Manuel à l’usage des (re)venants
Pour l’écrivain, tout Français en Algérie est condamné à être un vétéran. Car, sinon, pourquoi viendrait-il ?
Dans l’un des plus vieux quartiers oranais, logé au-dessus du port, un couple de Français se promène, appareil photo en main, visages levés vers les immeubles anciens, si fragiles. Le lieu a la magie du souvenir, les murs y sont ottomans, espagnols, français et la pierre a la friabilité du palimpseste. Le couple, dont le mari est l’un des plus célèbres photographes français, tâte la présence des gens et veut capturer le moment. Attablés à une terrasse, des riverains les scrutent. C’est qu’en Algérie tout étranger est français. La France est cette Imago mundi indépassable et filtre la vision qu’on a, ici, de l’Occident. En algérien, l’Occident est d’ailleurs le contraire de l’utérin : on le désigne comme l’« extérieur », « El kharedj ».
Il n’y a cependant pas d’agressivité contrairement à ce que l’on pourrait craindre quand on est touriste français en
Algérie. Juste une curiosité méfiante, un sourire au coin des lèvres comme amusé par ce retour supposé et, parfois, chez les plus âgés, un réflexe: chercher sous les rides du visiteur un enfant d’autrefois avec qui on a joué au ballon. C’en est à la fois tragique et amusant, car on y comprend l’essentiel : tout Français en Algérie est condamné à être un vétéran. Celui d’une guerre que, souvent, il n’a pas faite, dont il sait si peu, à laquelle il n’a jamais pensé et qui ne le concerne pas. Dans cette vieille Oran, le couple est finalement approché des femmes : « Le pays vous manque ? Vous le regrettez?» Le malentendu est brutal: voici qu’on pose la question à l’épouse qui, elle, n’a jamais été pied-noir, n’a aucun lien avec la colonisation. Elle en reste surprise, cherche comment être honnête et finit par l’avouer : « C’est la première fois que je viens ici ! » Moment de délice intellectuel car, soudain, il y a un creux dans le scénario national : que faire d’une Française qui n’a pas fait la guerre et qui ne revient pas au pays par nostalgie, mais seulement par envie, par accident, par désir ? Comment l’aborder et que lui dire ? De quoi va-t-on parler ? Ce « vétéranat » qui frappe le visiteur français en Algérie est un effet d’écran presque inévitable : souvent, il oblige les Français à (re)venir au pays avec les délicatesses d’hôtes morts, interdits de toucher aux objets, flottant à 10 centimètres du sol récupéré, taiseux et prudents sur les mots fourchus. En Algérie, ces Français recourent quelquefois à l’idiome du silence et à la précaution, car d’instinct, ils savent qu’ils arpentent un cimetière à moitié enterré. Et s’il est émouvant d’assister à des retrouvailles à l’occasion des pèlerinages, il y a parfois un malaise quand le « revenu » ne revient pas du passé et ne sait quoi dire de poli sur une guerre qu’il ne connaît pas.
« S’il n’a pas fait la guerre et qu’il ne revient pas sur ses traces, que fait-il alors ici ? » est l’autre question. On ne la formule pas ouvertement, mais elle provoque deux réflexes : l’espionnite et la curiosité, ravivée chez l’habitant, pour la beauté d’un pays que le désenchantement a épuisé.
Cela pour les plus âgés. Quant aux plus jeunes, ceux qui étrangement convoquent la guerre et la haine de la France avec virulence, rejouant aux morts, l’attitude est radicale : en l’absence du Français, c’est le ressentiment qui fait loi ou la méfiance, car «on ne vient pas visiter un pays que les siens quittent en chaloupes ! » En sa présence, c’est l’hésitation: le Français incarne la possibilité, inversée, de la migration, la preuve que la mer ne tue pas. Le touriste médusé est interpellé sur le voyage, le visa, l’au-delà (le seul) concret. On l’apostrophe sur la guerre avant de comprendre qu’il n’en sait rien, puis sur l’islam et les banlieues fantasmées, avant de conclure sur les « papiers » ou le couscous. Une sérénité mêlée de silence épilogue l’échange entre les arrière-petits-enfants tancés par les morts.
L’Algérie est un mystère : on y a institué depuis peu une Journée nationale de la mémoire (chaque 8 mai désormais), pour se souvenir sans cesse de la colonisation, et on y a décidé, il y a vingt ans, d’une Journée de l’oubli, (le 13 juin, date de la loi sur la réconciliation), qui interdit de se souvenir de la guerre civile des années 1990. Entre les deux, on tue le temps
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Que faire d’une Française qui n’a pas fait la guerre et qui ne revient pas au pays par nostalgie, mais seulement par envie ?