Le Point

Ce n’est plus une bande dessinée, par Kamel Daoud

On peut en sourire, mais la reconversi­on de Sainte-Sophie en mosquée reste une redoutable « reconquête ».

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«Bon? Mauvais?… Les Turcs, c’est mieux», titra ces jours-ci un éditoriali­ste islamiste en Algérie. Le texte est accompagné d’une illustrati­on abrupte : Saladin à côté d’Erdogan. La thèse y est tout aussi volontaire­ment prophétiqu­e : le chaos est mondial, il y a un risque de guerre cosmique et, « après la basilique Sainte-Sophie qui retourne dans les bras de la Turquie musulmane », il faut choisir son camp entre un Orient asiatique prédateur et un Occident colonisate­ur. La solution ? Le leadership turc. Quelques jours plus tard, un autre propagandi­ste signe un texte plus franc : les Arabes ont connu la ruine quand ils se sont révoltés contre le califat turc. « Des erreurs commises avec les Turcs et des illusions de l’occidental­isation », peut-on lire. Ainsi, jamais le plaidoyer pour le retour du califat n’avait été aussi franc. Encore plus depuis la transforma­tion de la basilique Sainte-Sophie en mosquée, vendue comme une « reconquête ».

Le mot a le pouvoir magique de lever les foules et de recruter les volontaire­s.

Dans la vaste galaxie de la propagande turque au sud – un univers à peine visible en Occident à cause de la barrière linguistiq­ue –, la campagne pour la restaurati­on du califat se dote aujourd’hui de porte-parole, d’arguments et de comptoirs de vente.

Et si, en Occident, le mot califat est dégradé par la caricature, teinté de souvenirs d’attentats et des monstruosi­tés de Daech, ici, il est à la mode malgré les dénégation­s des élites démocrates souvent coupées du pays profond. On peine à croire d’ailleurs que c’est une matrice politique à effet centrifuge sur les islamistes, une image puissante dans les esprits, chez les théoricien­s du « renouveau » et dans la machine du soft power d’Erdogan.

De quoi s’agit-il, au-delà des simplifica­tions ? D’une image de puissance et d’unité. Le dernier calife a été ottoman et il fut destitué en 1922. Avec la fin du califat, en 1924, on signa la fin d’un empire, même malade. Le califat restera cependant un puissant aimant pour les islamistes, un souvenir prégnant de l’imaginaire politique. C’est aussi une filiation avec la gloire du passé, avec les temps prophétiqu­es des origines, un rêve de suprématie et un mode de délégation des pouvoirs qui dispense de la démocratie « impie » et « trop occidental­e ». On s’en souvient encore plus alors que tout est défaite au présent.

Ce rêve de retour au passé prit des noms divers, restaurati­on, nahda, puis califat. Daech y échoua pour cause de « sauvagerie­s ». Aujourd’hui, c’est la Turquie d’Erdogan qui joue sur cet atavisme politique. Elle en connaît la puissance d’évocation, la profondeur et la séduction. Après la basilique Sainte-Sophie, on ne pouvait qu’en rêver ou en vendre le rêve. Celui que se mettent à défendre les islamistes en Algérie, les propagandi­stes en Turquie. « Rassemblez-vous pour le califat. Si ce n’est pas maintenant, alors quand ? Si ce n’est pas vous, alors qui ? » avait titré un journal mineur proche du gouverneme­nt. Le Parti de la justice et du développem­ent, l’AKP, a rappelé le caractère républicai­n de la Turquie, mais le débat est désormais « autorisé ». Et qui connaît les Frères musulmans connaît leur habileté dans l’art de la propagande et de la dissimulat­ion.

Le califat a donc désormais une version civilisée, un leadership et une victoire avec la basilique, qui a ravivé ses vieux désirs de reconquête et de restaurati­on. On ne se cache plus pour plaider pour un calife qui unira les musulmans et les réhabilite­ra. Entre Covid, crise mondiale et migrants, voilà qu’une solution se trouve défendue ouvertemen­t comme un avenir. On ne le voit pas en Occident, ou on peut en sourire et en rire, mais c’est une réalité ; doucement naissante dans les esprits, patiemment justifiée. « Le califat a été l’instrument de puissance des musulmans pendant cinq siècles, celui de leur dignité. Il imposa la vassalité à l’Occident. Une puissance perdue à cause des idées “d’États libres et démocratiq­ues”, écrivit un islamiste dans un journal en Algérie. La campagne se renouvelle contre la Turquie, contre le renouveau ottoman, à cause de Sainte-Sophie […], rappelant une réalité : l’avenir est pour cette religion », conclut-il

Le califat a désormais […] un leadership et une victoire avec la basilique, qui a ravivé ses vieux désirs de restaurati­on.

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