James Murdoch, le fils rebelle, claque la porte
Voué à succéder au tycoon des médias, il décide de s’éloigner de News Corp. Dernier épisode d’une saga familiale aux airs de sitcom.
« Le départ fracassant de James n’est pas une surprise. »
Roy Greenslade, professeur à la City University de Londres
Le communiqué publié le 31 juillet par James Murdoch est bref. Le plus jeune fils de Rupert Murdoch, fondateur et patron de News Corporation, le plus grand empire de presse de tous les temps, annonce qu’il quitte le conseil d’administration de l’entreprise familiale en invoquant des « désaccords sur le contenu rédactionnel de certains médias du groupe et sur certaines décisions stratégiques ». La réponse du magnat et de son fils aîné, Lachlan, est tout aussi succincte : « Nous remercions James pour les années de dévouement à la compagnie et nous lui souhaitons bonne chance dans ses futurs projets. » Un échange courtois pour un divorce cinglant, car « Citizen Murdoch » avait formaté James pour lui succéder et prendre les rênes d’un empire qu’il a créé dans les années 1960. La démission de cet héritier putatif de 47 ans est le dernier épisode d’un incroyable feuilleton, du Dallas grandeur nature.
Milliardaire à la vie sentimentale agitée, Rupert, âgé de 89 ans, hanté par la mort depuis son cancer de la prostate, défraie la chronique mondaine depuis des décennies. Il s’est marié quatre fois et est père de six enfants. Prudence, issue d’un premier mariage avec une hôtesse de l’air, dissous en 1967, est l’aînée, mais n’a joué aucun rôle majeur dans les affaires de l’entreprise familiale. De son union avec Anna, une journaliste, il a eu trois enfants : Elizabeth, Lachlan et James. En 1999, en troisièmes noces, il s’est uni avec une Chinoise de trente-quatre ans plus jeune que lui, Wendi Deng.Celle-ci lui a donné deux filles, Grace et Chloé. Enfin, en 2016, il a épousé l’ancien top-modèle Jerry Hall, l’ex-Mme Mick Jagger, la star des Rolling Stones.
Féodal. Mais Rupert Murdoch et sa tribu tiennent aussi en haleine la presse économique. Certes, l’entreprise a perdu son omnipotence d’antan. Les studios de cinéma 20th Century Fox ont été vendus à Disney en 2019, qui les a renommés 21th Century Fox. En Europe, les bouquets satellitaires Sky ont été cédés au câblo-opérateur américain Comcast en 2018. Mais l’ensemble multiforme, regroupant presse écrite, édition et audiovisuel, bâti par l’insatiable papivore australien naturalisé américain, fascine politiques et analystes financiers des deux côtés de l’Atlantique. Le groupe Murdoch est un conglomérat tentaculaire, composé de News Corp et de Fox Corporation. Dirigé depuis 2013 par l’ex-journaliste du Times Robert Thompson, le premier comprend The Wall Street Journal, The Sun, The Times et The Sunday Times, l’éditeur HarperCollins et des actifs médiatiques en Australie. Placé sous la supervision de Lachlan Murdoch, le second inclut la chaîne d’information conservatrice en continu Fox News et des câblo-opérateurs sportifs d’outre-Atlantique. Selon le classement Forbes des plus grosses fortunes, en 2020, le clan Murdoch pèse 14,9 milliards de dollars. L’autre motif de cet attrait : le système de titres, dotés de droits de vote préférentiels doubles, détenus par une holding – la famille est, avec 30 % du capital, la figure de référence et l’actionnaire
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principal. En vrai féodal, l’«empereur» Rupert ■ a cloisonné son empire dont il est le seul à connaître les clés, les secrets et les imbroglios financiers. Le siège de News Corp, niché au 1211 Avenue of the Americas, à Manhattan, est un leurre, un décor de carton-pâte à la Mogador. Le coeur de l’entreprise est là où se trouve son créateur, sur son yacht, à bord d’un jet privé, dans la suite présidentielle d’un palace ou dans l’une de ses nombreuses résidences. « Le départ fracassant de James n’est pas une surprise. La vulgate climatosceptique de certains organes de presse appartenant à son père l’a révulsé. Par ailleurs, lui, le progressiste de la famille, hait Donald Trump, ami proche de Rupert. Il soutient d’ailleurs financièrement les démocrates », explique Roy Greenslade, professeur des médias à la City University de Londres.
Jusque-là cantonnée aux rumeurs, la grave brouille familiale a éclaté au grand jour le 14 janvier 2020, à la suite de la publication par le site d’information américain The Daily Beast d’une interview dans laquelle James Murdoch faisait part de sa « déception » devant le déni paternel du réchauffement climatique. Écologistes fervents, James et son épouse, Kathryn, ont été ulcérés par la couverture des incendies en Australie par les deux principaux journaux locaux du conglomérat. The Australian et Herald Sun ont passé sous silence le lien entre le réchauffement climatique et l’intensité des feux de forêt qui ont dévasté le sud-est du pays-continent en 2019-2020. En outre, James a récemment co-investi avec la société new-yorkaise de capital-risque Betaworks, en vue de créer une start-up chargée de combattre la désinformation sur les médias sociaux qui cherchent à peser sur les élections politiques. Cette initiative contre les fake news cible les causes chères à Murdoch senior : le populisme, le Brexit, le déni du réchauffement climatique, la promotion des énergies fossiles, l’islamophobie et l’hostilité aux minorités raciales et sexuelles. La mission du futur site est claire : contrecarrer la complicité outrancière de plusieurs animateurs de Fox News avec Donald Trump.
Vilain petit canard. Et dire que James a failli ne pas être de la formidable aventure industrielle de News Corp! Son parcours initiatique a commencé dans les chemins de traverse. Né à Londres, mais éduqué aux États-Unis, l’intéressé abandonne des études de cinéma à Harvard en 1995 pour monter une maison de disques, Rawkus Records, spécialisée dans le hip-hop, avec deux copains. Il arbore alors un cobra tatoué sur l’avant-bras droit ainsi qu’une boucle d’oreille ; ses cheveux sont teints en blond. De quoi rendre furieux un paterfamilias peu porté sur la fantaisie. Toutefois, Rupert lui pardonne quand la marque underground entre dans le top 20 des labels indépendants. En 1996, non sans réticence, le vilain petit canard rentre au bercail et rejoint News Corp pour créer une filiale Internet. Il monte de toutes pièces ce département par la force de son intuition, de son habileté financière et de son dynamisme. «Rupe», qui, jusqu’alors, avait considéré le Web comme une perte de temps et d’argent, ne tarit pas d’éloges sur les capacités d’entrepreneur de son rejeton.
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Dernièrement, en créant sa start-up chargée de contrecarrer les fake news, le fils Murdoch cible des causes chères à son père.
« Quand j’explore de nouveaux marchés, les gens ■ supposent le pire, ce qui ne m’aide pas. C’est irritant à la fin, car je n’aime pas passer à tort pour un sale type », se plaignait James Murdoch en nous recevant, en 1997, dans un loft de la 18e rue de Manhattan qui abritait sa start-up. Vêtu d’un jeans et d’un tee-shirt bon marché, il était sympathique et bavard. La ressemblance physique avec son père – les traits rudes, le visage ovale, les yeux perçants, les lèvres épaisses – était frappante. Fumant cigarette sur cigarette, le jeune entrepreneur n’avait que faire du politiquement correct et ne cachait pas son mépris pour les élites de gauche de la Grande Pomme. Sous son côté rebelle, James apparaissait comme un jeune homme conformiste et fier de l’être.
À l’époque, Lachlan, son aîné d’un an, avait déjà gravi les marches menant au pinacle : la direction des opérations australiennes et de l’imprimerie aux États-Unis, un strapontin au conseil d’administration et au comité exécutif ainsi qu’un mariage glamour avec un mannequin australien pour la marque de soutiens-gorge Wonderbra. Avenant et décontracté, sûr de lui et de son étoile, James se posait, à 25 ans, comme le dauphin du tycoon en nous déclarant en 1997 lors d’une interview à Sydney : « Le premier commandement de cette société familiale est la loyauté à mon père qui doit transcender nos convenances personnelles et notre ego. » C’est la raison pour laquelle l’ambitieuse Elizabeth, l’aînée du trio issu du mariage avec Anna, est passée à la trappe en 2001. Cette jeune femme blonde, qui dirigeait d’une main de fer les programmes du bouquet britannique BSkyB, filiale de News Corp, avait osé tenir tête à son père. Elle n’en pouvait plus de la misogynie légendaire de Rupert, qui trempe sa réflexion dans celle de son père, sir Keith, légende du journalisme australien, pour qui « la presse est une affaire d’hommes ».
Talents. Les talents de gestionnaire et de stratège dans le multimédia de James n’ont pas échappé à Rupert. En 2000, à 28 ans, il est désigné à la direction de Star TV, une chaîne de télévision basée à Hongkong et diffusée en Asie et dans le sous-continent indien, alors lourdement déficitaire. Coup de chance ou de génie ? Un an plus tard, l’explosion de la bulle technologique emporte les compagnies high-tech. La division Internet de News Corp qu’avait lancée James est fermée. À Hongkong, le fils junior redresse Star TV au pas de course. Pendant ce temps-là, le vieux Rupert est pris du démon de midi. En 1997, lors d’un voyage en Chine, le président de News Corp tombe amoureux de Wendi Deng, une magnifique Chinoise de 31 ans, vice-présidente de Star TV, qui lui sert d’interprète. Ils se marient. James fait de sa nouvelle belle-mère une alliée dans la guerre fratricide qui se dessine. Car Lachlan est sur la sellette. À l’image des beach boys australiens, c’est un hédoniste dans l’âme qui aime surfer et nager. Le sportif émérite apparaît désinvolte et léger. Pressé de questions sur les capacités de son fils aîné, Rupert déclare le 9 octobre 2002 , lors de l’assemblée générale du groupe à Adélaïde, que, dans une étrange relation de camaraderie et de rivalité, News Corp pourrait être dirigé par ses deux fils. Et que le meilleur gagne !
D’ailleurs, en 2004, James est propulsé à la tête de BSkyB. Il gonfle le nombre d’abonnés en jouant sur la technologie de pointe du satellite, le football et l’info. Costume bleu, chemise blanche au col large serré d’une cravate foncée, James se veut le clone de son paternel au même âge. Lors de la présentation de ses premiers résultats, il nous avait déclaré
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« Le premier commandement de cette société familiale est la loyauté à mon père. » James Murdoch en 1997
avec une légère intonation américaine dans ■ la voix assurée : « Mon père est un président très actif. Il a toujours été dans ce groupe. Oui, nous nous parlons beaucoup au téléphone. » Le numéro trois du groupe, après Rupert et Lachlan, était à 100 % dans la ligne. S’il avait des idées personnelles, il les gardait pour lui et les cachait soigneusement. Une bonne fée le pousse irrésistiblement vers le sommet. Car, au même moment, Lachlan ne peut plus supporter de voir ses initiatives sabordées par une équipe américaine jalouse et obstinée et d’être trahi sitôt le dos tourné par la garde prétorienne de son père. En juillet 2005, il craque et claque la porte.
La voie est libre. Lachlan et Elizabeth partis, Rupert adoube James en lui confiant en 2007 la direction des activités européennes (le réseau Sky et les titres de presse britanniques). Le père voit en James son portrait tout craché comme le note le biographe Michael Wolff, auteur de The Man Who Owns the News (« L’homme qui possède les infos ») : « Le fils cadet est agressif, implacable, distant, précis, adepte de la règle “tué ou être tué”. » Il incarne corps et âme la culture maison en vertu de laquelle pour vendre, on fraie constamment avec les lignes rouges. Les spadassins de News Corp se sentent intouchables grâce à l’enkystement sur quatre continents de l’État Murdoch dans l’État tout court. Leur philosophie est simple : tout est bon pour gagner. James Murdoch est mis définitivement sur orbite. Ses bras sont longs. À lui d’embrasser la planète. Mais patatras ! En 2011, le scandale des écoutes clandestines du tabloïd dominical anglais, News of the World, l’intrusion illégale dans les messageries de milliers de personnes, en particulier des stars et des membres de la famille royale, et la corruption de policiers britanniques font tomber le préféré du piédestal. Malgré la fermeture du journal, la très rentable figure emblématique de la presse populaire de caniveau, la réputation du groupe est gravement entachée. Les futures fusions-acquisitions sont abandonnées comme l’atteste le retrait du projet de prise de contrôle à 100 % de BSkyB, et l’action plonge. Lors de l’audition parlementaire sur les circonstances du scandale, James se fait traiter le 10 juillet 2011 par un député travailliste de « premier chef mafieux à ne pas savoir qu’il dirige une entreprise criminelle». Il essuie la bourrasque, visage tendu, lèvres pincées, mais sans jamais perdre contenance.
« Monsieur Fils ». Devant l’ampleur de l’affaire, « Monsieur Fils » est contraint de démissionner de son poste à la tête des activités européennes. Il se retrouve placardisé au siège new-yorkais. Son amie Wendi Deng, elle aussi, trébuche en juin 2013, lorsque Rupert obtient le divorce à la suite de rumeurs d’adultère avec l’ex-Premier ministre britannique, Tony Blair, ami proche du couple et parrain de l’une de ses filles. En 2014, Lachlan réintègre le groupe pour se voir confier la présidence de Fox Corporation, supplantant son jeune frère. Pour Rupert Murdoch, la réhabilitation de Lachlan est d’abord dynastique. Le tycoon n’a jamais caché sa volonté de voir lui succéder l’un de ses deux fils. Il sent qu’il y a quelque chose de cassé chez James, comme un doute sur la survie à long terme d’un groupe fait de bric et de broc, fortement fragilisé par l’évolution du paysage médiatique. Ce dernier s’inquiète aussi de l’hostilité des gros actionnaires, les investisseurs institutionnels, envers le népotisme familial. Comme l’indique le professeur Roy Greenslade, « James, qui a fait toute sa carrière dans l’Internet et dans l’audiovisuel, estime que Rupert et Lachlan font fausse route en privilégiant les médias traditionnels, à commencer par la presse écrite qu’il juge condamnée à terme ».
Désireux d’être lui-même, James peut « s’éclater », partageant son temps entre ses bureaux de Manhattan et sa cabane dans le Grand Nord canadien. Il a coupé son dernier lien avec le groupe familial en quittant le conseil d’administration de News Corp. Richissime, il a investi sa part de la vente de 20th Century Fox à Disney (2 milliards de dollars) dans sa compagnie de capital-investissement Lupa Systems. Le fonds a pris une grosse participation dans le groupe Internet alternatif Vice Media, le festival du film de Tribeca et la foire d’art contemporain de Bâle. Quant à ce qui le fait courir, ses plus féroces critiques admettent que ce n’est pas l’argent (il en a tellement) ni une volonté de pouvoir politique (il s’en méfie). Ses amis expliquent que le rebelle veut seulement devenir un philanthrope capitaliste à la Bill Gates. Bref, à des années-lumière de ce que son père avait toujours espéré voir en lui
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James se fait traiter de « premier chef mafieux à ne pas saisir qu’il dirige une entreprise criminelle ».
Fondée en 2001, Sycomore Asset Management est réputée pour son expertise en matière d’investissement responsable dans les entreprises cotées. La société de gestion, qui compte depuis 2019 l’assureur Generali à son capital, gère 6,7 milliards d’euros d’encours. Avant d’investir, elle s’assure que la création de valeur de l’entreprise cible est « équitablement partagée » entre actionnaires, clients, employés, fournisseurs, société civile et environnement, etc. Emeric Préaubert (51 ans, Essec), président, Cyril Charlot (51 ans, ESTP, Essec), directeur de la gestion, et Christine Kolb (50 ans, Paris-Dauphine), directrice du développement, sont associés fondateurs de Sycomore AM. Tous les trois sont des anciens de la Banque du Louvre, où ils ont oeuvré dans la gestion d’actifs. Stanislas de Bailliencourt (38 ans, Essca, University of the West of England), ex-CDC Ixis PCM, est responsable de l’allocation d’actifs. Après des expériences chez Oddo Securities, F&C Asset Management et La Financière de l’Échiquier, Bertille Knuckey (35 ans, LSE, Sciences Po, King’s College, à Londres) supervise la recherche ESG. Amaury Eloy
(52 ans, HEC) est directeur du capital humain, après avoir évolué au sein de La Financière de l’Échiquier, de NewWorks et d’Eloy & Ternynck. Florence Jolin (43 ans, université de Concordia, HEC Montréal), ancienne d’Edmond de Rothschild AM, chapeaute le marketing et la communication. Fidy Ramamonjisoa
(32 ans, European Business School, Oxford Brookes et HEC Paris – Executive Education) est chargé du développement international. Jean-Pierre Grignon (52 ans, Paris-Dauphine), ex-Natixis AM, AXA IM et LODH, est directeur commercial France et pays francophones. Richard Yi (45 ans, Paris-Dauphine), passé par JPMorgan, est directeur des opérations
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