Le Point

L’Hyper Cacher, une plaie mal refermée

Le procès sera suivi avec intérêt mais appréhensi­on à Vincennes et Saint-Mandé.

- PAR MARION COCQUET

Mark Boutboul a l’habitude d’esquiver les journalist­es, lorsqu’il s’en présente. Derrière sa caisse, le sourire distraitem­ent bonhomme, le directeur de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, à l’est de Paris, assure que seul « le siège, à Bobigny », est habilité à répondre. Il lui arrive même de dire que le patron n’est pas là, qu’il est un salarié parmi d’autres. Il n’a pas envie de « jeter de l’huile sur le feu », ni de s’attribuer un drame qui n’est pas tout à fait le sien : il est arrivé à la tête du magasin près d’un an après la prise d’otages qui a fait quatre morts le vendredi 9 janvier 2015. Et puis, il en a tant vu, des médias, des cérémonies, des chefs d’État… Il y a quelques mois, François Hollande est revenu sans son costume de président et lui a lancé sur le ton de la plaisanter­ie : « Vous êtes encore là, vous ? »

Mark Boutboul a ri, mais « être là » a été compliqué, en effet. « Un challenge », reconnaît-il. Sa femme lui a fait la guerre, elle n’était pas tranquille. Le groupe Hyper Cacher a d’ailleurs peiné à remplacer le directeur en poste lors de l’attentat, qui a quitté la France. « J’ai eu beaucoup de mal à renouveler l’équipe, poursuit Mark Boutboul. Quand je disais que c’était pour Vincennes, les candidats tournaient les talons. La première année a été très pesante. » Il a mis de la musique dans le magasin pour adoucir l’atmosphère, changé la dispositio­n des rayons. Il garde un bon souvenir des militaires qui se sont relayés, la première année, pour protéger les lieux – « Je leur avais aménagé une place dans la réserve, pour qu’ils installent des lits de camp et puissent se reposer. » Il reconnaît qu’il se sent parfois un peu drôle lorsque, le vendredi, il baisse le rideau de fer – il reste, dans le bas, un impact de balle. Mais le temps a passé, les blessures se referment. Des 15 magasins du groupe, celui de la porte de Vincennes est, de nouveau, celui qui marche le mieux.

L’établissem­ent est une adresse incontourn­able de la communauté juive de Vincennes et de SaintMandé – une communauté importante, implantée de très longue date dans ces deux villes voisines. « La synagogue historique de Vincennes-Saint-Mandé est une des plus anciennes de la région, elle a été créée au tout début du XXe siècle pour accueillir les juifs alsaciens qui, après la guerre de 1870, avaient fait le choix de la France », explique Bruno Smia, son responsabl­e consistori­al. L’endroit est charmant, avec sa petite cour pavée et l’arc en plein cintre de son porche. Chose rare, il accueille les deux rites ashkénaze et sépharade. Cinq ou six autres lieux de culte sont nés à Saint-Mandé depuis 2003, selon Alain Assouline, adjoint au maire et président du centre communauta­ire Rachi, qui habite la ville depuis trente-cinq ans. « De nouvelles familles sont arrivées au fil des années et des crises que connaissai­t le Proche-Orient. Elles venaient surtout des banlieues et des quartiers du nord de Paris », des zones où la communauté ne se sent plus tout à fait en sécurité.

La présence d’une école confession­nelle à Vincennes a eu sa part dans ce choix, comme la tranquilli­té de cette banlieue cossue. À Saint-Mandé,

Le groupe a peiné à remplacer le directeur du supermarch­é en poste lors de l’attentat, qui a quitté la France.

la communauté représente aujourd’hui près de 45 % de la population. Une nouvelle école doit y ouvrir en septembre. « Nous avons créé il y a sept ans La Maison de nos enfants, afin de répondre à la demande d’une cantine casher pour les élèves scolarisés dans les établissem­ents laïques du quartier, explique sa responsabl­e, Nehama Altabe. Trois ans plus tard, nous avons ouvert une petite section de maternelle, et chaque année nous inaugurons une classe supérieure. L’école de Vincennes ne pouvait plus accueillir de nouveaux élèves, et la demande a explosé. »

Anciens otages. Le petit garçon de 3 ans retenu en otage le 9 janvier 2015 aurait dû, ce jour-là, être à La Maison de nos enfants. Sa mère l’avait exceptionn­ellement récupéré à l’école pour l’emmener chez le dentiste. Ç’a été elle et lui, ç’aurait pu être d’autres. «Tout le monde va à l’Hyper Cacher, assure Nehama Altabe. Surtout le vendredi, ne serait-ce que pour acheter des hallot, les pains traditionn­els du shabbat. C’est un parent qui nous a appelés. On a fermé l’école immédiatem­ent, emmené les enfants dans une pièce sans fenêtre, attendu.

On ne savait rien de ce qui se passait, ni combien ils étaient. Quand on a appris que le petit était là-bas… » Mark Boutboul a accueilli beaucoup d’anciens otages, les a aidés à revenir. Les caisses à l’entrée, tout à droite le rayon des vins, au fond le monte-charge qui mène à la réserve et ses deux chambres froides…

Céline n’a jamais remis les pieds dans le magasin. Elle s’apprêtait à payer lorsque Amedy Coulibaly est entré, et elle a tout vu. Les trois premiers otages tués froidement, la tentative du jeune Yoav Hattab pour désarmer le terroriste avant d’être tué à son tour. Elle a vu le petit garçon vomir, elle a nettoyé et dégagé le sol comme elle a pu pour qu’elle et les autres puissent s’y plaquer au moment de l’assaut. Mais elle s’est tenue à distance de l’instructio­n et du procès à venir dans l’espoir de s’en protéger. D’autres ont témoigné de ces heures d’angoisse, de mort, d’absurdité. Amedy Coulibaly montrant son pistolet et son couteau « comme un enfant qui montre ses jouets ». Leur demandant à tous s’ils étaient juifs mais leur proposant de se nourrir en se servant dans les rayons. Faisant sa prière, tenant de longs discours sur Daech et la Palestine, leur

Céline n’y a jamais remis les pieds. Elle s’apprêtait à payer lorsque Amedy Coulibaly est entré, et elle a tout vu.

désignant ses explosifs en disant, d’un ton ■ presque désinvolte : « Ça, c’est pour vous ! »

Pendant quatre heures, Céline a tenu la main de l’inconnue qui était à côté d’elle. Cette femme-là reste aujourd’hui une amie, quoiqu’elle soit partie s’installer à Boston après l’attentat. D’autres ont fait leur alya, émigrant vers Israël : une soixantain­e de familles de Vincennes et Saint-Mandé, quelque 250 personnes selon Bruno Smia. « En 2015, c’est la France qui a fourni les plus gros contingent­s. » Certains sont revenus, d’autres familles sont arrivées. « La vie reprend, mais les plaies sont toujours susceptibl­es de se rouvrir lorsqu’il se produit un événement violent », ajoutet-il. La sécurité a été encore renforcée dans les lieux de culte, les centres communauta­ires, les écoles : des caméras, des sas de sécurité pare-balles, des boutons d’alerte. Il y a quelques semaines, la police est intervenue parce qu’un sac avait été laissé devant l’Hyper Cacher par un laveur de vitres – « Je ne sais pas quel est le dispositif, mais c’est très surveillé », confirme Mark Boutboul. Dans le quartier, certains racontent que des « Vive Coulibaly ! » ont été lancés devant le magasin, il y a peu. « Ce ne sont que des rumeurs, soupire le directeur. Nous avons beaucoup de voisins issus de la communauté maghrébine, et nous n’avons jamais eu le moindre problème. Après l’attentat, tout le monde manifestai­t son empathie et son soutien. »

Les autres commerçant­s juifs du quartier disent cependant être vigilants lorsque des gens « qui ne sont pas de la communauté » poussent leur porte. « Les Noirs et les Arabes », surtout. « Les Africains apprécient beaucoup un produit qu’on vend dans les magasins casher, le Bosco, une sorte de parfum pour vêtements. Quand ils viennent, je leur demande si c’est ça qu’ils cherchent et je les conduis au rayon », raconte Prosper, le gérant de l’une des boutiques. Quelques-uns affirment qu’« ils » sont « tous les mêmes : 90 % de haine » et que les politiques en général, la gauche en particulie­r, ferment les yeux. On avance, pour preuve, les récentes manifestat­ions du comité Adama où des « sales juifs » avaient été scandés par l’ultradroit­e… Céline confesse, pour s’en désoler, qu’elle est devenue « carrément raciste ». Qu’elle a peur des Noirs, qu’elle ne sort plus seule, qu’elle est sur le qui-vive lorsque son mari et ses enfants prennent le métro. Elle se sent parfois mal comprise de ses proches, le temps n’a-t-il pas passé ? « J’ai vu beaucoup de médecins, de psychologu­es… Je vais mieux, mais ça reste là. »

« Je suis juif ». L’amertumese­nourritder­endez-vous manqués. Ilan Halimi, Mireille Knoll, Sarah Halimi – des affaires dont, lâche Bruno Smia, le caractère antisémite a été débattu dans les médias, chez les politiques. Les meurtres de Mohammed Merah, surtout, qui, en 2012, n’avaient été suivis d’aucune manifestat­ion d’ampleur. « Nous, les juifs, nous sommes un peu les canaris au fond de la mine, on sent le coup de grisou avant les autres, commente Bruno Smia. Lorsqu’il y a une crise sociale ou sociétale en France, on est aux avantposte­s. » Lors du grand rassemblem­ent du 10 janvier 2015, il y a bien eu des « Je suis juif » scandés avec les « Je suis Charlie ». « Je n’ai senti aucune forme d’exclusion ce jour-là, mais il est évident que la mobilisati­on n’aurait pas été la même s’il n’y avait eu que l’Hyper Cacher», murmure Alain Assouline.

« On a foi dans le gouverneme­nt et dans la République, on entend les discours, mais l’histoire est là, aussi : depuis l’arrivée des juifs en France, il y a toujours eu des périodes noires », avance Nehama Altabe avec un sourire un peu forcé. Parmi les familles qui inscrivent leurs enfants dans son école, il y a de tout, dit-elle. Des « juifs du Kippour », ceux qui ne se rendent à la synagogue que les jours de grandes fêtes. Des « traditionn­els », qui respectent les principale­s règles du judaïsme. Des « religieux » de stricte observance. D’autres encore, qui ne pratiquent pas mais restent attachés à une culture, à une histoire. Alain Assouline déplore cependant «un certain repli communauta­ire» – lié à l’antisémiti­sme latent, dit-il, mais qui contrarie le «judaïsme pluriel, d’ouverture» auquel il est attaché et que souhaite, précise-t-il, la majorité des citoyens juifs. Certains habitants se plaignent d’une religiosit­é jugée trop manifeste. Certains commerçant­s, de ce que la fermeture de nombreux magasins, le samedi pour shabbat, nuirait à la fréquentat­ion de leurs boutiques. Faut-il s’en inquiéter ? « Il est important, dans chaque quartier, dans chaque ville, de bien se connaître pour bien vivre ensemble », avance l’adjoint. Le procès de l’attentat, dit-il, est attendu mais redouté. « Dans des cas comme celui-là, nous voyons toujours resurgir des propos haineux. »

La sécurité a été encore renforcée dans les lieux de culte, les centres communauta­ires, les écoles.

 ??  ?? Cicatrices. Mark Boutboul, le nouveau gérant, montre l’impact de balle dans le rideau métallique. Dans le magasin, il a changé la dispositio­n des rayons.
Cicatrices. Mark Boutboul, le nouveau gérant, montre l’impact de balle dans le rideau métallique. Dans le magasin, il a changé la dispositio­n des rayons.
 ??  ?? Réplique. Le 9 janvier 2015, après quatre heures de prise d’otages, les forces de l’ordre donnent l’assaut.
Réplique. Le 9 janvier 2015, après quatre heures de prise d’otages, les forces de l’ordre donnent l’assaut.
 ??  ?? Foi. La prière du matin, le 10 août, au centre communauta­ire Rachi de Saint-Mandé.
Foi. La prière du matin, le 10 août, au centre communauta­ire Rachi de Saint-Mandé.

Newspapers in French

Newspapers from France