Le « Jyllands-Posten » a tour né la page
Le journal danois avait, le premier, publié des caricatures de Mahomet, en 2005. Il y a renoncé depuis. Pour sa sécurité.
De loin, on dirait un hangar désaffecté ou une boîte de nuit berlinoise. Il faut s’approcher pour s’apercevoir que le blockhaus est en activité, protégé par une dizaine de caméras de surveillance. Dans ce terrain vague – une « zone en développement », rectifient les panneaux –, face au port de marchandises d’Aarhus, deuxième ville du Danemark, se trouve le sanctuaire. Il est gardé jour et nuit. Des vitres résistantes aux balles, un sas : il faut montrer patte blanche pour que l’agent de sécurité de l’accueil daigne ouvrir sa vitre, blindée elle aussi, et vous délivre un badge.
Bienvenue au Jyllands-Posten, le deuxième plus gros journal du Danemark en termes de diffusion. Le plus connu au monde, surtout, grâce – ou à cause – de son édition du 30 septembre 2005. Ce jour-là, en page 3, sont publiées des caricatures du prophète Mahomet. Des dessins que reprendra Charlie Hebdo, en 2011, et qui placeront le quotidien danois, comme l’hebdomadaire satirique français, sur la funeste liste des terroristes islamistes. Les attentats, les menaces : on parlerait volontiers d’autre chose, aujourd’hui, au Jyllands-Posten. En déambulant dans la newsroom, une salle de rédaction ultramoderne et sécurisée – chaque porte automatique, chaque ascenseur nécessite d’activer un badge et un code –, on croise surtout des regards inquiets. Les visiteurs étrangers, c’est rarement bon signe. Quatre projets d’attaque ont été déjoués depuis 2005, dans ce journal…
De toute la rédaction, le plus prudent est sans doute son directeur, Jacob Nybroe. Son bureau est à peine décoré. « Nous avons emménagé dans ce bâtiment il y a quelques mois seulement, l’épidémie de Covid-19 a retardé nos plans », explique-t-il. Encadrée et posée négligemment sur un rebord de fenêtre: une vieille page du journal où l’on distingue une bombe dans un turban. C’est la page fatidique, celle qui a fait basculer le destin du Jyllands-Posten. Avant celui de Charlie Hebdo. « Ces dessins, on ne les publiera plus, assure Jacob Nybroe en nous voyant lorgner par-dessus son épaule. On ne veut pas les effacer, ils font partie de notre histoire. Mais ça a trop duré. Pendant des années, on ne nous a parlé que de ça, de cette page, de ce dessin, comme si nous en étions les otages. Nous étions devenus le sujet des articles alors que nous avons une formidable rédaction qui fait un tas d’autres choses. Savez-vous que nous sommes le titre danois comptant le plus grand nombre de correspondants à l’étranger ? »
Nybroe est arrivé fin 2016. Nouveau patron, nouveaux locaux : au Jyllands-Posten, on voulait manifestement tourner la page. Début 2020, le titre s’est trouvé pris dans une nouvelle controverse, venue de Chine, cette fois. En cause, un dessin représentant un drapeau chinois sur lequel les étoiles jaunes avaient été remplacées par des virus. Mise en demeure de l’ambassade à Copenhague, demande d’excuses adressée
à Nybroe : la blague n’a pas fait sourire Pékin. « Vous l’avez vu, ce dessin ? Il n’est vraiment pas méchant, se désole le directeur de la rédaction. Ils s’en prennent à nous parce qu’ils ont vu que le terrain était “fertile”, si je puis m’exprimer ainsi. Une caricature quasi identique a été publiée dans la presse belge, mais là, pas un mot des Chinois ! » Il soupire : « Le monde perd la tête… Le New York Times supprime ses dessins après une caricature du Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, qui aurait déplu… » La peur de choquer, d’offenser, Jacob Nybroe ne veut pas y céder. Il assure qu’il s’occupe « personnellement » du dossier chinois et promet de continuer à publier des dessins. Il ne veut s’interdire aucun sujet. Sauf un : Mahomet. « “La violence, ça marche” était le titre d’un éditorial du journal, en 2015 : nous annoncions alors à nos lecteurs que nous ne traiterions plus de ces choses-là. J’ai confirmé cette ligne éditoriale quand je suis arrivé et j’ai reçu beaucoup d’applaudissements. Ça pourra paraître lâche, mais on ne peut pas assumer tout seul. » À dire vrai, les Danois (le pays compte 5,8 millions d’habitants) voudraient bien que d’autres pays prennent la relève. François Zimeray, ex-ambassadeur français à Copenhague, a vu de près ce qu’il en coûte de défier ceux qui voudraient empêcher les caricatures. Le 14 février 2015, un mois après l’attentat contre Charlie Hebdo, le diplomate anime une conférence à Copenhague intitulée «Art, blasphème et liberté d’expression». Il vient de prononcer le discours d’ouverture, passe le micro à sa voisine quand un homme surgit et ouvre le feu, faisant un mort et plusieurs blessés. « On en parle peu en France, mais cette attaque et la série qui a suivi ont profondément marqué la société danoise. »
Tensions. Rares, depuis, sont les personnalités publiques à vouloir s’exprimer sur le sujet. Une voix connue, une seule, continue de s’élever. Celle d’un homme qui a fait des caricatures et de la liberté d’expression le combat de sa vie. Pour le rencontrer, il faut là encore suivre un protocole rigoureux. Comme dans un film d’espionnage, rendez-vous est donné au milieu d’un pont. Pas n’importe lequel : celui-ci enjambe le port de Copenhague et n’est ouvert qu’aux piétons et aux cyclistes. La vie de Flemming Rose a basculé le 30 septembre 2005, avec la publication des fameux dessins. Depuis, il ne se déplace plus sans ses gardes du corps, deux ou trois armoires à glace que l’on devine armées jusqu’aux dents. Le prix à payer pour celui qui avait initié et supervisé le concours de caricatures du prophète Mahomet. L’idée lui était venue d’une amie, autrice de livres illustrés pour enfants ; elle ne trouvait aucun dessinateur pour représenter le prophète. Il a demandé à des caricaturistes danois de l’aider. Après la publication se sont ensuivies des années de tension avec la direction du journal, qui voulait éviter de jeter de l’huile sur le feu. Flemming
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Jacob Nybroe, le nouveau directeur de la rédaction, ne veut s’interdire aucun sujet. Sauf un : Mahomet.
Rose se souvient : « Après les attentats contre Charlie ■ Hebdo, la situation est devenue franchement intenable. Un jour, mon patron m’appelle et me dit : “Je t’interdis d’en parler.” Pourtant, à ce moment-là, j’étais le chef du service international ; le monde entier voulait connaître ma réaction. J’ai fini par démissionner quelques mois plus tard. »
Chemisette bleue décontractée, petites lunettes qui accentuent son regard doux mais déterminé, le journaliste de 62 ans revient volontiers sur son histoire. Il sourit en voyant des enfants se jeter du haut du pont, dans l’eau du port. Depuis qu’il a quitté le journal, début 2016, il travaille pour un cercle de réflexion libertarien, à Washington, aux États-Unis, mais il n’a pas l’intention de quitter la capitale danoise, où il fait « toujours bon vivre », constate-t-il. « Je ne me vois pas comme un dissident. Les vrais opposants, j’en ai côtoyé quand j’étais correspondant en Russie, avant la chute de l’URSS ; ces gens risquaient la mort ou le goulag et ils seront à jamais mes héros. Comparé à eux, je suis un privilégié. Mon État n’essaie pas de me tuer, il me paie même des gardes du corps ! » Ses amis, ses enfants, ses petits-enfants, quand il les amène au parc : tous ont appris à vivre avec ces colosses qui le suivent partout. « Juste après les attentats, quand j’ai vu que 4 millions de personnes défilaient à Paris, j’ai pris ça comme une réaction à un choc, un peu comme au Royaume-Uni après la mort de Diana, poursuit-il. Mais je sais que la bataille pour la liberté d’expression ne se gagne pas dans la rue, elle se mène dans les bureaux des rédacteurs en chef, dans les écoles, dans les universités. Ceux qui soutiennent la liberté ne sont pas aussi nombreux qu’ils l’affirment à partir du moment où il y a un prix à payer. Aujourd’hui, j’en suis convaincu, la liberté d’expression est devenue l’exception, elle n’est plus la règle. »
Rose en veut toujours à son ancien journal d’avoir renoncé à défendre ses dessins pour adopter une position qu’il qualifie d’« incohérente ». « L’épisode des caricatures reste le plus grand événement de l’histoire du Jyllands-Posten. Le fait de s’excuser, d’exprimer des regrets interroge lourdement. Depuis 2005, je me débats avec ces questions alors qu’ils ne sont pas clairs sur le sujet. » Il a bien conscience de la menace qui pèse sur le journal, ses caricaturistes, ses rédacteurs, ses employés et sur quiconque se risquerait, aujourd’hui, à publier de tels dessins. « Aucun média dans le monde n’oserait aujourd’hui reprendre la couverture de Charlie ou des caricatures de Mahomet. Comme s’il existait une loi internationale – non écrite – contre le blasphème. »
Casse-tête. Il sait le problème bien plus important que le différend qui l’oppose à son ex-employeur. « Pour le dire simplement, la liberté d’expression est mal en point dans le monde. Y compris au Danemark, en France et dans tout l’Occident. Les temps sont troubles, les gens préfèrent l’ordre et la sécurité à la liberté », se désole-t-il. Pour la première fois, une expression de dépit passe sur son visage. Mais le sourire revient vite ; un coup d’oeil aux promeneurs qui déambulent le long des quais et Flemming Rose retrouve son air juvénile. Il repart à pied, emporté par le flot des bicyclettes, et ses anges gardiens lui emboîtent le pas, discrètement. Le vélo, ce n’est pas pour eux, les gardes du corps seraient obligés de l’encadrer de près. En marchant, il les sait à bonne distance et se sent « libre ».
À Aarhus, au siège du Jyllands-Posten, on entend les critiques de cet ancien chef de service. Il arrive que Rose passe encore à la télévision, où il profite de sa liberté de parole retrouvée. Le directeur de la rédaction, Jacob Nybroe, salue un « homme courageux » qui « fait partie de l’histoire du journal ». Mais le nouveau patron du titre danois a surtout la tête au nouveau casse-tête qui l’attend : l’ouverture du procès de Charlie Hebdo, le 2 septembre à Paris. Le sujet tant redouté va revenir à la Une de l’actualité. « Bien sûr que nous couvrirons l’événement », promet-il. Publiera-t-il la couverture de Charlie, au moins en page intérieure ? Il répond que la décision n’a pas encore été prise. « Ce sera l’objet d’une conférence de rédaction » et elle s’annonce agitée. Une de plus dans l’histoire du Jyllands-Posten
« La bataille pour la liberté d’expression ne se gagne pas dans la rue, elle se mène dans les bureaux des rédacteurs en chef, dans les écoles, dans les universités. » Flemming Rose, ancien chef de service au « Jyllands-Posten »