Le Point

Frédéric Lazorthes s’en est allé, par Pierre Manent

Le professeur de philosophi­e politique rend hommage à son disciple, qui fut également notre collaborat­eur, disparu la semaine dernière.

- PAR PIERRE MANENT* Dernier livre paru : La Loi naturelle et les droits de l’homme (PUF). Retrouvez les analyses de Frédéric Lazorthes sur Lepoint.fr.

Je remercie Le Point de m’avoir invité à saluer la mémoire de Frédéric Lazorthes, dont la mort soudaine nous atterre. Frédéric Lazorthes, les lecteurs du Point le savent, était l’un des analystes les plus aigus de la vie politique française, du destin politique de notre pays et de l’aventure démocratiq­ue elle-même. Formé à l’histoire sociale en France et en Angleterre, lecteur passionné des oeuvres de la philosophi­e politique ancienne et moderne, doué d’antennes très sensibles pour percevoir les variations les plus ténues du climat civique dont il éprouvait, parfois douloureus­ement, les effets sur sa vie intime – on peut dire de lui que le zèle de notre maison commune le brûlait. Étrangemen­t et cruellemen­t pour cet homme passionné par le devenir de notre « commun » et angoissé par l’effilochag­e de tous nos liens, il ne trouva de place assurée dans aucune des institutio­ns ou « corporatio­ns » dont il mesurait, sans amertume mais avec lucidité, le rôle écrasant dans notre pays. C’est donc pour son seul talent et dévouement que par deux fois il reçut un rôle public correspond­ant à sa vocation. La première, quand Dominique de Villepin, Premier ministre, l’appela dans son cabinet après la lecture de l’essai que Frédéric venait de publier, Une crise française (Buchet-Chastel, 2004). La seconde, quand lui fut confié le secrétaria­t général du Comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, mission à laquelle il se consacra avec passion, tout en se désolant de l’indifféren­ce des politiques à cette question et en bataillant contre la mauvaise foi et les emportemen­ts idéologiqu­es des «associatio­ns» qui se déclaraien­t propriétai­res de la cause. Il était très sensible à l’ampleur et à la gravité des injustices commises, et en cherchait l’issue non dans une inculpatio­n générale de l’histoire française mais dans un effort, toujours à reprendre, de redéfiniti­on du commun, qui supposait non pas la délégitima­tion mais, au contraire, le renforceme­nt et l’approfondi­ssement de notre être national. De cette responsabi­lité, dans laquelle il avait mis son intelligen­ce, son coeur et sa fierté, il fut évincé dans des conditions si litigieuse­s que l’État fut condamné par la juridictio­n administra­tive, sans daigner, cependant, ni rétablir Frédéric dans les cadres ni lui verser les dédommagem­ents auxquels il avait droit. À partir de ce moment, il connut une précarité et une franche pauvreté douloureus­es pour cet homme élégant qui, né dans le patriciat toulousain le plus relevé, n’avait cessé d’être sollicité, sans jamais être pleinement accepté, par ces «corps» publics ou privés, ou plutôt inséparabl­ement publics et privés, dans lesquels les élites françaises ont leurs quartiers. Loin de se plaindre, pourtant, il choisit d’oublier sa précarité personnell­e dans la précarité collective et se consacra à « vendre la fibre » dans les régions les plus déshéritée­s des Hauts-de-France, d’où il ramenait des récits pleins de vie, d’humanité et d’équanimité. Il abandonna ce démarchage quand l’épuisement physique lui rendit quasiment impossible le travail intellectu­el pour lequel il était fait et qui était sa vie. Alors, il s’attacha presque désespérém­ent, mais sans parvenir au terme, à rédiger l’essai politique qui devait prendre la suite de l’analyse de 2004 et approfondi­r l’intelligen­ce de cet étrange pays qui ne voulait plus se connaître ni se gouverner lui-même, et qu’il aimait tant

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Au « Point », Frédéric Lazorthes signa notamment « Ces mots qui nous gouvernent ».

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