Le Point

Le Gorafi algérien s’est fait hara-kiri

Avec la fermeture le 13 mai d’El Manchar, site satirique algérien, le monde arabe se met au pas.

- PAR NOTRE CORRESPOND­ANT À TUNIS, BENOÎT DELMAS

«L’Algérie, c’est la Corée du Nord, le prestige internatio­nal en moins», cinglait El Manchar («la scie » en arabe). Le ton était donné : féroce, hilare, stylé. Fondé en 2015 par un trio de potaches, Nazim Baya et deux acolytes, le site fera rire les Algériens durant cinq ans avant de fermer boutique numérique. Ce cousin nord-africain du Gorafi faisait son miel d’une situation politique située à mi-chemin entre Kafka et Groucho Marx.

À l’origine de cette aventure, une colère. Celle que suscite la candidatur­e à un quatrième mandat du président Bouteflika, en poste depuis 1999. Il est invisible depuis un AVC, une absence physique qui ne l’empêchera pas d’obtenir 81 % dès le premier tour, le 17 avril 2014, après une campagne surréalist­e : une photo du président-candidat trône sur la scène des meetings pendant que ses soutiens discourent à sa place. Bouteflika y gagne le surnom de « Cadre » : celui qui entoure la photo. « Le succès d’El Manchar est immédiat, grâce aussi à la crédulité de certains lecteurs qui ne connaissen­t pas encore le concept de site satirique », concède Baya. Certains titres, évoluant au deuxième voire au troisième degré, rivalisent avec la très premier degré ENTV, la télévision d’État; la réalité est parfois plus cruelle que la parodie… Le mauvais esprit crèvera la barre des 2 millions de visiteurs uniques en février 2020.

« Délire ». Malgré ce succès, le trio, qui déclare « faire de la parodie de manière artisanale », se saborde : « Le climat de répression des libertés et le flicage sur les réseaux sociaux ont eu raison de nous. » « Mais je peux reprendre à tout moment », lance son cofondateu­r, trois mois après avoir fermé le site. Ce pharmacien de profession « ne regrette pas » sa décision : « Il nous fallait suspendre notre publicatio­n, ne serait-ce que pour voir comment les choses allaient évoluer. » Il évoque la loi contre les fake news utilisées à d’autres fins que le triomphe de la vérité. Depuis l’éviction de « Boutef », lâché par l’armée, l’Algérie a un nouveau président : Abdelmadji­d Tebboune. Tout devait changer, mais « la réponse fut sans équivoque, le système est plus liberticid­e depuis son arrivée. La répression judiciaire est devenue systématiq­ue ». Dans El Manchar, cela donne ce titre : « Liberté de la presse en Algérie : tout va bien jusqu’à la prison ».

L’exemple le plus récent, c’est Khaled Drareni. Journalist­e, fondateur de Casbah Tribune, correspond­ant de TV5 et de RSF, il croupissai­t en préventive depuis le 29 mars. Cent trente-quatre jours plus tard, son procès s’ouvrait. Et le verdict vient de tomber : trois ans de prison ferme – le procureur en avait requis quatre, ainsi qu’une amende et une privation de droits civiques au motif que les écrits journalist­iques étaient une « incitation à un attroupeme­nt non armé et une atteinte à l’intégrité du territoire national ».

« On nage en plein délire, analyse l’ex-carabin, l’accusation de l’atteinte à l’unité nationale est ridicule, on assiste à une mise au pas de la presse nationale depuis l’investitur­e de Tebboune qui s’est encore durcie pendant la crise sanitaire. » S’il devient risqué de rire de la politique – une tradition en Algérie –, il ne restera bientôt plus que le football comme sujet de dérision. Car la religion est une ligne rouge que personne ne franchira dans un pays où tout le monde est musulman.

Au sein du monde arabe, un rapide coup d’oeil au classement annuel de la liberté de la presse de l’associatio­n Reporters sans frontières dresse un état des lieux inquiétant. La disparitio­n d’un des rares titres satiriques est donc une mauvaise nouvelle de plus. D’El Manchar, il ne reste que le compte Twitter. Le site s’est dissous, sa mémoire a disparu. Et avec lui un état d’esprit. Quand on clique sur le site s’affiche l’avis de décès suivant : « El Manchar, c’est fini. On se retrouve bientôt dans une Algérie meilleure. Ou pas. »

« La répression des libertés et le flicage sur les réseaux sociaux ont eu raison de nous. » L’équipe d’El Manchar

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 ??  ?? Artisanat. « Avec des scies, [El Manchar] refai[sai]t le monde » depuis 2015. En une du 12 novembre 2015, Abdelaziz Bouteflika, la cible préférée du site algérien francophon­e, dont la candidatur­e à un quatrième mandat a conduit ses fondateurs, notamment Nazim Baya (photo), un pharmacien de formation, à se lancer dans la « parodie » maison.
Artisanat. « Avec des scies, [El Manchar] refai[sai]t le monde » depuis 2015. En une du 12 novembre 2015, Abdelaziz Bouteflika, la cible préférée du site algérien francophon­e, dont la candidatur­e à un quatrième mandat a conduit ses fondateurs, notamment Nazim Baya (photo), un pharmacien de formation, à se lancer dans la « parodie » maison.

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