Le Point

Ne blesser personne, le nouvel impératif, par Peggy Sastre

Des écrivains et journalist­es sont sous protection policière. Ce qui nous paraissait anormal est devenu monnaie courante. Comment a-t-on pu en arriver là ?

- PAR PEGGY SASTRE

Dans les périodes de crise, il y a souvent cette question que l’on finit par poser : et vous, quand avez-vous pris conscience que quelque chose était en train de basculer ? Le fameux passage entre l’avant et l’après. Bien sûr, ce genre de jalon relève d’une reconstruc­tion. A posteriori, notre esprit tire des fils entre des points qui n’ont rien à voir pour donner un sens à une réalité dont la complexité nous échappe. C’est une sorte de pansement de la cervelle ou, plutôt, de sac en papier dans lequel on respire quand vient poindre la crise de panique.

Dans mes synapses surchauffé­es à moi, c’était un jour de 2016 ou de 2017. J’avais passé une bonne partie de la soirée à discuter avec un ami journalist­e des schismes apparus dans nos rédactions après l’attentat de Charlie Hebdo. Il s’étonnait que les choses soient allées si vite. Que les failles se soient creusées si fortement. Que d’anciens camarades de machine à café en soient venus, quasiment du jour au lendemain, à ne plus s’adresser la parole et à (métaphoriq­uement) cracher par terre au passage de l’un ou de l’autre pour conjurer le mauvais oeil d’une cohabitati­on désormais insupporta­ble pour tout le monde. Moi, comme souvent, je faisais ma blasée. Je lui disais que ce n’était que la dernière métamorpho­se en date d’antagonism­es remontant à très loin et faisant feu de tout bois pour se manifester.

Mes borborygme­s sur les racines conflictue­lles de notre nature humaine ayant moyennemen­t attisé son attention, j’étais passée au niveau proximal. Je lui avais dit qu’il y avait eu des histoires similaires au moment de la fatwa contre Salman Rushdie et, encore avant, lorsque la « révolution » iranienne excitait des intellectu­els bien au chaud à Neauphle-le-Château et glaçait le sang de quelques autres, ceux qui allaient vite devoir se décider entre la valise ou le cercueil à Téhéran. Qu’encore avant il y avait eu Césaire et Aragon, l’affaire Kravchenko, Victor Klemperer qui notait en douce ces si subtils changement­s linguistiq­ues affligeant les démocratie­s qui s’effondrent. Bref, que les temps de tension reviennent à intervalle­s irrégulier­s et qu’on n’avait finalement pas tant que ça à se plaindre. (De mes gènes du ghetto, j’ai hérité de la technique de consolatio­n dite « Vus de Babi Yar, tes problèmes, c’est peanuts ». Je vous la conseille, elle est super efficace).

À un autre moment de la conversati­on, je lui disais avoir remarqué une inflexion dans ses articles. Qu’il me semblait avoir changé son fusil d’épaule, ne plus écrire sur des sujets fâchant autant qu’auparavant les foules des réseaux sociaux, ces poissons rouges barbotant dans leur dopamine boostée par algorithme­s interposés et tournant de l’indignatio­n de la veille à celle oubliée le lendemain pour une autre. Je lui demandai si la chose était volontaire ou le fait d’ordres venant d’en haut. Sa réponse : que l’évolution était de son propre chef et qu’il avait effectivem­ent préféré se focaliser sur des sujets à « faible charge polémique », de peur qu’une explosion de Cocotte-Minute réticulair­e en vienne à ficher ses shrapnels dans sa santé mentale. Puis il avait ajouté : « Aujourd’hui, en France, il n’y a jamais eu autant de journalist­es et d’intellectu­els sous protection policière. »

Voilà, moi, elle est là mon épiphanie. La seconde où la grenouille prend conscience de la températur­e de la casserole. Du monde où ce qui était encore anormal en 1989 avec le calvaire de Rushdie est devenu monnaie courante. Une fonction comme une autre dans l’équation du choix rédactionn­el. « Sur quoi vais-je écrire aujourd’hui ? Ah, non, pas là-dessus, je risque de surchauffe­r la bile d’hypersensi­bles qui voudront me faire la peau, je vais plutôt en rester à un sujet à faible charge polémique. »

Quelques mois plus tard, j’entendais une journalist­e préciser la nouvelle ligne éditoriale qu’elle comptait faire appliquer dans le magazine dont elle était récemment devenue la rédactrice en chef : « J’aimerais que personne ne soit blessé par nos contenus. » La boucle était bouclée. Le schisme ouvert avec les attentats de Charlie Hebdo s’était enfin refermé. Les terroriste­s avaient gagné

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