministe – dans l’atmosphère émeutière actuelle reste à écrire. Et, plutôt que Despentes, peut-être faut-il lire Camilla Paglia pour ça

« En France, toutes les figures mobilisées autour des questions “raciales” sont des femmes, les hommes restant en retrait. »

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