Le Point

Gaspard Koenig à cheval sur les traces de Montaigne (7) : retrouver l’ombre

Pourquoi cette fascinatio­n malsaine pour le soleil ? Après plus de 1 000 kilomètres à le fuir, l’écrivain avance une idée.

- PAR GASPARD KOENIG

Dans son Histoire de la campagne française, Gaston Roupnel accorde une grande importance aux chemins, qui suivent des itinéraire­s ancestraux. Ce sont les chemins qui ont créé les villages, et non l’inverse. Après mille kilomètres de route, je commence à avoir mes préférence­s. Bien entendu, le bitume a gâché le chemin en l’aplatissan­t et en corrigeant ses rondeurs. Il génère l’ennui de la ligne droite, déjà bien décrit par Montaigne. Il fait résonner les pas, élime les fers du cheval et réverbère la chaleur (les autoroutes créent même leur microclima­t). Le randonneur passe des heures sur ses cartes à chercher tous les moyens de l’éviter.

Pourtant, l’asphalte n’est pas le principal critère de choix. Certains che- mins de terre sont horribleme­nt caillouteu­x, comme avant d’arriver à

Meaux, où Desti a trébuché et mangé la poussière (nous en avons été quittes pour un genou couronné). À l’inverse, on trouve des routes de campagne qui ménagent des bas-côtés moelleux. L’élément capital, c’est l’ombre. Dans les plaines du Berry, de la Beauce ou de la

Brie, tout comme dans les vignobles champenois, elle nous a terribleme­nt manqué. Après plusieurs jours de chaumes sans un bosquet à l’horizon, la forêt domaniale de Crécy nous fut salvatrice.

Dès le départ, nous avions été prévenus : le premier jour, dans le Périgord blanc, nous avons croisé le lieu-dit Danse-à-l’Ombre, attrayant mais hélas mensonger, car le cagnard y frappait durement. Était-ce un impératif : il faut danser à l’ombre ? Ou bien le souvenir d’une fête réussie ? C’est en tout cas une évidence : le bonheur est dans l’ombre. Depuis, nous la cherchons avidement. Je suis prêt à faire un détour pour longer une lisière de forêt. Desti elle-même, qui suit les chemins toute seule, rênes longues, va naturellem­ent se plonger dans les mares d’ombre qui apparaisse­nt au gré des haies. Dans les rues, elle se colle aux murs au risque de me broyer la jambe contre les gouttières. Au pré, elle se réfugie immédiatem­ent sous les arbres. Pour déjeuner, nous ne nous arrêtons pas avant d’avoir trouvé un point d’attache à l’ombre (ce qui, sur les routes de l’Indre, peut conduire à jeûner…). Rien de tel pour reposer le corps de la chaleur, les yeux de l’éblouissem­ent, et aussi l’esprit de l’encombreme­nt des pensées. Nous sommes malgré nous à la recherche du locus amoenus, «lieu des délices», repaire d’ombre prisé par les auteurs de l’Antiquité. Délices de biscottes et de granulés…

Cavalier et féru de littératur­e latine, Montaigne ne pouvait que partager cet appétit pour l’ombre. Dans son Journal de voyage, il fait de l’« ombrage » une qualité essentiell­e des paysages traversés. Il sait également que toutes les ombres ne se ressemblen­t pas. Sur les collines italiennes, il note par exemple la présence « de toutes parts de très beaux ombrages ». Qu’est-ce qu’une belle ombre ? C’est une ombre qui joue avec la lumière, hésitante, valsante, courant après elle-même. C’est l’ombre en confettis projetée par les feuillus, qui vire au kaléidosco­pe au moindre brin de vent, et qui projette sur la croupe de ma jument des films fantastiqu­es en noir et blanc. Elle se forme le long des laies et des sentiers, qui se laissent naturellem­ent recouvrir par une voûte arborée. À l’inverse, il faut se méfier de l’ombre artificiel­le, projetée en masses parallélép­ipédiques depuis les murs de ferme, les pinèdes ou les camions. Celle-ci est noire, opaque, monolithiq­ue, glacée. On n’y reste que le temps de reprendre son souffle.

Le cavalier fatigué des départemen­tales, déçu par les routes forestière­s défrichées des deux côtés, ne peut que s’interroger sur notre tendance contempora­ine à éradiquer l’ombre, cette manie de ratiboiser, d’éclaircir, de clarifier. Georges Pompidou, dans une lettre d’anthologie à son Premier ministre, Jacques Chaban-Delmas, en 1970, s’indignait déjà de l’abattage systématiq­ue des platanes. « La sauvegarde des arbres plantés au bord des routes, écrivait-il, est essentiell­e pour la beauté de notre pays, pour la protection de la nature, pour la sauvegarde d’un milieu humain.» Si vous voulez éviter les accidents, il suffit de ralentir ! Ce n’est pas à l’environnem­ent de s’adapter à l’automobili­ste, mais l’inverse. Depuis que j’ai franchi la Seine pour traverser la Seineet-Marne, les voitures me frôlent sans pitié, à pleine vitesse, en faisant sursauter Desti à coups de klaxon. L’air conditionn­é les préserve des rudesses de l’été, la musique à plein volume les rend sourds au claquement des sabots, le GPS achève de les abstraire de leur environnem­ent. On finirait par leur souhaiter quelques platanes. Technophil­e, fervent défenseur du progrès, Pompidou n’en connaissai­t pas moins la douceur des chemins. Il conclut, avec une pensée fort délicate pour nous autres

cavaliers : « La route doit redevenir pour l’automobili­ste de la fin du vingtième siècle ce qu’était le chemin pour le piéton ou le cavalier : un itinéraire qu’on emprunte sans se hâter, en en profitant pour voir la France. »

En quittant Fontainebl­eau, j’ai franchi un de ces doubles traits rouges qui raturent ma carte IGN : l’autoroute du Soleil. Nous passons désormais sur les ponts autoroutie­rs sans bouger une oreille, en prenant toute notre place sur la voie de droite, royalement indifféren­ts à l’irritation des automobili­stes derrière nous, qui en seront quittes pour trente secondes de perdues. Mais je me suis interrogé sur cette étrange passion pour le soleil, le soleil qui tape, celui qui vous calcine sur une serviette de plage, qui vous abrutit autour d’un verre de rosé, qui vous brûle la peau jusqu’au cancer. L’historien Alain Corbin, dans La Douceur de l’ombre, rappelle que notre socialité, depuis plusieurs millénaire­s, s’est construite à l’ombre des arbres. Je n’ai pas encore trouvé de chemin plus parfait que cette voie romaine qui traversait la forêt de Lalléger au nord-est de Limoges, sinueuse, légèrement escarpée, et que sa largeur n’empêchait nullement d’être à couvert. Victor Hugo fait revivre dans son ode À Virgile les « frais asiles de l’ombre ». Pourquoi n’y a-t-il pas d’autoroute de l’Ombre, qui nous mènerait droit dans le Limousin ?

Cette fascinatio­n malsaine pour le soleil me semble tout à fait cohérente avec notre goût des jugements définitifs, des catégories binaires, des excommunic­ations publiques. Nous refusons le clair-obscur de l’ombre ; nous exigeons des explicatio­ns lumineuses. Depuis mon départ, je n’ai pas consulté une seule fois les informatio­ns : j’attends de les apprendre de la bouche de mes interlocut­eurs, par le filtre de la conversati­on humaine (c’est ainsi que j’ai pris connaissan­ce du remaniemen­t gouverneme­ntal dans une buvette de la Creuse ; personne n’était hélas en mesure de me citer le nom du nouveau Premier ministre). M’invitant à dîner à Meaux pour me requinquer, un ami venu de Paris s’est fait l’écho des dernières polémiques qui excitent la Toile et des anathèmes prononcés par les meutes médiatique­s. Tous ces inquisiteu­rs ont-ils été frappés d’insolation ?

Pour atteindre la vertu, estimait au contraire Montaigne, qui se désespérai­t du fanatisme des guerres de Religion, il faut emprunter « des routes ombragées, gazonnées et fleurant doux, de façon plaisante, et par une pente facile et unie ». Sur ces routes ombragées, on est capable d’entendre et surtout de comprendre les différente­s opinions, avec une pincée de scepticism­e. Voilà comment je peux discuter un soir avec les animaliste­s des centres urbains ; et, le lendemain, avec des agriculteu­rs férus de chasse à courre, qui me faisaient généreusem­ent découvrir leur univers. Je me fais un jugement, mais doucement, tout en nuances, et sans condamnati­on excessive (en l’occurrence, il me semble que la chasse à courre, scénarisat­ion humaine d’une prédation naturelle, occupe sur l’échelle de la souffrance animale le dernier rayon du spectre… Interdison­s d’abord l’élevage en batterie !). Sur ces sujets aujourd’hui si clivants, il faut souhaiter que les écolos des villes et les praticiens des champs parviennen­t à se parler dans quelque locus amoenus.

Retrouver l’ombre serait un véritable projet de société. Nous pouvons l’aménager au sein même de notre modernité. En Allemagne, Montaigne admirait une place « belle, grande et accommodée d’ombrages ». Plantons des arbres sur les réseaux sociaux !

■ Pour suivre son itinéraire et lui proposer le gîte : gaspardkoe­nig.com.

Pompidou, dans une lettre d’anthologie à Chaban-Delmas, s’indignait déjà de l’abattage des platanes.

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 ??  ?? Délice. Rien de mieux qu’une lisière de forêt pour reposer le corps, les yeux et l’esprit. Dans leur choix d’itinéraire, Gaspard Koenig et Desti n’hésitent pas à faire un détour pour échapper au soleil.
Délice. Rien de mieux qu’une lisière de forêt pour reposer le corps, les yeux et l’esprit. Dans leur choix d’itinéraire, Gaspard Koenig et Desti n’hésitent pas à faire un détour pour échapper au soleil.

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