Le Point

Amin Maalouf : « Empêcher le Liban de mourir »

Chaos économique et politique, rôle de la France… Après les explosions qui ont pulvérisé sa ville natale, le grand écrivain se confie au « Point ».

- PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT

Né à Beyrouth en 1949, Prix Goncourt pour Le Rocher de Tanios en 1993, élu à l’Académie française en 2011 au fauteuil de Claude Lévi-Strauss, Amin Maalouf est l’auteur de romans et d’essais marqués par une observatio­n lucide du monde et de ses mécanismes. Dans Les Identités meurtrière­s, en 1998, fort de son expérience de la guerre civile au Liban, il mettait en garde sur le danger de la revendicat­ion identitair­e quand elle mène à la négation de l’autre. Dans son dernier ouvrage, Le Naufrage des civilisati­ons, lauréat du prix Aujourd’hui en 2019, il analysait avec une lucidité coupante la crise que traversent les mondes arabe et occidental. Que lui inspire la nouvelle tragédie que subit son pays natal ? La promesse d’un nouveau monde plus ouvert que véhiculait le pays du Cèdre, par son existence même, comme l’avait remarqué le général de Gaulle, est-elle toujours d’actualité ? Le grand écrivain a accepté de se confier au Point.

Le Point: Qu’avez-vous ressenti devant ces images terribles de Beyrouth, comme plongée, à nouveau, dans des scènes de guerre?

Amin Maalouf : Il m’a fallu une journée entière devant ■ les écrans pour comprendre que ce qui venait de se passer à Beyrouth n’était pas un épisode de plus dans l’interminab­le conflit qui affecte mon pays natal. Il ne s’agit évidemment pas d’une déflagrati­on nucléaire, mais il ne s’agit pas non plus d’une explosion « non convention­nelle ». Pour illustrer ce que je dis, une comparaiso­n : l’attentat d’Oklahoma City en 1995, le plus meurtrier qui ait été commis sur le sol des États-Unis avant le 11 Septembre, avait été causé par une bombe artisanale contenant elle aussi du nitrate d’ammonium, et qui pesait trois tonnes. La « bombe » dans le port de Beyrouth pesait mille fois plus ! Il fallait avoir ces chiffres à l’esprit pour comprendre le sens des images qui défilaient sous nos yeux.

Comment expliquer que cet entrepôt soit resté plein de substances explosives pendant autant de temps? Incurie? Métaphore d’un pays toujours aussi potentiell­ement explosif?

Même si la « bombe » a pu exploser accidentel­lement, ce qui s’est produit n’est certaineme­nt pas une catastroph­e « naturelle ». Le hasard et la malchance ne sont pour rien dans cette tragédie, sauf pour déterminer qu’elle se soit produite cette année plutôt que l’année dernière ou celle d’avant. Ce qui a causé le drame, c’est la corruption, et c’est l’incurie. La présence même de cette cargaison de nitrate à cet endroit, et pendant des années, ne s’explique que par la volonté de quelque mafia locale de vendre ce produit quand l’occasion s’en présentera­it. Et si les autorités ne sont pas intervenue­s, malgré les avertissem­ents qui lui ont été adressés, c’est parce que le pays est truffé de zones de non-droit où les diverses factions se livrent à leurs trafics lucratifs. Rien de cela n’est accidentel, ni naturel, ni dû à la malchance…

Comment le pays du Cèdre, qui était une telle «promesse», économique, confession­nelle, de liberté, de synthèse entre l’Orient et l’Occident, en est-il arrivé là? Avec la moitié de ses habitants au-dessous du seuil de pauvreté? Et un chaos qui s’aggrave?

La dérive n’est pas simple à expliquer, mais elle n’est pas inexplicab­le. Parmi les nombreux facteurs qui ont joué un rôle néfaste, on met souvent l’accent sur l’environnem­ent régional, qui est effectivem­ent calamiteux. Mais si je devais montrer du doigt le facteur le plus déterminan­t, celui qui explique plus que d’autres pourquoi le Liban n’a pas pu faire face aux nombreux défis auxquels il a été confronté depuis sa naissance, je désignerai­s sans hésiter le confession­nalisme. Ce qui fait problème, ce n’est pas la présence de communauté­s nombreuses et dissemblab­les – cela, c’est une réalité, c’est la raison d’être du pays, et c’était même, potentiell­ement, un atout majeur pour la réussite du modèle libanais et pour son rayonnemen­t. Le problème, à mes yeux, c’est que le projet national, qui consistait à transcende­r les diverses appartenan­ces communauta­ires vers une appartenan­ce nationale commune, n’a pas été poursuivi avec l’énergie et la lucidité qu’il fallait. De telle sorte que les citoyens sont devenus les obligés, et parfois même les otages, des dirigeants politiques et religieux de leurs communauté­s, lesquels se trouvaient être, à leur tour, les obligés et les otages de leurs protecteur­s étrangers. Il y a, de surcroît, une circonstan­ce aggravante: l’économie libérale, fondée sur les services, et qui a assuré indéniable­ment la prospérité du pays pendant de nombreuses années, s’accommodai­t mal d’un État fort, tenté d’imposer des réglementa­tions contraigna­ntes et de pratiquer une fiscalité substantie­lle pour pouvoir s’acquitter pleinement de son rôle. Au Liban, on a longtemps payé très peu d’impôts, de sorte que les pouvoirs publics n’ont jamais eu les moyens de doter le pays d’un système moderne d’éducation, de santé publique ou de protection sociale. Avec le recul, il est clair que seul un État fort et omniprésen­t aurait pu souder la population libanaise, renforcer les liens entre les citoyens et les pouvoirs publics, et réduire de la sorte la dépendance des Libanais envers les dirigeants de leurs communauté­s respective­s. La méfiance à l’égard du rôle de l’État a compromis cette évolution, qui était pourtant nécessaire.

Les mots prononcés par le général de Gaulle en 1965 sur le Liban, «nation indépendan­te, prospère et cultivée», sonnent amèrement aujourd’hui. Le Liban peut-il, actuelleme­nt, revendique­r l’un de ses mots?

Vous avez raison de dire que ces paroles sonnent amèrement de nos jours. Quand elles ont été prononcées, le pays semblait se rapprocher de cet idéal. Aujourd’hui, il en semble très éloigné. Mais, à mes yeux, ces paroles de bon sens esquissent l’avenir que les Libanais et les amis du Liban peuvent espérer pour lui.

Commençons par « nation » ?

Pour ma part, je ne puis me résigner à cette idée, si répandue aujourd’hui sur tous les continents, selon laquelle une nation doit être fondée sur une appartenan­ce religieuse commune. Fonder une nation sur une seule appartenan­ce religieuse, ou ethnique, ou raciale, c’est une fausse bonne idée, qui a causé d’innombrabl­es tragédies à travers l’Histoire. Et elle serait absolument incompatib­le avec l’esprit de mon pays natal. L’idée qui a présidé à la fondation du Liban, c’est celle de faire vivre ensemble des gens de toutes confession­s et de toutes origines, en organisant leurs relations de manière à ce que chacun sente que le pays est pleinement le sien. Je ne prétendrai certaineme­nt pas que l’expérience a réussi, loin de là. Mais jamais je ne me résignerai à la sagesse médiocre et paresseuse qui veut qu’une telle coexistenc­e soit impossible.

« Ce qui a causé le drame, c’est la corruption et l’incurie. Rien de cela n’est accidentel, ni naturel, ni dû à la malchance… »

Le monde tout entier est une mosaïque de communauté­s. L’Europe est une mosaïque, l’Amérique et l’Afrique et l’Asie également, et si l’on se soumet à la logique du morcelleme­nt, c’est la promesse de mille conflits à venir. La question n’est pas de savoir si des gens différents par la couleur ou par la croyance peuvent vivre ensemble et se dire concitoyen­s, la question est de savoir comment les faire vivre ensemble, comment leur faire sentir qu’ils font partie d’une même nation. Et en cela l’expérience libanaise, même si, jusqu’ici, elle n’a pas réussi, devra être recommencé­e, au Liban et ailleurs, jusqu’à ce qu’elle réussisse.

«Indépendan­t», lui qui semble être constammen­t le jouet, depuis sa création peut-être, de puissances extérieure­s qui agissent en son sein, comme par exemple l’Iran, dont dépend directemen­t le si puissant Hezbollah?

Être indépendan­t, aujourd’hui, pour un pays comme le Liban, c’est pouvoir dire « non » quand on cherche à l’entraîner, par la force ou par l’intimidati­on, dans des conflits où il n’a pas le désir de s’engager, et où il n’a manifestem­ent pas intérêt à s’engager. Cette indépendan­ce-là, le Liban l’a perdue depuis des années, et il est impératif qu’il la retrouve. Pour dire les choses clairement, mon pays natal n’a aucunement vocation à être un avant-poste militaire dans le conflit israélo-arabe. Il n’a aucun intérêt à être instrument­alisé, ni par les dirigeants iraniens ni par ceux qui s’emploient à les étrangler. Et il n’avait aucun intérêt à s’immiscer hier dans la guerre civile syrienne, ni pour aider le régime d’Assad ni pour aider les rebelles. Tous ces égarements résultent de la perte, par le Liban, de sa capacité à décider pour lui-même, comme un pays adulte.

Continuons l’énumératio­n… «Prospère», lui qui est aujourd’hui si touché économique­ment? «Cultivé»?

Vous avez raison de souligner que tous ces mots sonnent tristement à côté des images de destructio­n matérielle et morale que nous avons aujourd’hui sous les yeux. Mais faisons une pause, et laissons nos esprits voguer quelques instants hors des sentiers battus. Cette gigantesqu­e tragédie ne pourrait-elle pas amener un sursaut salutaire, chez les Libanais, toutes communauté­s confondues, et dans le reste du monde ? Pour concrétise­r le sursaut, il faudrait une initiative globale à laquelle prendraien­t part les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies: la France, les États-Unis, la Russie, la Chine et le Royaume-Uni. J’insiste : tous les cinq, ensemble et, dans un premier temps, personne d’autre, sauf peut-être l’Union européenne. Ensemble, ils mettraient en place une administra­tion provisoire, chargée de reconstrui­re le pays sinistré dans tous les secteurs qui ne fonctionne­nt plus. En commençant par réparer les infrastruc­tures – le réseau électrique, la gestion des déchets, les routes, les ports et les aéroports ; en redonnant vie à l’économie, autrefois florissant­e, et qui est aujourd’hui à l’arrêt ; en remettant en place les infrastruc­tures sociales, médicales et éducatives ; puis en modernisan­t les institutio­ns politiques du pays et en organisant, le moment venu, des élections libres… Chacun des cinq « grands » enverrait sur place un contingent de technicien­s et de gestionnai­res de haut niveau, ainsi qu’un contingent militaire pour préserver la paix civile. Et l’on doterait cette administra­tion internatio­nale provisoire d’un financemen­t substantie­l, qui se poursuivra­it pendant des années, et qui serait dans un premier temps entièremen­t sous la responsabi­lité des autorités internatio­nales.

Mais tout le monde va crier à l’ingérence! On l’a déjà reproché à Emmanuel Macron lors de sa visite à Beyrouth, parce qu’il a osé prendre un bain de foule dans les rues et parler de «lutte contre la corruption», d’aucuns voyant dans son attitude le souvenir du mandat français sur le Liban…

Des notionscom­me «ingérence» ou «mandat» n’ont pas leur place dans la vision que je suggère. Il ne faut pas se tromper de siècle ! Les Nations unies ont pour mission de venir en aide aux pays qui en ont besoin. Le Liban, qui est un membre fondateur, qui a été l’un des concepteur­s de la Déclaratio­n universell­e des droits de l’homme en 1948, et qui se trouve aujourd’hui en détresse, a droit à toute l’aide nécessaire pour se remettre sur pied. On doit secourir le Liban dans le respect de sa souveraine­té et de la dignité de tous ses citoyens. La présence des principale­s puissances du monde d’aujourd’hui garantira qu’il n’y aura aucun règlement de comptes

« Il faudrait une initiative globale des cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies. »

avec les factions locales, ni avec les différente­s puissances régionales, et aucun besoin de recourir à la force armée… Peut-être n’est-ce là qu’un rêve, mais je suis persuadé que toutes les parties sans exception, au Liban et dans sa région comme au niveau global, auraient énormément à gagner si un tel dispositif était mis en place. Et il me semble qu’en effet la France, qui a fait preuve d’une grande empathie avec le Liban après cette dernière épreuve, notamment avec la visite du président Macron, pourrait être la cheville ouvrière d’une telle initiative globale consensuel­le. Cette entreprise de sauvetage ne serait pas seulement la seule voie possible pour empêcher le Liban de mourir. Elle constituer­ait également un pas décisif vers la reconstruc­tion d’un ordre internatio­nal digne de ce nom, et dont l’absence se fait cruellemen­t sentir de nos jours, sous tous les cieux.

C’est quoi, être libanais?

Être libanais, c’est croire profondéme­nt en la nécessité impérative d’une coexistenc­e harmonieus­e, et peut-être même fusionnell­e, entre les différente­s composante­s de l’humanité… Et, en cela, je suis et je resterai libanais jusqu’à mon dernier souffle

Lire aussi notre reportage p. 40.

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« Coexistenc­e ». Amin Maalouf n’accepte pas l’échec du Liban « à faire vivre ensemble des gens de toutes confession­s et de toutes origines ».

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