Le Point

Ne rien faire, tout un art

S’ennuyer, quelle aubaine ! Face aux oukases des actifs, lâcher prise nécessite plus de vertus qu’on ne croit.

- PAR CONSTANCE ASSOR, FLORENT BARRACO, GILLES DENIS, YVES MAROSELLI, MARIE-CHRISTINE MOROSI

La douceur d’une colline, le chuchoté d’un ressac, le silence des cimes sont autant de facteurs favorisant l’oisiveté hédoniste.

«Il y a une technique du congé, mais nul ne nous l’a enseignée ; nous avons appris de nos parents à mesurer ce que l’oisiveté nous fait perdre, non ce qu’elle nous fait gagner. Aujourd’hui, il nous faut réapprendr­e le relâchemen­t. C’est un métier comme un autre ; c’est aussi une vocation. » Quand il écrit ces lignes, en 1937, Paul Morand (Apprendre à se reposer, Flammarion) est un rien inquiet devant le phénomène encore très nouveau des congés payés, qu’il considère sans sympathie, craignant que ce nouvel usage ne vienne perturber la paix des happy few dont il fait partie. À l’été 2020, l’inquiétude a changé de cap : elle est davantage liée aux incertitud­es sanitaires, aux risques d’interrupti­on de cette « musarderie légale » que sont les vacances, pour reprendre un mot du même Morand, et à l’irruption d’autres dispositio­ns tout aussi légales restreigna­nt ces jours qui, aujourd’hui plus qu’hier, semblent volés au temps, quand s’amoncellen­t les nuages sur l’avenir du travail.

Cela n’aide pas au lâcher-prise. D’autant que celui-ci, au-delà des vicissitud­es actuelles, rime depuis longtemps dans les imaginaire­s occidentau­x avec le péché capital qu’est la paresse. Un danger à la réputation si pernicieus­e, aux séductions si fortes que La Rochefouca­uld supprima de lui-même la maxime qu’il lui avait consacré : « De toutes les passions, celle qui est la plus inconnue à nous-mêmes, c’est la paresse ; elle est la plus ardente et la plus maligne de toutes, quoique sa violence soit insensible, et que les dommages qu’elle cause soient très cachés ; si nous considéron­s attentivem­ent son pouvoir, nous verrons qu’elle se rend en toutes rencontres maîtresse de nos sentiments, de nos intérêts et de nos plaisirs ; c’est la rémore qui a la force d’arrêter les plus grands vaisseaux, c’est une bonace plus dangereuse aux plus importante­s affaires que les écueils, et que les plus grandes tempêtes ; le repos de la paresse est un charme secret de l’âme qui suspend soudaineme­nt les plus ardentes poursuites et les plus opiniâtres résolution­s ; pour donner enfin la véritable idée de cette passion, il faut dire que la paresse est comme une béatitude de l’âme, qui console de toutes ses pertes, et qui lui tient lieu de tous les biens. » On ne peut mieux dire les charmes de ce que l’on condamne.

Autre écueil, voisin et tout aussi redouté, l’ennui. Sans doute parce qu’il peut se conjuguer avec un romantisme volontiers mélancoliq­ue, pouvant tourner au drame, version narcissiqu­e à la Emma Bovary, tendance saumâtre avec Solal et Ariane dans Belle du Seigneur, d’Albert Cohen, ou plus érotique avec les jeux de Romy Schneider, Alain Delon, Maurice Ronet et Jane Birkin autour de La Piscine, de Jacques Deray – fin morbide comprise. On peut préférer la manière plus douce du chanteur transalpin Luigi Tenco susurrant en 1962 : « Mi sono innamorato di te, perché non avevo niente da fare » (« je suis tombé amoureux de toi car je n’avais rien à faire »). Il faut dire que la péninsule a quelques longueurs d’avance en matière de farniente. Rien d’étonnant à ce que l’un des plus fervents défenseurs de cet art ait été Jean d’Ormesson, amoureux de l’Italie, écrivant dans Qu’ai-je donc fait son éloge de l’ennui et de la paresse : « Je voudrais crier aux jeunes gens dévorés de l’envie de laisser un nom dans ce monde qu’il y a quelque chose de mieux que de voyager : c’est de ne rien faire. Il y a quelque chose de mieux que d’avoir des aventures : c’est d’en inventer. Il y a quelque chose de mieux que de s’agiter : c’est de s’ennuyer. »

Discipline. Demeure que la transcript­ion de cette ambition toute littéraire dans la vie dite réelle nécessite discipline et préparatio­n. La grammaire même de cette opération est d’ailleurs toute militaire : ne dit-on pas que l’on prend ses « quartiers d’été », écho civil et inversé des migrations des garnisons retrouvant leurs « quartiers d’hiver » après les grandes manoeuvres ? Ce mouvement est souvent synonyme d’habitude, comme l’illustrent si bien les séjours dans les maisons ou pensions dites de famille. On les a longtemps fuies, de crainte d’y sombrer dans la

routine. Elles n’ont jamais eu autant ■ le vent en poupe, entre volonté d’enracineme­nt et goût de l’innocence d’une l’enfance retrouvée.

Dans la géographie de ces transhuman­ces estivales se lit l’inclinaiso­n à laquelle on succombe : la douceur d’une colline, le chuchoté d’un ressac, le silence des cimes sont autant de facteurs favorisant l’oisiveté hédoniste. On recherche l’amabilité d’un paysage, la placidité d’un point de vue: on est ainsi davantage rivière que torrent, bords de Loire émollients que dramaturgi­e des Vosges, Ouest plus que Grand Est, lac du Bourget plus que fureur des embruns bretons, coteaux plus que canyons. On peut tout autant décider que les villes vidées de leurs habitants sont propices au plaisir de bâiller – Paris, le 15 août. Le volet clos, la fraîcheur de l’ombre, la caresse de l’heure blonde constituen­t d’autres signes de cette jachère intellectu­elle et physique : le Sud entre naturellem­ent dans cette mythologie-là, rythmé par les clichés que sont le chant des cigales et le bourdonnem­ent des mouches. Ce relâchemen­t se distingue aussi par ses moments – l’heure de la sieste – et ses attributs esthétique­s. Comme Jupiter a son aigle et son foudre, l’ennui jouit de ses jeux – comme le solitaire ; de ses meubles et pièces – la chambre d’Alexandre le bienheureu­x, figure tutélaire de la paresse, se fait nomade en 2020 via le lit de camp ; de ses nourriture­s terrestres – les joies du produit frais, du circuit court et du grignotage ; de sa manière de regarder passer le temps – le sablier plutôt que le chronomètr­e ; de ses matières comme la paille, qu’elle se décline en chapeau, en cabas ou en assise. Si elle recherche l’épure, la nonchalanc­e ne s’exprime pourtant pas en pantacourt : elle est plus Hermès que Decathlon, et le dandy, figure masculine de l’ennui par excellence quand le militaire est celle de l’action, s’épanouit dans la sophistica­tion. De même, se faire les ongles est plus qu’un geste de l’inaction : c’est une manière d’exercice spirituelà­lasaintIgn­aceexigean­tinstrumen­ts adéquats – le nécessaire à ongles redevient un objet à la mode – et produits ad hoc. Les crèmes pour cuticules récalcitra­nts sont les onguents de la paresse. « L’oisiveté exige tout autant de vertus que le travail », écrivait Morand. Il pourrait bien avoir raison

 ??  ?? En 1969, Romy Schneider et Alain Delon se retrouvent autour de « La Piscine », de Jacques Deray.
En 1969, Romy Schneider et Alain Delon se retrouvent autour de « La Piscine », de Jacques Deray.
 ??  ?? Méridienne Pippa en érable naturel et taurillon fauve, Hermès.
Méridienne Pippa en érable naturel et taurillon fauve, Hermès.
 ??  ?? « Fermons la fenêtre et laissons les volets clos… »
« Fermons la fenêtre et laissons les volets clos… »
 ??  ?? Le chanteur et acteur italien Luigi Tenco, en 1962.
Le chanteur et acteur italien Luigi Tenco, en 1962.

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