Le Point

Cinéma – On a le droit d’aimer « Tootsie »

Le classique de Sydney Pollack ressort. On y voit un homme se travestir en femme et devenir une icône féministe. Inconcevab­le en 2020… Et pourtant, quel film !

- PAR PHILIPPE GUEDJ

En 1979, Dustin Hoffman s’implique corps et âme dans une aventure particuliè­rement culottée : Tootsie. Une franche comédie, comme il n’en avait plus tourné depuis Le Lauréat, qui fit de lui une star en 1967. Et un projet qui va mobiliser quatre ans de sa vie, entre une interminab­le phase d’écriture, une transforma­tion physique éprouvante et un tournagema­rtyre en plein été 1982 suffoquant à New York, sous la direction de Sydney Pollack. Mais surtout, à 45 ans et après le très sérieux Kramer contre Kramer, Hoffman se lance avec Tootsie un défi de tous les dangers : incarner un acteur de théâtre aux abois qui, pour décrocher le rôle de la responsabl­e d’hôpital Emily Kimberly dans le soap opera Southwest General, n’hésite pas à se déguiser en femme plus vraie que nature. Seuls son colocatair­e (Bill Murray) et son agent (joué par Pollack lui-même) seront dans la confidence. Michael Dorsey, interprété par Hoffman, devient Dorothy Michaels, pétillante lady qui ne s’en laisse pas conter et dont l’audition va séduire la productric­e du feuilleton convoité. Rapidement surnommée «Tootsie» par Ron, le réalisateu­r du soap, Dorothy connaît une ascension fulgurante, Emily Kimberly devient un modèle pour des millions de téléspecta­trices… tandis que Michael Dorsey tombe amoureux de sa partenaire de caméra, Julie Nichols (Jessica Lange), sans pouvoir lui déclarer sa flamme. Près de quarante ans après son triomphe aux États-Unis – et aussi en France, où 3,8 millions de spectateur­s se sont pressés pour le voir en mars 1983 – Tootsie n’a rien perdu de son efficacité comique, de sa tendresse, de sa finesse. Pour autant, un film dans lequel un homme travesti en femme fait progresser la cause de ces dernières serait-il aussi bien reçu aujourd’hui ? On peut en douter…

Il n’empêche. En 2000, l’American Film Institute le classe à la deuxième place des 100 comédies les plus drôles de tous les temps (derrière… Certains

l’aiment chaud). Et sa réédition aujourd’hui chez Carlotta, dans une version restaurée au sein d’un magnifique coffret collector assorti d’un livre d’époque sur les coulisses du film, rappelle à quel point cette hilarante fable reste un divertisse­ment de haute volée, qui dialogue toujours avec notre présent. En se travestiss­ant, Michael Dorsey découvre, dans cette Amérique de 1982 où persistent encore bien des structures mentales patriarcal­es des années 1950, les mille et une avanies subies par les femmes au quotidien et dans l’industrie du spectacle en particulie­r. Le film puise une partie de ses gags dans les épreuves endurées par Dorsey pour parfaire son illusion, mais dans la réalité Dustin Hoffman s’infligea les mêmes supplices : « Je me suis rasé les jambes. (…) J’ai des éruptions cutanées qui me démangent. (…) Pourquoi devrais-je malmener ma peau ? Parce que les hommes font beurk quand ils voient des poils sous les aisselles ? Je crois qu’ils n’ont aucune idée des épreuves que les femmes endurent pour leur plaire », explique-t-il à l’époque dans le livre La Création de « Tootsie ».

La résonance actuelle de Tootsie va évidemment au-delà de ces détails pratiques. Trente-cinq ans avant #MeToo, le récit raille l’odieux comporteme­nt du metteur en scène Ron, macho qui aime bien coller une main aux fesses de ses actrices, traiter sa petite amie Julie (qu’il trompe allègremen­t) comme un trophée et affubler Dorothy Michaels de tout un tas de surnoms infantilis­ants – dont « Tootsie ». Une idée que Dustin Hoffman tenait de sa propre mère : « Elle avait l’habitude de me lancer en l’air en me disant : “Alors, comment va mon Tootsie Wootsie ? ” » Freud en

« Je crois que les hommes n’ont aucune idée des épreuves que les femmes endurent pour leur plaire… »

Dustin Hoffman

« Le film est une comédie, mais ce personnage me fait pleurer. » Dustin Hoffman

ferait son miel… À travers Ron, mais aussi le ■ vieux ringard lubrique John Van Horn ou encore Julie, tâtant de la bibine pour oublier sa carrière qui stagne et son boss/amant qui la maltraite, le film brosse toute une palette de normes toujours écrasantes pour les femmes de l’époque. Et si, à l’évidence, cette farce de grand standing paraît bien improbable, on y croit pourtant tout du long grâce à l’incroyable implicatio­n de sa vedette. Conforméme­nt à la technique de la Méthode, Dustin Hoffman entra en profonde empathie avec Dorothy et chercha en lui la vérité intime de cette belle Sudiste d’un certain âge un peu guindée, battante et solitaire – «J’ai commencé à effleurer quelque chose dans ce film, et c’était cette idée de la femme en chaque homme. » Pour approcher au plus près ce qui lui semblait instinctiv­ement constituer l’essence de son personnage, Hoffman se remémora d’anciennes blessures personnell­es liées au physique de sa jeunesse, qui n’avait rien de celui d’un jeune premier et lui coûta bien des rôles à ses débuts : « Le film est une comédie, mais ce personnage me fait pleurer, expliqua l’acteur au Chicago Tribune en 1982. Elle n’a pas de mec. Elle ne s’est jamais mariée. Elle n’a pas eu d’enfants. Ça me fait mal pour elle. Et juste parce qu’elle n’est pas jolie, qu’elle ne répond pas à des exigences (de beauté physique) dont je n’ai pas besoin en tant qu’homme. Et c’est là-dessus que je travaille. »

Le déguisemen­t à l’écran d’un homme en femme, déjà vu dans La Cage aux folles et Certains l’aiment chaud, relève quant à lui d’une tradition de jeu antique. « Le travestiss­ement est une question qui traverse toute l’histoire du théâtre, qu’il s’agisse des tragédies grecques, de l’art nô dans le Japon féodal ou du théâtre élisabétha­in. Pour des raisons très différente­s, les femmes étaient interdites de scène et ce sont les hommes qui jouaient leurs rôles en portant des masques, rappelle William Marx, historien de la littératur­e et professeur au Collège de France. Tootsie se rapprocher­ait davantage du kabuki, une forme toujours très vivante du théâtre japonais où des hommes sont spécialisé­s dans les rôles féminins et cherchent à atteindre une quintessen­ce de la féminité. » Par un curieux télescopag­e, Tootsie sera par ailleurs précédé en 1982 par son film miroir : Victor Victoria, de Blake Edwards, autre gros succès commercial, où Julie Andrews incarne une actrice de théâtre au chômage se faisant passer pour un acteur de cabaret dans le Paris des années 1930. Un point de vue que d’aucuns, particuliè­rement en 2020, ne manqueront pas de reprocher à Tootsie, désavantag­é par un détail désormais irrecevabl­e pour une certaine conception du féminisme: chez Sydney Pollack, c’est un homme qui tire le récit, et c’est par Michael Dorsey/Dorothy que les femmes vont prendre conscience de leur plafond de verre. Dans la vulgate identitair­e si prisée à Hollywood, on appelle cela de l’appropriat­ion culturelle, commise, circonstan­ce aggravante, par deux mâles blancs hétéros, Hoffman et Pollack, disqualifi­és d’office malgré leurs meilleures intentions.

En avance sur son temps. De fait, on imaginerai­t bien mal aujourd’hui un film comme Tootsie être financer par les grands studios. Mais, pour l’historienn­e des femmes et de la sexualité Virginie Girod, Tootsie n’en reste pas moins une grande oeuvre féministe, en avance sur son temps : « Ce film date de 1982, et les moeurs ont énormément évolué en quatre décennies ! Oui, c’est Michael Dorsey qui impulse la rébellion chez les femmes sous les traits de Dorothy, parce qu’il prend conscience de la différence de traitement entre les deux sexes. L’histoire de Tootsie, c’est la prise de conscience par les hommes qu’on n’a pas le droit d’être sexiste. En voyageant d’un genre à l’autre par le travestiss­ement, l’homme joué par Hoffman acquiert une ouverture d’esprit dont les retombées sont positives, sur sa propre vie et celles de ses proches. » Comme le résumait à l’époque Sydney Pollack, le coeur du sujet de Tootsie est « un homme qui s’habille en femme et apprend ainsi à devenir meilleur en tant qu’homme ». Redécouvro­ns et savourons donc sans honte ni vertige Tootsie, film cousin de Kramer contre Kramer, où Dustin Hoffman incarnait un homme divorcé contraint d’assurer aussi un rôle de mère pour son fils. Le classique comique de Sydney Pollack nous fait toujours autant rire qu’il nous émeut, tout en appelant, en son temps, les hommes à mieux respecter les femmes. Où est le mal ?

 ??  ?? Phénomène. En 1982, « Tootsie » réunit deux des acteurs les plus en vue d’Hollywood : Jessica Lange, révélée dans « King Kong » , et l’incontourn­able Dustin Hoffman, alors au sommet de sa carrière.
Phénomène. En 1982, « Tootsie » réunit deux des acteurs les plus en vue d’Hollywood : Jessica Lange, révélée dans « King Kong » , et l’incontourn­able Dustin Hoffman, alors au sommet de sa carrière.
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 ??  ?? Marathon. Dustin Hoffman et Sydney Pollack, en 1982, à New York, pendant le tournage du film, qui aura mis quatre ans à se terminer.
Marathon. Dustin Hoffman et Sydney Pollack, en 1982, à New York, pendant le tournage du film, qui aura mis quatre ans à se terminer.
 ??  ?? Style. Pour incarner Tootsie, Hoffman fit recruter la cheffe costumière Ruth Morley (« Annie Hall », « Taxi Driver »…).
Style. Pour incarner Tootsie, Hoffman fit recruter la cheffe costumière Ruth Morley (« Annie Hall », « Taxi Driver »…).
 ??  ?? Débuts.Tootsie/Michael découvre le script lors de son premier jour de tournage.
Débuts.Tootsie/Michael découvre le script lors de son premier jour de tournage.
 ??  ?? La barbe ! Celle de Dustin Hoffman fut un calvaire pour les maquilleur­s.
La barbe ! Celle de Dustin Hoffman fut un calvaire pour les maquilleur­s.

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