Liban, les raisons d’une implosion
Pendant trente ans, des manoeuvres financières ont maintenu le pays à flot. L’explosion du port pourrait être le coup de grâce.
Le port de Beyrouth a disparu. Il a cédé la place à un immense cratère de 43 mètres de profondeur et à une forêt de débris, dont s’échappent encore des volutes de fumée. Une semaine après la double explosion qui a dévasté une grande partie de la capitale, un épais voile grisâtre trouble encore la vue du balcon de Nahla Nassif Debs. La véranda qui protégeait son salon n’est plus. Elle a littéralement explosé sous le coup de la double déflagration. « J’ai eu beaucoup de chance, répète inlassablement cette pédodentiste de 60 ans, qui habite le quartier d’Achrafieh, à quelques centaines de mètres du lieu des explosions. Je regardais la télévision dans le salon et me suis absentée quelques instants en cuisine lorsque j’ai entendu une énorme détonation. » La porte d’entrée éventrée témoigne encore de la violence du choc. En un instant, la Libanaise est projetée au sol. Lorsqu’elle reprend ses esprits, son appartement est enseveli sous une couche de verre. La totalité des baies vitrées a été soufflée par l’explosion. Miraculeusement, Nahla n’a que le nez de cassé.
Au total, environ 160 personnes
ont perdu la vie dans la double explosion de Beyrouth. Plus de 6 000 ont été blessées. C’est un stock de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium, confisqué à un navire moldave par la douane libanaise en 2013 et entassé dans la zone portuaire, qui serait à l’origine de la catastrophe. Mais au Liban, l’effroi de la population a aujourd’hui laissé la place à une immense colère. « Les responsables politiques sont absents de cet État », dénonce Nahla Nassif Debs, alors que plus de 300 000 habitants de la capitale n’ont plus de maison. Pis, ce sont les Libanais eux-mêmes qui ont dû déblayer leur quartier.
« Personne ne prend soin de ce pays », enrage la Beyrouthine, qui a repris un semblant de quotidien dans son appartement, désormais à l’air libre. Mais, après l’émotion, vient le temps des questions: « Comment se fait-il que cette énorme quantité de nitrate d’ammonium ait traîné de la sorte à quelques mètres de chez nous depuis sept ans ? » pointet-elle.
Quelle qu’en soit la cause, la double explosion de Beyrouth est devenue le symbole de l’incurie de la classe politique libanaise, et vient s’ajouter à la crise économique sans précédent que connaît déjà le pays. Autrefois
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surnommé la « Suisse du ■
Proche-Orient », le Liban est entré au mois de mars en défaut de paiement pour la première fois de son histoire. À ce jour, le pays totalise plus de 92 milliards de dollars de dettes, soit 170 % de son produit intérieur brut, et n’a plus de liquidités. Les comptes en dollars des Libanais sont désormais bloqués et les retraits en livres limités. Titulaire d’un compte dans une banque de la capitale, Nahla Nassif Debs ne peut plus retirer son argent. « Je ne peux récupérer que des livres au taux de 3 900 livres par dollar, alors qu’elles en valent 8 000 au marché noir ! enrage la pédodentiste, également professeure à l’Université libanaise. Je suis donc en train de perdre les deux tiers de mes économies. » Déjà rythmé depuis trente ans par les coupures d’eau et d’électricité, le quotidien de la sexagénaire s’est encore dégradé. « Ils m’ont confisqué mon argent, collecté durant toute une vie, s’emporte la Libanaise en désignant la classe politique confessionnelle. Ils m’ont confisqué ma joie de vivre et ma sécurité. Ils sont tous responsables. »
Cette accumulation de drames illustre la désintégration de l’État libanais hérité de la guerre civile
« Ils m’ont confisqué mon argent, ma joie de vivre et ma sécurité, ils sont tous responsables. » Nahla Nassif Debs
(1975-1990). Si la signature en 1989 des accords de Taëf, en Arabie saoudite, a mis fin au conflit, qui a fait plus de 150 000 morts, elle a de fait officialisé la confessionnalisation du Liban. D’après la Constitution, le président de la République doit être chrétien, le Premier ministre sunnite et le chef du Parlement chiite. Mais le pouvoir est en réalité partagé entre les chefs des principales communautés, organisées en partis politiques. Ils se nomment Hassan Nasrallah (chiite, Hezbollah), Nabih Berri (chiite, Amal), Saad Hariri (sunnite, Courant du futur), Michel Aoun (chrétien, Courant patriotique libre), Samir Geagea (chrétien, Forces libanaises) et Walid Joumblatt (druze, Parti socialiste progressiste). « Il n’y a pas d’État au Liban, estime l’économiste Charbel Nahas, secrétaire général du parti Citoyen et Citoyennes dans un État. Le vrai système est une sorte de coopérative de six chefs de guerre, qui ont troqué leurs habits de miliciens contre un costume-cravate afin de s’enrichir. » Pour assurer leur pouvoir, ces leaders confessionnels redistribuent une partie de l’argent à la communauté dont ils sont les garants. « Comme il n’y a pas de véritable loi au Liban, c’est au chef de la communauté que vous vous raccrochez pour obtenir protection et avantages », confie un chrétien qui a requis l’anonymat.
On retrouve ce prisme confessionnel jusqu’au coeur des institutions libanaises. « À l’intérieur des ministères, les employés ne sont pas nommés en fonction de leurs compétences mais de leur connivence avec le ministre, et donc de leur confession », confie un ancien fonctionnaire. Ce clientélisme à outrance est favorisé par les liens étroits existant entre le monde politique et celui des banques. « Ce pays est une bancocratie incestueuse, dénonce le financier Henri Chaoul, ancien conseiller du ministère des Finances. Nous avons un système financier où certaines banques se retrouvent dans le même lit que les politiques. » Il n’est ainsi pas rare de retrouver des responsables gouvernementaux dans les conseils d’administration des banques.
Ancien trader. Ne disposant pas de matières premières ni d’industrie digne de ce nom, le Liban ne produit quasiment rien et exporte peu. 80 % de ses besoins alimentaires sont importés de l’étranger. Au lendemain de la guerre, c’est même un État criblé de dettes, auquel beaucoup prédisent un funeste destin. Son redressement économique, le Liban le doit en partie à un homme : Riad Salamé. Ancien trader pour la banque américaine d’investissement Merrill Lynch, ce chrétien maronite est désigné en 1992 gouverneur de la banque centrale par le Premier ministre Rafic Hariri. Il n’a alors que 42 ans. « Lorsque j’ai accédé à ce poste, il n’y avait pas de confiance,
se plaît à rappeler le gouverneur dans son vaste bureau, situé au sixième étage de la banque centrale, protégée par d’imposants blocs de béton. Il n’y avait pas de secteur bancaire au Liban et la livre libanaise, qui était chahutée, n’était même pas utilisée. » Costume gris parfaitement taillé et cheveux coiffés en brosse, Riad Salamé, aujourd’hui âgé de 70 ans, a les traits tirés. Un cigare largement entamé repose sur un cendrier. « Pour relancer l’économie, explique-t-il de sa voix monocorde, récréer la classe moyenne et encourager les Libanais à revenir créer des emplois, il fallait un pilier, et c’était la stabilité de la livre. »
C’est le premier tour de celui que l’on a vite appelé le « magicien libanais ». Pour créer une illusion de stabilité, le patron de la banque du Liban indexe la livre libanaise sur le dollar à un taux fixe qui a toujours officiellement cours aujourd’hui : 1 507 livres pour un dollar. Problème, ce niveau de change est en réalité insoutenable car le Liban ne bénéficie pas d’assez de rentrées d’argent en devises. Second tour de magie : pour maintenir la parité fictive avec le billet vert, le premier banquier du pays encourage les dépôts en dollars depuis l’étranger. Les épargnants sont attirés dans les banques libanaises grâce à un alléchant taux de rendement pouvant atteindre… jusqu’à 20 % du capital de départ ! Les devises étrangères sont ensuite prêtées par les établissements bancaires à la banque centrale, qui les rembourse avec des taux d’intérêt élevés.
Si les épargnants et les banques sont ravis, l’État libanais creuse secrètement ses pertes au fil des années. « Il était devenu plus facile pour les Libanais de placer de l’argent dans les banques et d’empocher les intérêts que d’investir cette somme dans le pays, rappelle Jean Riachi, président de la banque privée libanaise FFA. Les taux d’intérêt étaient si élevés qu’il n’y avait plus personne au Liban pour travailler. De fait, nous sommes devenus un pays non productif. »
Pour financer cette rente inespérée, Riad Salamé crée des montages qu’il appelle les « ingénieries financières ». Repoussant les limites de la loi, le patron de la Banque du Liban parvient à reconstituer un important stock de devises. Mais la banque centrale ne pouvant imprimer de billets en dollars, il crée en réalité une monnaie de singe : le dollar libanais, qui ne circule qu’au Liban et n’a aucune valeur. « Riad Salamé est l’architecte du plus grand système de Ponzi de l’histoire de l’humanité», dénonce le financier libanais Henri Chaoul, en se référant à la vaste arnaque pyramidale mise en place au début du XXe siècle par l’escroc italien Charles Ponzi. « Nous avons travaillé dans la légalité et pour l’intérêt du pays. C’est ce qui comptait au final, se défend aujourd’hui le gouverneur. Mon mandat vise à garantir la stabilité du Liban et il n’y a pas de limites sur les coûts nécessaires pour atteindre cet objectif.» Cette fuite en avant bénéficie alors de la bienveillance de la classe politique libanaise, qui s’en remet aux tours de magie de son banquier fétiche et ferme les yeux sur ses abus tant que l’argent coule à flots. L’illusion monétaire est
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maintenue pendant deux ■ décennies grâce aux milliards de dollars en provenance des Libanais de la diaspora, notamment installés dans le Golfe. Riad Salamé est alors au sommet de sa gloire. Reconduit à quatre reprises à la tête de la Banque du Liban, il est désigné en 2006 banquier central de l’année par le magazine britannique Euromoney. Le Fonds monétaire international (FMI) loue son action stabilisatrice et certains lui prêtent même un destin présidentiel. « À l’époque, le gouverneur était une icône et personne ne voulait remettre en cause ce qu’il faisait, se souvient un ancien fonctionnaire de la banque centrale. Son équipe était constituée de professionnels ayant travaillé au FMI. À chaque fois qu’il y avait une crise, on augmentait le différentiel de taux d’intérêt entre “dollar libanais” et “dollar étranger” pour attirer de l’argent de l’extérieur. »
Révolte. Plus rien ne résiste alors au « golden boy » de Beyrouth. Ni les lois des mathématiques, ni même les catastrophes géopolitiques. Sous son règne, le système financier libanais survit à plusieurs tempêtes : l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri en 2005 ou la guerre avec Israël l’année suivante. Peu exposé aux marchés internationaux, le pays du Cèdre sort même indemne de la crise mondiale de 2008. Mais le mirage Salamé tombe avec l’éclatement de la guerre civile en Syrie. Et vient rappeler combien le Liban, petit territoire de 250 kilomètres sur 60,
a toujours été la première victime du jeu des puissances régionales. L’intervention à partir de 2013 du Hezbollah libanais aux côtés de l’armée de Bachar el-Assad provoque la fureur des pétromonarchies du Golfe, soutiens de la rébellion syrienne et grands bailleurs de fonds du Liban. Considérant le mouvement islamiste chiite comme le bras armé de l’Iran, son rival régional, l’Arabie saoudite interrompt ses flux financiers en direction du pays du Cèdre. L’assèchement des devises est aggravé par les sanctions américaines contre le Hezbollah. Sans entrée de dollars, le système Salamé s’effondre à petit feu, et avec lui l’économie du pays tout entière.
La situation est aujourd’hui critique. La banque centrale ne posséderait plus que 22 milliards de
dollars de réserves de change, dont 18 milliards de dépôts obligatoires. Autrefois pilier du Liban, la livre libanaise a perdu 80% de sa valeur depuis le mois d’octobre. « Au moins 50 % de la population vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté et l’inflation dépasse les 70 % », avertit le statisticien Redha Hamdan, viceprésident du Consultation and Research Institute, à Beyrouth. Excédés par l’incurie et la corruption des autorités, des dizaines de milliers de Libanais sont descendus dans la rue le 17 octobre dernier, après l’annonce d’une taxe sur les appels via la messagerie WhatsApp. Cette révolte non confessionnelle, dirigée contre l’ensemble de la classe politique, a abouti à la démission le 29 octobre du Premier ministre Saad Hariri, puis à celle de son successeur, Hassan Diab, le 10 août. Mais si les gouvernements changent, les vrais décideurs, eux, restent au pouvoir. « Leur masque est tombé mais ils ne lâcheront pas, assure l’économiste Charbel Nahas, l’une des figures de la contestation. Leur cohésion interne dépend du maintien du statu quo, mais l’État n’a pas de rentrée de devises possible et ne pourra jamais rembourser ses dettes. »
Pour l’heure, la seule voie de salutduLibanreposesuruneaidede 10 milliards de dollars du FMI. Mais l’institut monétaire a prévenu : les Libanais n’en verront pas la couleur tant que leur système politicofinancier n’entreprendra pas de douloureuses réformes
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Lire aussi l’interview d’Amin Maalouf, page 93.
Le mirage Salamé tombe avec l’éclatement de la guerre civile en Syrie.