Le Point

Me Richard Malka : « La situation est bien pire qu’il y a cinq ans »

Pour l’avocat historique de Charlie Hebdo, la liberté d’expression et la laïcité sont plus que jamais des combats à mener.

- PROPOS RECUEILLIS PAR NICOLAS BASTUCK ET ÉTIENNE GERNELLE

Cabu, Charb, Tignous, Wolinski… Il les a défendus des dizaines de fois. Contre la famille Le Pen. Contre Caroline de Monaco. Contre l’Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne. Contre la Ligue de défense judiciaire des musulmans…

« On a gagné, très souvent. On a perdu, parfois, mais on l’avait bien cherché ! » plaisante Me Richard Malka, avocat de Charlie Hebdo. Il a débuté au barreau l’année où le titre a été lancé, en 1992. Ils ne se sont plus quittés.

Aujourd’hui, ses « amis » sont morts. Dans le procès historique qui doit s’ouvrir le 2 septembre, devant la cour d’assises spéciale de Paris, où seront jugés les complices des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly, auteurs des attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015, il plaidera en leur nom. Pour la liberté. Pour la laïcité. Pour le droit au blasphème et à la caricature religieuse. Entretien. Le Point : Dans le procès des attentats de janvier 2015, qui s’ouvre le 2 septembre devant la cour d’assises spéciale de Paris, vous défendrez les intérêts des « Éditions Rotative », la société éditrice de

« Charlie Hebdo ». Serez-vous l’avocat d’un journal, d’une communauté intellectu­elle, de la liberté d’expression ? De tout cela à la fois ?

Me Richard Malka : Après l’attentat, nous avons décidé que l’avocat de la personne morale « Charlie Hebdo » ne pouvait représente­r, en même temps, les victimes et leurs proches. Ce sont des défenses et des approches différente­s. Cela fait trente ans que je défends ce journal, ce qu’il symbolise et ce qui constitue précisémen­t ce que les frères Kouachi ont voulu éradiquer. Ma malheureus­e cliente sera donc la liberté, et je crains qu’à moyen terme ce ne soit une cause perdue.

Êtes-vous toujours sous protection policière?

Toujours. Cela a commencé le 8 janvier 2015 et ça ne s’est jamais arrêté. J’aggrave régulièrem­ent mon cas en défendant Mila ou une jeune femme qu’on ne laisse pas monter dans un bus RATP parce qu’on la suppose maghrébine et qu’elle porte une jupe au-dessus du genou… Si on regarde ça froidement, c’est invraisemb­lable. Que de paisibles dessinateu­rs de presse, d’inoffensif­s caricaturi­stes fassent, eux aussi, l’objet d’une garde rapprochée, ça l’est encore plus, mais tout le monde s’y est habitué. C’était d’ailleurs l’objet recherché : instaurer une nouvelle normalité, la peur et le silence par l’effroi des conséquenc­es de l’irrévérenc­e.

Ce procès sera celui des seconds couteaux, des complices, des fournisseu­rs de moyens. Pour vous, l’enjeu de l’audience transcende-t-il le cas des accusés, comme Robert Badinter qui, défendant Patrick Henry, plaidait, en réalité, pour l’abolition de la peine de mort?

Ce sera un procès historique, raison pour laquelle il sera filmé. Les faits jugés ont marqué la France et le monde, mais, effectivem­ent, dans le box des accusés vont se retrouver ce que vous appelez des « seconds couteaux » puisque les principaux responsabl­es sont morts. Pour être franc, ils ne m’intéressen­t pas beaucoup. D’ailleurs, les Kouachi seraient dans le box qu’ils ne m’intéresser­aient guère davantage. Ils ne sont que des armes. Ils présentent autant d’intérêt qu’une kalachniko­v, même s’il peut être nécessaire de comprendre par quel processus des hommes peuvent se transforme­r en outil de mort. Qui a armé intellectu­ellement les Kouachi, Coulibaly ou un Merah, avide de tuer des enfants de 5 ans ? Ce qui m’intéresse, c’est le lavage de cerveau préalable. Et, au commenceme­nt, il y a toujours le verbe.

Vous allez donc instruire, à l’audience, le procès de ces «complicité­s intellectu­elles»?

Les complices intellectu­els ne sont pas poursuivis. Et je ne le demande pas, précisémen­t au nom de la liberté d’expression, celle de mes adversaire­s en l’occurrence. C’est sur le terrain politique et idéologiqu­e qu’il faut les combattre. Pour autant, il faudra bien traiter du mobile du crime, qui ne peut être le fantôme dont on ne parle pas. Pourquoi cet attentat ? Parce que des caricature­s ont été publiées près de dix ans auparavant. Le mobile du crime, c’est la volonté d’interdire la critique de Dieu, donc la liberté d’expression, donc la liberté tout court. Mirabeau présentait la liberté d’expression comme « le bien le plus précieux de l’homme », formule reprise dans la Déclaratio­n de 1789. Elle est précieuse car toutes les autres en découlent.

Qu’avons-nous raté qui aurait permis d’éviter, pour reprendre votre formule, d’«armer» ces terroriste­s?

C’est l’histoire d’une grande trahison. Je suis devenu l’avocat de Charlie Hebdo en 1992, j’avais 23 ans. J’ai passé une première décennie à défendre ce journal contre des catholique­s intégriste­s. On a gagné nos procès, et une jurisprude­nce a consacré la liberté de caricature religieuse. La gauche unanime nous applaudiss­ait, on était fêtés, nous étions des héros et j’étais heureux. En réalité, il n’y avait rien d’héroïque. À ce moment-là, nos combats étaient utiles et légitimes mais nous étions portés par l’air du temps. Les choses ont commencé à changer au début des années 2000. On a subi les mêmes attaques, reposant sur les mêmes fondements juridiques, pour des dessins strictemen­t identiques, voire moins virulents, mais de la part d’associatio­ns se revendiqua­nt cette fois de l’islam. Sauf que le climat a changé. Le bloc de gauche, historique­ment attaché à la liberté d’expression issue de la Révolution française, puis portée par les républicai­ns, spécialeme­nt l’Union républicai­ne, le parti de Victor Hugo, qui donna naissance à la loi de 1881 [sur la liberté d’imprimer, NDLR], a commencé à se fissurer. Certains de nos amis se sont détournés et, peu à peu, nous ont condamnés. Une partie de la gauche mais aussi de la communauté universita­ire, intellectu­elle et médiatique en est venue à dire à peu près ceci : pour les catholique­s, on était d’accord, mais pour l’islam il faut faire attention, c’est une minorité. On nous expliquait qu’il s’agissait de personnes qui n’avaient pas suffisamme­nt d’éducation pour comprendre l’humour, qui n’avaient pas assez de distance à l’égard de leur religion pour accepter la caricature et qu’il fallait le respecter…

Se logerait-il là un impensé raciste?

Je le crois. C’est d’une condescend­ance infinie et ne fait qu’exprimer un sentiment de supériorit­é. Cela revient à essentiali­ser les gens. L’enfant d’immigrés que je suis n’acceptera jamais ce renoncemen­t à voir l’autre comme un égal. Renoncer à exiger d’un musulman qu’il accepte la critique de sa religion, au même titre qu’un juif ou qu’un protestant, c’est cela le racisme.

Quand la pression sur «Charlie» a-t-elle commencé à être vraiment forte?

De mémoire, les premières menaces de mort remontent à 2002. Cabu avait légendé ainsi l’un de ses dessins : « Élection de miss sac à patates organisée par Mahomet. » On y voyait le prophète rigolard présenter une dizaine de femmes en burka… Ce dessin était une réaction à une aberration : le Nigeria avait organisé un concours de Miss Monde, considéré comme une insulte à l’islam par certains. Une manifestat­ion hostile s’est conclue par 200 morts. Deux cents vies fauchées pour une telle futilité !

Il y eut, ensuite, la publicatio­n des caricature­s de Mahomet, en 2006…

Et là la gauche se fracture plus durement. Mais pas seulement elle. Les condamnati­ons pleuvent de toutes parts : de Jacques Chirac, qui dénonce « les provocatio­ns susceptibl­es d’attiser les passions », à Dominique de Villepin, son Premier ministre, qui appelle « au respect et à éviter tout ce qui blesse inutilemen­t les conviction­s religieuse­s ». Puis JeanMarc Ayrault manifeste sa « désapproba­tion face à tout excès » et en appelle « à l’esprit de

responsabi­lité de chacun ». Élisabeth Guiguou ■ dénonce « un amalgame absolument inadmissib­le car l’islam est une religion de paix »…

Le procès en «irresponsa­bilité»…

En quoi est-ce « irresponsa­ble » de critiquer Dieu ? C’est ce que la France a apporté au monde: la liberté de choisir de diriger nos vies par la raison plutôt que par des commandeme­nts divins ! La laïcité. C’est l’article 1 de notre Constituti­on. Et pour parvenir à apprivoise­r les passions religieuse­s, la liberté d’expression doit être la plus large possible, y compris pour « ce qui blesse, heurte et choque », comme le rappelle la Cour européenne des droits de l’homme. Ce que les fanatiques rejettent à travers la liberté d’expression, c’est le doute, la remise en cause de dogmes insensés et souvent liberticid­es : habillez-vous comme ci, mangez comme ça, interdisez-vous d’aimer et de jouir comme vous le souhaitez… Pourtant, si Dieu nous a dotés d’un esprit critique, c’est pour que nous puissions l’exercer. Ou alors, il est con ! Et c’est cette liberté de critique, y compris à travers le rire, qui nous protège du fanatisme. Au XVIIIe siècle, les encyclopéd­istes ont pensé un monde débarrassé de Dieu pour appréhende­r les sciences, les arts, la liberté, la vie politique… Notre civilisati­on s’est bâtie sur cette idée pour s’éloigner de l’obscuranti­sme.

Mais en 2006, ce n’est plus évident…

[Il fouille dans ses papiers et poursuit, comme s’il plaidait.] Douste-Blazy, 3 février 2006 [il lit] : « Il n’est pas normal de caricature­r l’ensemble d’une religion. » Donnedieu de Vabres [il lit encore] : « Il est du devoir de ce journal de respecter les conviction­s d’une partie de nos concitoyen­s. » J’en ai dix pages comme ça ! Vous me demandez ce qu’on a raté ? Voilà, ça a commencé là ! Aujourd’hui, dans les collèges, il y a unanimité pour considérer qu’il faut « respecter les religions et ne pas blesser les croyants ». Mais c’est l’inverse que l’on devrait enseigner ! Cet argument de la blessure et de la sensibilit­é, du respect des religions et des croyances, c’est l’Étoile noire, une arme de destructio­n massive de la liberté d’expression. On respecte les hommes, pas les mille et unes croyances qui sont les leurs, sinon il faut renoncer au débat, à la critique, à l’altérité, c’est-à-dire entendre celui qui est différent de vous.

Le processus qui a conduit à l’attentat s’est fait par étapes. Après la publicatio­n des caricature­s, le procès – que le journal a gagné – et les premières menaces, les locaux de «Charlie» sont incendiés en 2011…

À chaque crise, on était toujours plus seuls. Après l’incendie du 2 novembre 2011, 19 intellectu­els, portés notamment par Rokhaya Diallo, publient une pétition d’une violence incroyable contre le soutien à Charlie Hebdo : « Il n’y a pas lieu de s’apitoyer sur les journalist­es de Charlie, les dégâts matériels seront pris en charge par les assurances », osent-ils écrire. Les pétitionna­ires y manifesten­t encore « pour ceux qui n’ont, depuis des années, aucun espace dans les grands médias » et disent leur « écoeuremen­t face à la nouvelle marque de fabrique de cet hebdomadai­re, l’islamophob­ie ». En gros, ils l’ont bien cherché ! On en revient à votre question initiale. Voilà ce qui arme les terroriste­s : la thématique de l’humiliatio­n. C’est la source de tant de violences et de tous les génocides. Comment parvient-on, dans les années 1930, à faire de l’un des peuples les plus raffinés de la planète une nation sanguinair­e ? En répétant sans cesse : vous avez été humiliés par le traité de Versailles, vous êtes des victimes, je vais vous redonner votre fierté. Comment fabrique-t-on un Mohamed Merah ? En lui répétant depuis la petite enfance qu’il est une victime de la société, des médias, du racisme français et, bien sûr, des juifs. Couplez ça avec un aveuglemen­t religieux et vous créez une machine de guerre.

Les croyances ne méritent-elles pas d’être respectées?

On peut les respecter… ou pas. C’est un libre choix, mais après la publicatio­n des caricature­s, la confusion a gagné. En 2006, Marielle de Sarnez affirme que

« J’éprouve de la colère contre cette gauche souvent radicale qui nous a poignardés en devenant bigote. »

« la laïcité, c’est aussi éviter de blesser des sensibilit­és ». Près de quinze ans plus tard, dans l’affaire Mila (la jeune lycéenne qui, en début d’année, a critiqué l’islam sur Instagram avant d’être menacée de mort, de viol et de lapidation), Nicole Belloubet, ministre de la Justice, agrégée de droit, déclare exactement la même chose : « L’insulte à la religion, c’est évidemment une atteinte à la liberté de conscience. » Elle a, certes, reconnu son erreur, mais cela traduit une profonde perte de repères sur ce qui fait l’idée même de république.

Vous en voulez aux politiques…

Ils ne sont pas les seuls ! Le clergé de cette nouvelle pensée ténébreuse est constitué d’une partie des classes politique, universita­ire et médiatique. Si après la publicatio­n des caricature­s de Charlie et les menaces de mort qui ont suivi, celles-ci avaient été reprises par tous les médias, nous ne nous serions pas retrouvés avec une cible dans le dos.

Le procès des attentats de janvier 2015 va durer deux mois et demi. Dans quel état d’esprit l’abordez-vous?

Une déterminat­ion absolue, mais aussi la peur de ce que cela va remuer comme souffrance; de ne pas être à la hauteur de ma cause et de ceux qui ne sont plus là ; de ne pas parvenir à dominer la rage et la colère…

Quelle colère, quelle rage?

Celles que j’éprouve à l’égard de ceux qui ont trahi la cause de la liberté, par lâcheté, aveuglemen­t, posture, calcul… La colère contre cette gauche souvent radicale qui nous a poignardés en devenant bigote. Cette gauche devenue identitair­e par le biais des minorités : son nouveau culte. Où est passée la gauche libertaire, universali­ste et laïque ? Pourquoi cette gêne ? On peut être férocement antiracist­e, comme l’a toujours été Charlie, et radicaleme­nt blasphémat­eur. C’est même recommandé.

On peut donc être islamophob­e sans être raciste…

Évidemment ! Je vais aller plus loin : il faut être islamophob­e, christiano­phobe, judéophobe, bouddhapho­be… Il faut avoir peur de ces religions dont l’apport à l’humanité est immense, mais qui ont aussi produit des océans de sang et de malheur. Toute religion est privative de liberté. Il faut aider les hommes qui le veulent à s’affranchir de ce carcan et c’est dans cette tradition que Charlie s’inscrit.

Il y a tout de même eu ce sursaut puissant, ce moment incroyable: le 11 janvier 2015, 4 millions de personnes, dont 35 chefs d’État, manifesten­t. On se souvient de ces pancartes: «Je suis Charlie, je suis juif, je suis flic.» Qu’en reste-t-il?

C’était un moment très fort. Et, contrairem­ent à ce qu’a dit Emmanuel Todd, je ne crois pas que ce soient des «catholique­s zombies» qui, ce dimanche, ont manifesté. Mais je n’ai jamais eu la moindre illusion sur le fait que le 11 janvier pourrait changer le cours des choses.

Donc, selon vous, ils ont gagné?

Les frères Kouachi et ceux qui les ont armés ont gagné, oui… [Silence.] Qui, aujourd’hui, publierait les caricature­s de Mahomet ? Quel journal ? Dans quelle pièce, quel film, quel livre ose-t-on critiquer l’islam ? Qui depuis cinq ans ?

Houellebec­q…

Soumission est sorti le jour de l’attentat. Avant, donc. [Silence.] Bien sûr qu’ils ont gagné… Mais je fais le pari pascalien que l’aspiration des hommes à vivre libres finit toujours par l’emporter.

Qui, aujourd’hui, pour reprendre le flambeau de la liberté d’expression?

Aux côtés de qui est-ce que je bataille ? Essentiell­ement des hommes et des femmes de culture musulmane : Mohamed Sifaoui, Fatiha Boudjahlat, Zineb el-Rhazoui, Mohamed Louizi et bien d’autres. Ils mènent, aujourd’hui, le combat des valeurs républicai­nes. Avec Mila, aussi. Une adolescent­e qui exerce son droit à la critique religieuse. Qui, à la fin, a été contrainte de quitter son lycée ? Pas les agresseurs, pas les harceleurs. C’est elle qu’on a exfiltrée !

En lui imposant le silence…

Oui. Voilà où nous en sommes, cinq ans après l’attentat de Charlie ! Au passage, on aimerait bien que le prétendu Observatoi­re de la laïcité de

M Bianco ne passe pas son temps à voir de ■ l’islamophob­ie partout et des atteintes à la laïcité nulle part. Les présidents et Premiers ministres se succèdent mais rien ne change.

«Les bien-pensants, les délateurs de l’islamophob­ie, les tenants d’une laïcité apaisée», Riss (directeur de «Charlie Hebdo») les appelle les «collabos». Vous reprenez ce terme à votre compte?

J’essaie d’éviter les références à la Seconde Guerre mondiale, car après il devient difficile de dialoguer. Cela dit, il est parfois difficile de ne pas y avoir recours . Ainsi pour Virginie Despentes qui déclare aux Inrocks, dix jours après l’attentat : « J’ai été aussi les gars qui entrent avec leurs armes. Ceux qui venaient de s’acheter une kalachniko­v et avaient décidé, à leur façon, la seule qui leur soit accessible, de mourir debout plutôt que de vivre à genoux. J’ai aimé ceux-là qui ont fait lever leurs victimes en leur demandant de décliner leur identité avant de viser au visage. J’ai aimé aussi leur désespoir. »

Ce texte fait froid dans le dos ! Despentes ne cherche pas à comprendre. Elle excuse. Elle justifie. Elle légitime. Elle les aime ! En prenant la pose d’une grande humaniste radicale, elle n’exprime, au fond, que sa fascinatio­n pour le mal, son attirance pour la noirceur du monde. Pour elle, les assassins vivent courageuse­ment debout et sont en réalité des victimes qui tuent parce qu’ils n’ont pas eu assez de sous quand ils étaient petits. Alors oui, pour moi, ce courant intellectu­el a du sang sur les mains et sur les lèvres. C’est lui qui arme les terroriste­s.

En 2017, Edwy Plenel, brocardé à la une de «Charlie» pour sa complaisan­ce supposée à l’égard de Tariq Ramadan, réplique en parlant d’une «affiche rouge» (référence à une affiche de propagande du régime de Vichy)…

Oui, et il y a pire, quand Plenel dit que Charlie fait « la guerre aux musulmans »… C’est une rhétorique qui aboutit à dire: tuez-les ! Parce que si Charlie est en guerre contre les musulmans, ça veut dire que les musulmans sont en guerre contre Charlie. Or, dans une guerre, on tue.

L’univers médiatique n’a pas vraiment soutenu «Charlie» à ce moment-là… «Le Monde», par exemple, a semblé renvoyer Riss et Plenel dos à dos.

À nouveau ce malaise. On pense qu’on ne peut pas critiquer une religion sans porter atteinte à celui qui la pratique. Mais ça vient d’où, ça ? Cela va vous paraître étrange, mais il n’y a pas une journée où je ne suis abordé par une personne de culture musulmane pour me dire : continuez, on compte sur vous ! Car qui sont les principale­s victimes de l’islamisme et, on va le dire, de l’islam tout court ? Les musulmans. Combien ont été assassinés, privés de liberté, empêchés d’être euxmêmes? Dans ma vie judiciaire, je défends des musulmans qui ont osé critiquer leur religion, ce qui ne les empêche pas de conserver leur foi. Cette gauche dont nous parlons ne veut pas le comprendre.

Vous revenez toujours sur la gauche…

Des intellectu­els du monde entier s’en alertent à présent chaque jour: la demande de censure a migré vers la gauche, au désespoir, d’ailleurs, de ses électeurs. La gauche libertaire n’ose plus s’exprimer. Où les purges ont-elles lieu ? Pas chez Fox News mais au New York Times. Où démissionn­e-t-on, où se fait-on congédier parce qu’on n’a pas l’opinion qu’il faut ? Dans des université­s américaine­s marquées très à gauche, parce qu’il y a toujours plus radical. Si « l’identitair­ement correct » poursuit sa pénétratio­n en France, ça ne sera pas au Figaro mais au Monde que les purges auront lieu. Il y a des mouvements de fond contraires à la liberté d’expression, et la gauche n’a pas encore trouvé le logiciel pour y résister. Elle en meurt, car c’est son ADN.

« Aux côtés de qui je bataille ? Mohamed Sifaoui, Fatiha Boudjahlat, Zineb el-Rhazoui… »

Quels sont ces mouvements de fond dont vous parlez?

La tendance actuelle consiste à dire : je suis blessé par celui qui pense différemme­nt de moi. Donc je ne veux jamais y être confronté. Il faut, dès lors, organiser des ateliers pour ma communauté, entre « racisés ». C’est tragique et fascinant: le combat contre le racisme, qui est une intense nécessité, est en train de créer un néoracisme, de réinventer les races. Que font ceux qui, comme moi, refusent de se définir par une appartenan­ce communauta­ire réductrice? On a le droit de parler de quoi? Avec qui? Je n’ai pas envie que les Blancs soient interdits de parler d’esclavage. Que les Noirs ne puissent parler de la Shoah. Que les hétérosexu­els ne puissent parler d’homosexual­ité. Que les hommes ne puissent s’exprimer sur le féminisme. Si c’est cela le nouveau monde, alors ce n’est qu’une nouvelle appellatio­n du Moyen Âge !

C’est aussi en cela que l’esprit de la marche du 11 janvier 2015 se serait évaporé?

Cet esprit n’existe plus depuis longtemps. Oui, la situation est bien pire qu’il y a cinq ans. Pas un

mois sans qu’on empêche, dans les université­s ■ françaises, quelqu’un d’intervenir : François Hollande, Sylviane Agacinski, Mohamed Sifaoui, Alain Finkielkra­ut, les représenta­tions de pièces antiques ou celle de Charb… Des apprentis talibans de l’Unef ou d’obscures associatio­ns s’opposent à ce qu’ils s’expriment ainsi qu’à la liberté de création.

La liberté n’est plus une priorité en Occident. Et en France?

J’ai la conviction que l’immense majorité de nos concitoyen­s soutient ces combats ; qu’ils ne soient pas entendus finira par poser un problème démocratiq­ue. Le sujet n’est d’ailleurs pas que français. On ne peut plus publier, aux États-Unis, patrie de la liberté d’expression, les Mémoires de Woody Allen. Des artistes qui avaient dénoncé l’esclavage voient leurs oeuvres censurées et se font exclure des musées, car Blancs. En Pologne, des catholique­s brûlent Harry Potter. Timothée de Fombelle, auteur de littératur­e pour enfants, se voit refuser son livre par son éditeur anglais parce qu’il est blanc et met en scène une petite fille noire… Si l’on ne place pas la liberté à l’article 1 de toute idéologie et de tout système politique, les plus beaux principes dégénèrent en totalitari­sme par l’effet de la nature humaine. Ce n’est pas un hasard si le premier terme de notre devise est la liberté. Cette prédominan­ce doit s’appliquer à tout système d’organisati­on collective.

« En rétrograda­nt ainsi la liberté, on crée la base juridique d’un nouveau totalitari­sme. »

Y compris, donc, à la laïcité…

Bien sûr! Dire qu’il faut interdire le port du voile dans la rue, c’est totalitair­e ! J’aimerais convaincre de ne pas le porter, mais en aucun cas l’interdire. C’est vrai pour tous les sujets. Comme vous, j’imagine, les menaces sur le climat et la biodiversi­té m’inquiètent. Mais que propose la Convention citoyenne sur le climat ? Modifier la Constituti­on, rien de moins, pour affirmer que la « conciliati­on des droits, libertés et principes » ne « saurait compromett­re la préservati­on de l’environnem­ent, patrimoine commun de l’humanité ». En rétrograda­nt ainsi la liberté, en en faisant une question subsidiair­e, on crée la base juridique d’un nouveau totalitari­sme. Avec une telle mesure, on pourrait ensuite légiférer sur la nécessaire limitation des naissances ou l’interdicti­on de se déplacer. À quoi bon sauver la planète si c’est pour vivre en dictature ? C’est applicable à tous les sujets : la religion, l’écologie, le féminisme. Je suis en totale adhésion avec le mouvement #Metoo dès lors qu’il ne désigne pas à la vindicte telle ou telle personne avant tout procès. On ne peut plus tolérer que la quasi-totalité des femmes soient confrontée­s aux agressions sexuelles, au harcèlemen­t et, dans les pires cas, au viol. Mais là encore, si l’objectif est l’harmonie des sexes, la raison doit l’emporter sur les passions vengeresse­s ; la liberté de ne pas être condamné et emprisonné du seul fait d’être accusé doit être observée par tous comme un apport de la civilisati­on sur l’époque des lynchages.

On peut donc être écologiste, par exemple, et autoritair­e…

Les dictateurs avancent toujours masqués sous l’étendard du bien, jamais sous celui du diable. Au nom de l’égalité, on a inventé le goulag. Au nom de la fierté est né le nazisme. Les nouveaux totalitari­smes avanceront au nom de valeurs généreuses et légitimes. Je me méfie toujours des gens qui disent vouloir me faire du bien !

Où étiez-vous le 7 janvier 2015 et comment avez-vous appris la nouvelle?

J’arrivais à mon cabinet, un journalist­e m’a appelé pour me dire qu’une fusillade était en cours à Charlie. J’ai foncé à la rédaction. Pendant un mois, j’ai vécu déconnecté du monde. Toute personne ayant connu un traumatism­e connaît cela : on ne peut plus parler aux gens, on n’est plus dans la même réalité. Et ce n’est évidemment rien comparé à ce qu’ont vécu les vraies victimes : les blessés, les familles des disparus. Je suis allé sur place. Il a fallu annoncer aux familles la mort de leur proche. Il fallait aussi parler à l’opinion, le plus calmement possible, en étant ferme sur les principes. En fait, il y avait un million de choses à organiser et aucun de nous ne savait comment faire ; mais ce dont j’étais convaincu, c’est que le numéro suivant du journal devait sortir. Nous nous sommes battus pour cela. J’ai « coupé » mes émotions, ce n’était pas gérable autrement. Je ne suis absolument pas une victime, juste un proche et un acteur parmi d’autres de cette longue histoire, mais plus rien n’a jamais été pareil.

Dans les «millions de choses à faire», il reste le procès…

Oui. Et il faut aller jusque-là. Les cicatrices vont se rouvrir et, en même temps, on ne peut pas y échapper, parce que c’est notre histoire. J’espère qu’au moins certaines des victimes parviendro­nt à laisser un peu du poids de leur souffrance dans la salle de la cour d’assises. J’espère aussi que nous saurons, collective­ment, nous montrer plus constants et plus courageux dans la défense de nos libertés

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Richard Malka, Avocat, spécialist­e du droit de la presse et de la liberté d’expression.
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Rebelle. Une de « Charlie Hebdo » du 6 février 2007, à la veille du procès pour la publicatio­n de caricature­s de Mahomet en 2006.
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Cinglant. En janvier 2019, « Charlie Hebdo » dénonce le retour des obscuranti­stes dans un numéro spécial.
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La rédaction de « Charlie », en 2006. Cabu et Charb (premier plan), et de g. à dr. : Catherine Meurisse, Julien Berjeaut, Tignous, Honoré, et Riss (pull blanc).
Fine équipe. La rédaction de « Charlie », en 2006. Cabu et Charb (premier plan), et de g. à dr. : Catherine Meurisse, Julien Berjeaut, Tignous, Honoré, et Riss (pull blanc).
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Douleur. Richard Malka lors de la marche du 11 janvier 2015 en hommage aux victimes des attaques terroriste­s, à Paris.

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