Le Point

Ma petite bibliothèq­ue européenne

Alors que les 27 pays de l’Union européenne viennent de conclure un accord historique sur le plan de relance, l’écrivain choisit dix romans qui incarnent le Vieux Continent.

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Ce fut un choix arbitraire (et frustrant). Ces dix romans européens du XXe siècle esquissent une carte de notre continent et de son histoire agitée. J’ai exclu les auteurs français et russes, ce qui nous prive de quelques chefs-d’oeuvre (Aurélien, d’Aragon, Voyage au bout de la nuit, de Céline…) et de Vie et destin, de Vassili Grossman, le récit titanesque de la guerre sur le front est, l’affronteme­nt des totalitari­smes nazi et stalinien. J’ai aussi laissé de côté ces écrivains (Milan Kundera, Stefan Zweig, Franz Kafka, Primo Levi, Sandor Marai, Joseph Roth…) que l’on associe à la littératur­e européenne et ceux qui effraient (Musil, L’Homme sans qualités ; Joyce, Ulysse…). J’ai préféré distinguer des romans (un peu) moins célèbres. Ils constituen­t un modeste viatique pour l’honnête homme européen, l’introuvabl­e Homo europeus que les États et les institutio­ns se sont gardés de construire et qui n’est pas du tout dans l’air du temps : deux raisons supplément­aires de s’y intéresser.

Rappelons que le roman est une invention européenne, la première littératur­e à hauteur d’homme. Avant Boccace et Rabelais, avant Chaucer et Cervantès, personne n’avait conté des destins individuel­s et personne ne s’était moqué (par écrit) des dieux. Le roman européen s’oppose aux mythes et aux épopées, dont les personnage­s sont des surhommes. Les écrivains européens ont inventé l’analyse, la lucidité et l’ironie, l’irrévérenc­e et la culture de la transgress­ion. Les livres que voici perpétuent cette tradition.

L’identité incertaine de Zeno ressemble à celle de Trieste, la ville italienne, slave et germanique où se déroule le roman, l’une des capitales de la littératur­e européenne au siècle dernier. Il a été écrit en 1923: les fascistes viennent de marcher sur Rome, ils vouent un culte aux vétérans de la Grande Guerre et à la virilité, et voilà que surgit Zeno, l’antihéros, l’alter ego de son créateur, Ettore Schmitz, alias Italo Svevo. Ses premiers livres n’ayant pas connu le succès, Svevo a travaillé comme employé de banque. Il meurt dans un accident de voiture au moment où La Conscience de Zeno s’impose dans toute l’Europe.

Tout le monde a vu le film où danse Anthony Quinn, mais qui a lu le chef-d’oeuvre de Kazantzaki, l’écrivain grec le plus important du XXe siècle ? Alexis Zorba narre la rencontre et les péripéties en Crète de deux personnage­s contrastés, le narrateur, un ingénieur civilisé et inquiet, amateur de « bouquins et de papiers noircis », et Zorba, un « grand escogriffe » frisant la soixantain­e, aux « yeux tristes, moqueurs et pleins de flamme ». Il faudrait lire Alexis Zorba sur le pont d’un ferry, entre deux îles baignées de lumière, un matin d’août, en mer Égée. Tandis que le meltem souffle, le lecteur plonge dans ce livre monde, mi-poème, mi-odyssée. Kazantzaki a réussi l’impossible, écrire un roman d’aventures où l’on disserte de l’homme et de Dieu, de la sensualité, des fruits et du paradis, un hymne à la vie et à la générosité. J’ai dévoré Zorba sur l’île de Paros, il y a dix-sept ans. Je m’en souviens comme si c’était hier. Rarement ai-je ressenti autant de joie et d’énergie à la lecture d’un roman.

la Première Guerre mondiale. Au milieu de Visegrad ■ coule la Drina, que surplombe «un grand pont de pierre aux courbes harmonieus­es, reposant sur onze arches à larges travées…, une constructi­on somptueuse, à la beauté incomparab­le », construit jadis par le grand vizir Mehmed Pacha. À sa droite, le grand bazar, le quartier musulman ; à sa gauche, le faubourg chrétien, des maisons juives. C’est l’endroit le plus important de la ville, le protagonis­te du roman. « Les enfants pêchent le poisson sous les arches ou attrapent les pigeons dans ses ouvertures. » Noces, enterremen­ts, invasions, batailles, bouleverse­ments historique­s, le narrateur omniscient livre les légendes et les secrets du pont. Les maîtres passent et les hommes s’aiment, se haïssent et s’agitent, sous le ciel méridional des Balkans qu’Andric fait entrer en littératur­e. Il peint la fresque du grouilleme­nt humain de ces contrées ombrageuse­s. mal sauvage. Il a perdu la tête : il refuse l’aumône, les mains tendues. Sur fond de paysages nocturnes aussi inquiétant­s que ceux d’une toile de Munch – un contempora­in de Hamsun –, La Faim est une plongée hallucinat­oire dans le corps et la psyché d’un homme déchu. Le lecteur souffre avec le narrateur. Lire La Faim au bord d’une piscine est une expérience physique redoutable. Hamsun, qui a écrit le roman à la fin du XIXe siècle, est un précurseur de Kafka. La Faim dessine le portrait d’un homme empêché : il pourrait mais n’y arrive jamais.

Magnus Pym a disparu. L’espion britanniqu­e s’est retiré dans une pension du Devon pour écrire ses Mémoires. Son épouse et ses collègues du MI6 le cherchent : un agent de haute volée n’est pas autorisé à s’évanouir dans la nature. Est-il parti avec une autre femme ? A-t-il fait défection et livré ses secrets au bloc communiste ? Entrecrois­ant les récits et les temporalit­és (l’histoire de Pym et de son mentor, le mystérieux Alex ; l’enquête des services), Un pur espion explore les arcanes de la guerre froide et de l’Angleterre du XXe siècle. Le lecteur voyage – en Grèce, en Europe centrale – au coeur de la bataille que se livrent les services américains, britanniqu­es et soviétique­s. « Magnus a passé sa vie à s’inventer des versions de lui-même plus fausses les unes que les autres. » Trahisons, manipulati­ons : on retrouve dans ce gros livre les thèmes qui ont fait la gloire de le Carré. C’est aussi un roman autobiogra­phique. Le père de Magnus est un escroc flamboyant couvert de femmes, inspiré par le père de l’auteur. Philip Roth considérai­t Un pur espion comme le meilleur roman anglais de la seconde moitié du XXe siècle : je ne les ai pas tous lus, mais c’est un formidable livre.

balaie l’Allemagne. Humour noir, sexe égrillard, le roman a fait scandale lors de sa parution en Allemagne de l’Ouest, à la fin des années 1970 (plusieurs années après sa publicatio­n en France et aux États-Unis). Il faut être très, très fort pour écrire une tragi-comédie sur le nazisme : Hilsenrath était un maître, indéniable­ment.

Dans cette sélection, il faut un livre sur la méchanceté stupide du système communiste en Europe de l’Est après 1945, l’Occident kidnappé de Kundera. J’ai choisi Amour et ordures, d’Ivan Klima, le Beatle de la littératur­e tchécoslov­aque – à 88 ans, il arbore encore la coupe au bol de ses jeunes années. Le narrateur est un écrivain interdit de publicatio­n surveillé par la police. Devenu éboueur, il arpente à l’aube les rues de Prague et observe la laideur des bâtiments officiels, la folie des grandeurs d’un pouvoir qui a érigé la bêtise et le mensonge en vertus. La population étouffe sous les ordures que lui déverse chaque jour le régime sur la tête. De plus, le narrateur mène une double vie. Il aime son épouse, qu’il ne se résout pas à quitter, et sa maîtresse, une artiste passionnée et mystique : il est terribleme­nt indécis. Idiot et héroïque, fort et faible, l’alter ego de Klima est bouleversa­nt. Amour et ordures est un grand roman sur le mensonge. L’individu est parfois aussi impuissant devant les pouvoirs arbitraire­s de la bureaucrat­ie que face à lui-même et à ses lâchetés quotidienn­es.

Plongée dans la société madrilène au lendemain de la guerre civile. Dans ce roman choral se croisent et s’entrecrois­ent des dizaines de personnage­s autour du café de doña Rosa, une veuve obèse, acariâtre et barbichue. Des prostituée­s, des petits vieux, des marginaux, et le poète anarchiste Martin Marco. Il se moque du matérialis­me de la petite bourgeoisi­e mais écrit un essai sur Isabelle la Catholique, la référence du régime franquiste balbutiant. Tous vivotent dans la misère, sans illusions ; ils n’ont rien d’héroïque. Ces tranches de vie laissent filtrer une grande frustratio­n collective. Comme dans un film néoréalist­e, elles révèlent la morosité et la réalité sans fard de l’Espagne du début des années 1940. L’ironie amère ainsi que les nombreuses allusions à la sexualité (et à l’homosexual­ité) des personnage­s ont valu à La Ruche les foudres de la censure franquiste. Le roman a d’abord été publié en Argentine. Camilo José Cela a gagné une réputation et, en 1989, le prix Nobel de littératur­e

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