Éditoriaux : Pierre-Antoine Delhommais, Luc de Barochez
Plutôt que de consommer sans modération comme en rêve le gouvernement, les Français préfèrent mettre de l’argent de côté.
Outre celle du goût et de l’odorat, le Covid-19 provoque une perte presque totale des repères idéologiques. On voit ainsi un gouvernement réputé ultralibéral augmenter dans des proportions jamais vues les dépenses publiques et sociales, creuser le déficit et laisser filer la dette à des niveaux que Keynes lui-même jugerait probablement très préoccupants ; on voit les dirigeants des Républicains, hier favorables au libre-échange et à la mondialisation, faire désormais l’éloge du protectionnisme et du souverainisme économique ; on voit la gauche et la droite extrêmes saluer l’action de la Banque centrale européenne, qu’elles considéraient jusqu’alors comme un repaire de « banksters » à la botte de la dictature des marchés. On voit enfin les écologistes et les adversaires déclarés de la société de consommation regretter que le gouvernement n’en fasse pas davantage pour stimuler… une consommation certes verte, décarbonée et « déglyphosatisée », mais qui n’en reste pas moins, sur le plan de la comptabilité nationale, de la consommation. Acheter du bio, c’est d’abord acheter.
La consommation des ménages s’était effondrée pendant le confinement (– 32 % en avril), la chute atteignant jusqu’à 67 % dans le secteur du textile et de l’habillement. Privés de shopping, de sorties au restaurant et au cinéma mais pas de revenus grâce à l’indemnisation généreuse du chômage partiel, les Français ont mis beaucoup d’argent de côté. Le montant de cette épargne forcée, effectuée sous la contrainte sanitaire, a été évalué à 55 milliards d’euros.
Depuis la mi-mai, la consommation a certes fortement rebondi, mais, comme le temps dans la chanson, une grande part de la consommation perdue ne se rattrape plus : les bières qui n’ont pas été bues aux terrasses des cafés pendant les deux mois de confinement ne le seront jamais. Le bas de laine continue même à grossir et pourrait atteindre, selon la Banque de France, 100 milliards d’euros en fin d’année. En juillet, pour le troisième mois consécutif, la part des ménages considérant qu’il est opportun d’épargner a très fortement augmenté (+ 9 points).
On peut bien sûr comprendre l’impatience et la frustration du ministre de l’Économie devant ce magot d’épargne somnolente, cette tirelire pleine à ras bord. Mais on peut encore mieux comprendre la réticence des Français à casser cette dernière.
Il est d’ailleurs un peu surprenant de voir un gouvernement qui prétend mener une stratégie économique à long terme – au point de ressusciter le Commissariat général du plan – faire de l’épargne l’ennemi économique public numéro un, alors que c’est précisément l’épargne qui finance l’investissement et fabrique la croissance de demain. Il est également paradoxal de demander aux Français de dépenser sans compter, car consommer davantage, c’est creuser encore le déficit commercial.
Le bas de laine pourrait atteindre, selon la Banque de France, 100 milliards d’euros en fin d’année.
Enfin, il n’est pas nécessaire d’être économiste – un peu de psychologie suffit – pour comprendre que les Français éprouvent le besoin d’épargner, par précaution et par peur du lendemain. Peur qu’aucun vaccin ne soit mis au point et que la pandémie perdure, peur que la crise économique s’aggrave encore, peur de perdre son emploi ou que ses enfants n’en trouvent pas, peur devant les montagnes de dettes qui s’accumulent et font craindre, tôt ou tard, des hausses d’impôt destinées à les rembourser. Tout cela ne donne guère envie, en vérité, de dépenser ses sous, sauf peut-être pour s’acheter une magnifique tirelire-cochon
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