Littérature – Alain Mabanckou : « Je n’ai pas besoin d’afficher une rancoeur pour affirmer mon identité »
L’écrivain et professeur à Los Angeles, qui publie le 27 août « Rumeurs d’Amérique », son autobiographie américaine, pose son regard de rêveur engagé sur les tensions raciales de part et d’autre de l’Atlantique.
«J’écris sur “mon Amérique”, depuis mon balcon californien où la vue porte loin, jusqu’aux bistrots du quartier Marx-Dormoy, à Paris ou encore dans la maison en planches de ma mère, dans le quartier Voungou, à Pointe-Noire. » C’est un recueil de textes écrits avec une nonchalance feinte, celle d’un Dany Laferrière (l’ami écrivain, le complice) qui aurait la démarche du sapeur congolais. Avec Rumeurs d’Amérique, Alain Mabanckou, écrivain, professeur titulaire de littérature francophone à UCLA, la prestigieuse fac publique de la côte ouest, nous livre enfin son autobiographie américaine. Mais à sauts et à gambades, pourrait-on dire aussi, sous forme de saynètes, ou courtes nouvelles, de la dégustation d’un kitfo à Little Ethiopia à un portrait du basketteur Kobe Bryant, d’une convocation du tribunal de police de Beverly Hills pour un feu rouge brûlé, prétexte à une analyse des subtilités du droit américain, à la visite d’une Rokhaya Diallo préoccupée par les grèves en France, d’une fusillade chez les Hmongs à une escapade à Tijuana, en passant par la découverte que son livre sur James Baldwin est classé au rayon « gay literature » dans la quasi dernière librairie indépendante de Los Angeles. Du sérieux et du léger, du piquant et du tendre, tout cela unifié par le regard stimulant de Cassius Clay sous la photo duquel il écrit dans son nouveau quartier de Mid-Wilshire. Ce n’est pas la première fois que celui qui se décrit comme un arbre « dont les racines sont en Afrique, le tronc en Europe et le feuillage aux États-Unis » évoque l’Amérique, mais ce livre y est entièrement consacré, dévoilant entre ses pages différents visages, du prof au père, du rêveur à l’engagé, comme un sillon intime creusé dans ce grand pays, dont l’auteur, tendant l’oreille, vient nous rapporter les bruits. L’occasion de revenir avec celui qui tint, en 2016, la chaire de création artistique au Collège de France (avec un mémorable colloque sur les littératures africaines), en amoureux des nuances, sur le climat ambiant autour des questions raciales aux États-Unis et en France et de lui demander ses conseils de lecture sur le sujet…
Le Point: Vous avez toujours souligné dans vos livres la différence entre la situation des Noirs en France et celle des Noirs aux États-Unis. Une certaine confusion n’a-t-elle pourtant pas lieu en France, en ce moment ?
Alain Mabanckou : L’Amérique est pour beaucoup de Noirs de France un exemple à suivre. Ce n’est pas nouveau : dans les années 1930, le mouvement de la « négritude », qui exaltait les valeurs des civilisations noires dans l’espace francophone, était la copie conforme de laRenaissancedeHarlem,unmouvementafricain-américain de l’entre-deux-guerres. Mais il est temps en effet de penser notre identité de Noirs en France en prenant en compte ses spécificités. Les Noirs américains ont une histoire commune, celle du voyage tragique du continent noir aux Amériques. Cette culture du déracinement, des champs de coton et de canne à sucre, de l’humiliation collective, de la ségrégation institutionnelle a débouché sur des luttes historiques pour la reconnaissance des droits civiques, du moins sur le papier. Pour ces Noirs américains n’ayant plus de territoire d’origine ou de nation de rattachement, la question était – et demeure – celle de leur reconnaissance comme des Américains à part entière et non des Américains entièrement à part. Les Noirs de France ont une histoire très différente, plus hétéroclite. Beaucoup d’Africains sont arrivés pour défendre un pays menacé par les guerres et ont eu une descendance sur le sol français; d’autres sont venus pour poursuivre leurs études ; d’autres encore pour des raisons économiques ou pour échapper à l’intolérance des dictatures du continent noir. Et il y a les Noirs des Antilles, des territoires français d’outre-mer, plus proches, eux, de la situation des Africains-Américains, parce qu’ils ont justement en commun cette culture de la traversée. Il n’y a pas d’histoire claire de la France noire. Alors, quand les Américains déboulonnent les statues, les Français veulent en déboulonner aussi…
Notamment celle de Colbert, superviseur du Code noir. Que vous inspirent ces actes?
Je suis toujours contre la disparition d’éléments qui me permettraient de relire l’Histoire et d’affronter les peurs actuelles. Si l’on déboulonne une statue qui rap
pelle quelque chose d’horrible, d’injuste, comment donnerai-je à mon fils un regard sur cet événement ? Ce qui est véridique et justifiable aujourd’hui le restera-t-il dans trente ou quarante ans ? On m’avait demandé il y a quelque temps s’il fallait «modifier» Tintin au Congo, parce que l’oeuvre était jugée trop coloniale et caricaturait les autochtones. Non! Il faut poser un regard objectif sur ce temps colonial. Moi j’ai besoin de lire le Code noir, tout comme je dois lire Mein Kampf, pour mieux affûter les raisons de mon indignation. En effaçant les traces de Colbert et du Code noir, nous effaçons aussi celles des résistants, des Noirs, des Blancs qui ont combattu contre ce personnage et décrié ce Code. La lecture de l’Histoire ne peut pas être guidée par l’émotion. Gardons-nous d’être les prisonniers de notre propre époque…
En plein mouvement Black Lives Matter, HBO Max a retiré de son programme Autant en emporte le vent, avant de le reproposer agrémenté de deux vidéos qui contextualisent le film. Est-il salutaire d’«avertir» ainsi le public potentiel d’une oeuvre, comme le font, sur les campus américains, les trigger warnings, ces «avertissements» qui peuvent concerner aussi bien Les Métamorphoses, d’Ovide, que Lolita, de Nabokov?
Je suis persuadé qu’une société qui se met à coller des étiquettes est une société qui a déjà failli à sa mission d’enseigner l’histoire de façon objective. Cela devient alors une entreprise de lifting de l’Histoire. Ça s’appelle aussi de la dictature intellectuelle. Nous reprochons aux Occidentaux de nous avoir imposé leurs statues de vainqueurs, et pourtant c’est ce que nous prétendons faire en demandant qu’on mette Césaire à la place de Colbert… Chaque personnage historique a sa place dans le récit national, et, qu’elle soit ignominieuse ou glorieuse, nous avons besoin d’une narration contradictoire qui nous permettra de mieux cerner les choses. Accepter qu’on mette des « notices » sur ces classiques serait tout simplement accepter qu’on réfléchisse à notre place.
Vous diriez donc, avec Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs: «Je ne suis pas prisonnier de l’Histoire. Je ne dois pas y chercher le sens de ma destinée»?
« Nous reprochons aux Occidentaux de nous avoir imposé leurs statues de vainqueurs, et pourtant c’est ce que nous prétendons faire en demandant qu’on mette Césaire à la place de Colbert… »
C’est grâce à Fanon que j’ai écrit Le Sanglot de l’homme noir. Et le Noir qui parcourt Peau noire, masques blancs devrait commencer par s’inquiéter de lui-même. Fanon écrit : « Le Noir veut être comme le Blanc. Pour le Noir, il n’y a qu’un destin. Et il est blanc. Il y a de cela longtemps, le Noir a admis la supériorité indiscutable du Blanc, et tous ses efforts tendent à réaliser une existence blanche. N’ai-je donc pas sur cette terre autre chose à faire qu’à venger les Noirs du XVIIe siècle ? » Ce passage-là, on ne le cite pas souvent, alors qu’il illustre merveilleusement combien Fanon était un penseur atypique, utilisant l’autocritique comme une démarche salutaire. Aujourd’hui nous entrons dans une ère du « Tout-monde », comme l’a nommée Édouard Glissant, celle de la mondialité et de l’enrichissement de nos cultures par le biais de la rencontre avec l’autre. Et je n’ai pas besoin d’afficher une rancoeur pour affirmer mon identité. Le travail de recomposition de nos relations est une oeuvre collective. Je suis
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de la génération de Pascal Blanchard, Véronique
Ovaldé, Serge Joncour ou David Foenkinos… Je ne peux pas leur dire : « Mettez-vous de l’autre côté à cause de votre couleur de peau, et surtout des atrocités commises par vos ancêtres. » J’ai des connexions profondes avec eux, et elles sont irremplaçables parce qu’elles tirent leurs racines de notre désir inextinguible de dire le monde dans toute sa variété.
L’auteur pour la jeunesse Timothée de Fombelle s’est vu pour la première fois refuser par son éditeur anglo-américain une traduction, celle de son nouveau livre dont l’héroïne est une Africaine réduite en esclavage. Un auteur blanc a-t-il le droit d’écrire sur une femme noire, ou est-ce de l’«appropriation culturelle»?
Ce débat matérialise l’inquiétude des minorités qui estiment qu’on est en train de voler leur culture, ou de les représenter de façon caricaturale ou raciste. En littérature, l’appropriation culturelle reposerait sur deux situations, la principale étant de reprocher aux Blancs d’écrire sur les Noirs, et la seconde de reprocher aux Noirs d’écrire de manière «négative» sur eux-mêmes. Dans ce dernier cas, l’un des exemples les plus frappants est celui du Malien Yambo Ouologuem, qui évoquait dans Le Devoir de violence l’esclavage perpétré par le monde arabo-musulman sur les Noirs, mais aussi celui des Noirs sur d’autres Noirs. Toute l’intelligentsia noire s’était liguée contre ce romancier, emblématique d’une génération d’auteurs noirs libres de parole et capables d’autocritique. Paradoxalement, les grandes fictions sur l’esclavage ont été écrites par des Blanches. La Case de l’oncle Tom, de Harriett Beecher Stowe, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, de Harper Lee, sont devenus des classiques. Mais nous sommes, depuis ces dix dernières années, dans une société où tout devient suspect.
Rokhaya Diallo évoque un «racisme d’État» en France. Êtes-vous d’accord?
Le racisme le plus dangereux est celui qui repose dans l’inconscient, nourri par des discours d’un autre temps et l’illusion de la supériorité du raciste. Je ne crois pas à l’idée d’une connivence de l’ensemble de l’État français pour maintenir une domination au détriment d’un groupe de population. Le racisme d’État était en revanche manifeste aux États-Unis, avec les règles de ségrégation raciale et la volonté des Blancs de pérenniser leur suprématie. On a aussi connu ce racisme officialisé en Afrique du Sud avec l’apartheid. Parler de racisme d’État pour la France crée des amalgames et ne fait pas avancer la lecture objective de l’Histoire que nous réclamons depuis longtemps.
Comment vous-même êtes-vous passé à travers tous ces obstacles, qu’il ne faut pas nier?
Quand j’habitais à Santa Monica, comme je le relate dans Rumeurs d’Amérique, j’étais pratiquement un « alibi noir » dans un quartier tout blanc. Mon voisin m’avait rapporté un échange avec un autre résident, qui lui aurait dit à mon sujet : « C’est un Noir, mais il est quand même écrivain, professeur à UCLA, et surtout il vient de Paris ! » Cela m’avait conduit à me dire qu’il faudrait peut-être relire le monde à travers la conception marxiste-léniniste, même si cela peut paraître suranné. C’est la lutte des classes et non celle des races qui nous définit aujourd’hui. Nous continuons cependant à considérer les Noirs comme étant une classe, là est l’erreur fondamentale.
Quelles avancées peut-on relever en France?
Un changement est survenu à partir des années 2000 : les questions sur la colonisation se sont amplifiées, la soif des études africaines aussi. Les prix littéraires se sont réellement ouverts dans la variété géographique de la création en langue française . En 2006, les récipiendaires des prix les plus prestigieux de France étaient tous originaires d’« ailleurs » : Nancy Huston du Canada, Léonora Miano du Cameroun, moi du Congo, etc. La même année, le festival Étonnants Voyageurs lançait un manifeste « pour une littérature-monde en français ». Beaucoup d’écrivains originaires d’Afrique francophone, comme Abdourahman Waberi ou Patrice Nganang, ont été embauchés dans des universités américaines. Il y a même eu un hors-série du Point sur la «pensée noire» (sourire). Jusqu’au Collège de France : donner des cours de littérature africaine suivis par plus de 1 000 personnes qui n’étaient pas toutes noires et bénéficier de la plus grosse couverture médiatique de l’histoire du Collège! Yanick Lahens, d’Haïti, est venue ensuite, et puis la chaire d’histoire de l’Afrique a été créée avec Fauvelle. Il faut savoir apprécier les pas même petits. Il y en a qui vous diront que rien n’a été fait, pour qui la contestation est un métier à temps plein. Je ne veux pas en être le salarié. Je veux avancer dans la discussion, même s’il faut le faire au péril de ma propre réputation.
«Agir c’est s’engager», disait Baldwin. Quand avez-vous décidé d’intervenir sur les sujets politiques, refusant la proposition d’Emmanuel Macron de vous faire porte-parole de la francophonie, ou écrivant dans Rumeurs
d’Amérique sur la politique américaine?
Je manifeste aux côtés des Black Lives Matter de Los Angeles parce que je suis concerné par les angoisses des Africains-Américains et que l’écrivain doit accompagner les voix qui s’élèvent contre les injustices sociales. Quant à la « francophonie », il s’agit pour moi de rappeler combien cette institution demeure un lieu de sauf-conduits où les derniers dictateurs africains espèrent continuer à truquer les élections, modifier les Constitutions pour se maintenir au pouvoir, emprisonner des adversaires politiques, brimer leurs peuples tout en étant reçus en dignitaires sur des plateformes internationales comme celle-là. Faut-il rappeler que les peuples du bassin du Congo ne respirent pas depuis les indépendances à cause des régimes dictatoriaux dans cette région? Les manifestants d’origine africaine qui dénoncent le racisme systémique en France devraient également orienter leur indignation contre tous ces dictateurs africains pour qui la vie des Noirs ne vaut rien ■
Rumeurs d’Amérique, d’Alain Mabanckou (Plon, 256 p., 19 €). Parution le 27 août.