Le Point

Le Niger, nouveau sanctuaire des djihadiste­s

Le meurtre de huit personnes, dont six Français, change la donne au Sahel.

- PAR CLAIRE MEYNIAL

Du véhicule tout-terrain, il ne reste qu’une carcasse calcinée. Dans les alentours, on a trouvé les corps de huit victimes, six Français et deux Nigériens, le chauffeur et Kadri Abdou, guide touristiqu­e. « Il a toujours eu conscience de l’importance à oeuvrer pour la sauvegarde des dernières girafes d’Afrique de l’Ouest », indique la page Facebook de l’Associatio­n des guides de girafes de Kouré. À une soixantain­e de kilomètres, une heure de route de la capitale du Niger, la réserve, jusqu’alors seulement en « vigilance renforcée » (où les déplacemen­ts sont possibles), selon le Quai d’Orsay), avec Niamey, abrite le dernier troupeau autonome de ces spécimens. L’associatio­n, est-il écrit sur la page, «contribue au développem­ent local, participe à la protection de l’environnem­ent tout en promouvant l’écotourism­e ». Les groupes criminels de la région ont probableme­nt signé la mort de ces nobles intentions. Car l’excursion, bien connue des expatriés qui veulent s’éloigner quelques heures de l’étouffante Niamey, a tourné au cauchemar. Sans même parler des touristes, l’accès des humanitair­es est de plus en plus compromis dans une région qui en a pourtant grand besoin: dans un communiqué, l’ONG Acted

s’est dite « horrifiée par les ■ meurtres de [ses] sept collègues », salariés et bénévoles, quatre femmes et deux hommes français, et un Nigérien.

En fin de matinée, dimanche 9 août, des habitants ont vu deux motos (interdites dans la région car prisées des djihadiste­s) transporta­nt chacune deux hommes traverser les villages proches. Ils ont criblé de balles le Land Cruiser Toyota qui avait emprunté la N1, principale route du pays, et massacré les passagers. Le cadavre d’une femme, qui a dû tenter de fuir et a été rattrapée et égorgée, a été retrouvé plus loin. Selon un témoin sur place, les villageois assurent que les attaquants étaient cagoulés et portaient des kalachniko­vs. Ils se seraient ensuite dirigés vers le nord. L’absence de revendicat­ion, à l’heure où nous écrivons ces lignes, oblige à la prudence, mais il est impossible d’écarter l’hypothèse d’une attaque terroriste. Le Parquet national antiterror­iste français (Pnat) a ouvert une enquête pour «assassinat­s en relation avec une entreprise terroriste » et «associatio­n de malfaiteur­s terroriste » et a confié l’enquête « à la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), en cosaisine avec la SousDirect­ion antiterror­iste (Sdat) ». Une opération de ratissage a été lancée par l’armée nigérienne, appuyée par des soldats français du dispositif Barkhane. L’avocat d’Acted a, lui, annoncé à l’AFP « le prochain dépôt d’une plainte pénale pour que soit éclairci ce qui s’est passé précisémen­t » et n’exclut pas « une attaque d’opportunit­é ». « Il y a une très forte activité criminelle dans les parcs de la région, et beaucoup de trafic, de biens licites comme illicites, développe Yan StPierre, chercheur à la tête de l’Institut Mosecon, spécialisé dans le contre-terrorisme, le crime organisé et la sécurité. Cela va des produits les plus banals, comme des pâtes alimentair­es, aux armes, en passant par la drogue. » Peut-on imaginer que le groupe malchanceu­x ait surpris des trafiquant­s au mauvais moment, à cette époque où les pluies font pousser les hautes herbes? Ceux-là n’ont pas cherché à prendre d’otages, au contraire du mode opératoire classique d’un groupe terroriste. Cela ne suffit pas à exclure cette hypothèse. Le parc W, lieu de trafic, est ainsi devenu un sanctuaire de djihadiste­s, et c’est dans le parc voisin de la Pendjari, au nord du Bénin, que deux Français ont été kidnappés puis tués lors d’une opération de sauvetage des forces spéciales françaises, en mai 2019. Avec le parc d’Arly, ces trois réserves forment l’ensemble du WAP, classé depuis en zone rouge par le Quai d’Orsay.

Zone « des trois frontières ». Selon un rapport de décembre 2019 de l’Africa Center for Strategic Studies, «le Sahel a connu l’augmentati­on la plus rapide de l’activité de groupes islamiques de toute l’Afrique ces dernières années. Les actions violentes impliquant des groupes extrémiste­s dans la région ont doublé chaque année depuis 2015. En 2019, il y en a eu plus de 700. Les morts qui se sont ensuivies sont passées de 225 à 2 000 sur la période », et plus de 900 000 personnes ont été déplacées, dont 500 000 au Burkina Faso. C’est à ces population­s qu’Acted vient en aide, au Niger. Les attaques sont dues à une nébuleuse de groupes, en perpétuell­e reformatio­n, et sont concentrée­s dans le centre du Mali, le nord et l’est du Burkina Faso et l’ouest du Niger. Dans cette région, c’est la zone « des trois frontières », près de Tillabéri, qui subit le plus d’assauts contre des symboles de l’État : camps militaires attaqués, fonctionna­ires enlevés, assassinat­s ciblés de ceux qui auraient « collaboré » avec lui. Tous ces groupes exploitent les manquement­s des États envers des population­s laisséespo­ur-compte, mais aussi les conflits millénaire­s entre ethnies. La zone est aussi devenue l’un des couloirs du trafic de drogue les plus importants. Les groupes qui y intervienn­ent sont l’État islamique au Grand Sahara (EIGS) et le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM). Né en mars 2017, il comprend des forces d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), mais aussi des figures majeures du djihadisme régional, comme le chef de guerre touareg malien Iyad Ag-Ghali, émir d’Ansar Dine.

Le parc de Kouré n’avait jamais été visé, mais les violences terroriste­s se rapprochai­ent depuis quelques mois. Yan St-Pierre n’est donc pas surpris par le lieu de l’attaque : « On note une expansion, il y a de plus en plus d’activités au sud et au sud-est de Niamey. Et il y a une unificatio­n des activités de l’EIGS et de l’ISWAP. » Ce dernier groupe n’est autre que la branche de Boko Haram qui a prêté allégeance à l’État islamique en 2016. Il sévit sur les rives du lac Tchad et en particulie­r à Diffa, principale ville du Sud-Est nigérien, plus proche de Maiduguri, dans le nord du Nigeria, que de la capitale, Niamey. Les prêches de Mohamed Yusuf, imam fondateur de Boko Haram en 2002, sur les politicien­s corrompus ont trouvé un écho dans ces confins délaissés, où les habitants ne voient

guère de représenta­nts de l’État, si ce n’est pour les racketter. L’État islamique au Grand Sahara, lui, est issu d’Al-Mourabitou­ne. Ce groupe résulte de la fusion, en 2013, des Signataire­s par le sang de Mokhtar Belmokhtar avec le Mujao (Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest), qui, en 2011, a rassemblé des Arabes maliens de la région de Gao. En 2015, l’un des commandant­s d’Al-Mourabitou­ne, le Marocain Adnane Abou Walid al-Sahraoui, a fait allégeance à l’État islamique et créé l’EIGS. Il a prêté allégeance à l’ISWAP en mars 2019, ce qui se voit à la fois dans le mode opératoire « et la propagande de l’EIGS, dont toutes les actions sont mises en avant par l’ISWAP », selon Yan St-Pierre. « De plus en plus de combattant­s, ces dernières années, font des allers-retours entre le Sahel et le lac Tchad : il y a des échanges de savoir-faire et un appui logistique significat­if, même s’il reste des fossés territoria­ux », complète-t-il. Cela préfigure l’inquiétant­e « consolidat­ion » d’un axe djihadiste du lac Tchad au centre du Mali.

Ces groupes s’enracinent dans des conflits ethniques et locaux, mais l’idéologie commune considère les États postcoloni­aux comme illégitime­s et vise l’expansion d’un califat au Sahel et l’instaurati­on de la charia. Les liens tribaux et familiaux expliquent leur porosité. Pour Wassim Nasr, journalist­e de France 24, spécialist­e des mouvements djihadiste­s, il a même existé une « exception sahélienne », à savoir la « longue absence de confrontat­ion entre Al-Qaïda et les branches de l’État islamique dans la région», comme il l’écrit dans un rapport du Center for Global Policy paru en juin. Même si les deux sont désormais en conflit ouvert, une tolérance a existé, « et une certaine coordinati­on a pu exister à un niveau personnel et très local ». Kouré ne se trouve pas dans la zone d’opération d’Al-Qaïda et, selon Wassim Nasr, une source d’Aqmi a nié « son implicatio­n dans l’assassinat des huit personnes (dont six Français) dans la région de Kouré au Niger ». L’EIGS y est de plus en plus actif, pour une raison simple, qui est la légendaire adaptabili­té et mobilité des groupes djihadiste­s. Au sommet de Pau, en janvier, le G5 Sahel (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger, Tchad) a désigné l’EIGS comme sa cible prioritair­e. Il fait depuis l’objet d’attaques redoublées de Barkhane au Mali, ce qui le pousse vers le Niger, d’autant qu’il est en conflit avec le GSIM.

Base arrière. La fragilité de la région est encore accrue par l’incapacité actuelle du Tchad, qui dispose de l’armée la plus solide, à jouer son rôle habituel de gendarme. « Il est confronté aux problèmes de sécurité du lac Tchad, où sa grande opération Colère de Bomo, au printemps, a été un coup d’épée dans l’eau, aux rebelles soudanais à l’est, aux rebelles dans le Tibesti », qui ont leur base arrière dans la Libye frontalièr­e, explique St-Pierre. En face, les coalitions de gouverneme­nts régionaux brillent par leur inefficaci­té. La Force multinatio­nale mixte (Bénin, Cameroun, Niger, Nigeria, Tchad), créée pour lutter contre Boko Haram dans le bassin du lac Tchad, remporte de petits succès locaux et de court terme, qui ne suffisent pas, par manque de coordinati­on des armées : il suffit aux groupes de se replier dans un autre pays. Le G5 Sahel manque de moyens, Barkhane est lestée par le poids du ressentime­nt envers l’ancien colon. La pesanteur de ces organisati­ons contraste avec l’agilité des terroriste­s, qui nouent des alliances ponctuelle­s pour accéder à une route ou à un territoire. Dans ces conditions, depuis l’effondreme­nt de l’État islamique au ProcheOrie­nt, le Sahel est devenu son nouveau sanctuaire, qui descend jusqu’en République démocratiq­ue du Congo et au Mozambique. L’ambition affirmée des groupes terroriste­s de dépendre de moins d’intermédia­ires et de se rapprocher des centres névralgiqu­es que sont les capitales, avec leurs ports et aéroports, laisse craindre le pire, à la fois pour Niamey et pour les grandes villes des pays côtiers

En 2019, il y a eu plus de 700 actions violentes impliquant des groupes extrémiste­s au Sahel.

 ??  ?? Piège. Le véhicule de l’ONG Acted incendié lors de l’attaque du 9 août, perpétrée dans le parc national de Kouré, au sud-est de Niamey. L’attentat a coûté la vie à huit personnes, dont sept membres de l’ONG.
Piège. Le véhicule de l’ONG Acted incendié lors de l’attaque du 9 août, perpétrée dans le parc national de Kouré, au sud-est de Niamey. L’attentat a coûté la vie à huit personnes, dont sept membres de l’ONG.
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Le 9 août, sur les lieux de la tragédie, une patrouille de la gendarmeri­e relève les indices pouvant servir à identifier les assaillant­s.
Des soldats français du dispositif Barkhane vont appuyer l’opération de ratissage lancée par l’armée nigérienne.
Rechercher les meurtriers. Le 9 août, sur les lieux de la tragédie, une patrouille de la gendarmeri­e relève les indices pouvant servir à identifier les assaillant­s. Des soldats français du dispositif Barkhane vont appuyer l’opération de ratissage lancée par l’armée nigérienne.
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