Kamala Harris, l’étoile montante
Notre chroniqueur Gérard Araud a connu, à Washington, la nouvelle colistière de Joe Biden. Il a été frappé par son charisme.
J’ai fait la connaissance de Kamala Harris à l’occasion d’une réception donnée à l’ambassade de France pour une organisation de la communauté afro-américaine qui devait lui remettre un prix. J’avais découvert que, du long séjour de son enfance à Montréal, elle avait conservé des bases de français qu’elle utilisait avec humour sans se départir de ce sourire désarmant et de cette modestie qui sont les atouts de nos amis américains. J’avais été frappé par le charisme qu’elle dégageait et j’avais senti qu’elle ne s’en tiendrait pas au Sénat et qu’elle aurait de tout autres ambitions. Je devais la croiser, à plusieurs reprises, dans des dîners à Washington : elle me répétait qu’elle devait entretenir son français ; je lui proposais de se joindre aux petits déjeuners que je prenais avec Madeleine Albright dans notre langue, mais je compris que la politique étrangère n’était ni son fort ni sa priorité. Elle voulait s’imposer au Sénat, qu’elle n’avait rejoint qu’en 2017, et savait que c’était la politique intérieure qui le lui permettrait, en particulier les affaires juridiques, qui étaient sa spécialité en tant qu’ancien procureur dans un pays où tout sujet devient tôt ou tard querelle juridique.
Elle était la favorite pour la course à la vice-présidence depuis le début. En effet, nul ne nie le talent de femme politique de Kamala Harris. Charismatique, dynamique et chaleureuse, elle sait aussi bien « chauffer une salle » que manifester cette empathie, un peu ostentatoire pour nous, que les électeurs américains exigent de leurs représentants. C’est aussi une politicienne professionnelle aguerrie dans les luttes sans pitié de la politique californienne. Au Sénat, elle a rapidement su s’imposer par sa connaissance des dossiers et sa combativité et est devenue une « star » démocrate et la bête noire des républicains, comme elle l’a prouvé en étant sans
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pitié lors des auditions pour la nomination ■ d’un membre de la Cour suprême, Kavanaugh, sur lequel pesaient des accusations de harcèlement sexuel lorsqu’il était à l’université. Comme me disait un de ses assistants : « Ne vous méprenez pas sur son sourire, elle ne fait pas de prisonniers. »
Or, si habituellement le choix du vice-président n’a qu’un effet au mieux marginal sur le résultat du scrutin, en 2020, la situation est un peu différente. Comme disent les Américains avec élégance, « le vice-président est à un battement de coeur de la présidence », alors que Joe Biden aura 78 ans en novembre ; par ailleurs, il est probable qu’à cause de son âge il ne se représentera pas en 2024, ce qui fera de sa vice-présidente le principal candidat à sa succession ; enfin, ce que pensent beaucoup de démocrates – même s’ils ne le disent pas –, le colistier de Biden pourrait apporter à sa campagne le dynamisme et l’énergie dont il est lui-même incapable. Attendons-nous donc à voir Kamala Harris très active durant la campagne et probablement associée étroitement à la présidence de Joe Biden s’il est élu, à l’image d’ailleurs du rôle que celui-ci a joué auprès d’Obama.
Centriste, femme et noire. Le choix d’une vice-présidente ne porte pas seulement sur une personnalité, dans la mesure où derrière les noms se profilent des choix politiques et tactiques sur les orientations de la campagne.
La plus importante question à laquelle devait répondre Joe Biden portait sur l’orientation politique du vice-président. Fallait-il aller à gauche, comme le réclament bon nombre de militants du parti, ou vers le centre, comme le préfère la direction démocrate ? En d’autres termes, fallait-il viser la mobilisation d’une gauche qui a suivi Sanders et Warren mais considère sans enthousiasme Biden ou essayer de mordre sur la frange des républicains modérée, qui s’éloigne des outrances de Trump ?
Le choix de Kamala Harris prouve que c’est la seconde option qui a été retenue par Biden. Centriste lui-même, il a choisi une autre centriste. En effet, Kamala Harris, lorsqu’elle était attorney general (ministre de la Justice) de Californie, a suscité des critiques pour sa fermeté dans la lutte contre l’insécurité. Au cours des primaires démocrates, elle s’est d’ailleurs heurtée à l’hostilité de la gauche du parti. Un diplomate de l’ambassade de France que j’avais envoyé dans l’Iowa pour suivre sa campagne l’avait vu contrainte de gauchir progressivement son discours pour répondre aux critiques virulentes des militants. Elle ne les avait pas convaincus, ce qui explique son échec rapide lors des primaires, alors que beaucoup d’experts pariaient sur elle. Démocrates et républicains vont nier son centrisme, les premiers pour ne pas désespérer leur aile progressiste, et les seconds pour pouvoir crier au socialisme, voire au communisme. Reste à savoir si les partisans de Sanders et de Warren suivront les appels de ceux-ci et voteront pour Biden alors qu’ils se réfugient volontiers dans l’abstention. Un journaliste français qui a couvert les émeutes qui ont suivi la mort de George Floyd me disait que les manifestants, même les plus à gauche, lui répondaient tous qu’évidemment ils voteraient pour Biden. Sans doute, la direction démocrate estime-t-elle que, de ce côté, l’hostilité au président sortant suffira pour mobiliser l’électorat.
La recherche d’un vice-président obéit aux règles habituelles de la politique américaine et prend évidemment en compte ses attaches communautaires. Biden avait d’emblée annoncé que son vice-président serait une femme. Il y était contraint dans la mesure où ses cinquante années de carrière politique le ramenaient à des déclarations sur les femmes,
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« Ne vous méprenez pas sur son sourire, Kamala ne fait pas de prisonniers. » Un collaborateur de Kamala Harris
qu’il avait faites dans un autre temps et qui ■ étaient aujourd’hui inacceptables. Peut-être a-t-il également tenu compte des analyses des experts qui affirment que les femmes avec une éducation supérieure sont les plus tentées d’abandonner Trump.
Par ailleurs, le mouvement Black Lives Matter (BLM) ne lui laissait d’autre choix qu’une femme noire. À un moment où le pays avait communié dans l’émotion après la mort de George Floyd et dans l’examen de conscience sur la condition faite aux Noirs dans la société américaine, le candidat démocrate ne pouvait manquer d’y répondre en prenant une colistière issue de cette communauté. Des pétitions ont circulé à cet effet ; des personnalités de tous les milieux se sont exprimées en ce sens. Même Biden, ancien vice-président d’Obama, se devait de prendre en compte ces demandes alors qu’on pouvait estimer que le vote des Afro-Américains lui était déjà acquis, en particulier face à Trump.
Il l’a fait mais partiellement, puisque Kamala Harris, fille d’un immigrant jamaïquain et d’une Indienne, ne s’enracine pas dans l’expérience historique des Afro-Américains. Ces nuances, qui peuvent désarçonner un observateur français, comptent dans un pays où l’appartenance à une ou des communautés est un des fondements de celle à la nation américaine. Dans cette logique, Kamala Harris coche beaucoup de cases qui recommandaient son choix, puisqu’elle peut se targuer, à la fois, de ses origines noires et indiennes sans oublier qu’elle a épousé un juif… La voilà chrétienne avec un nom de déité hindoue.
Un choix, c’est toujours un compromis. Kamala Harris n’est pas la candidate parfaite pour Joe Biden. D’abord, en tant qu’originaire de la Californie, qui vote démocrate, quoi qu’il arrive, non seulement elle n’apporte pas avec elle l’espoir de la conquête d’un État mais elle risque de susciter la méfiance des électeurs du Midwest, qui considèrent côtes Est et Ouest du pays, réputées étrangères aux valeurs américaines traditionnelles, avec des sentiments pour le moins mitigés. Or, l’élection risque de se jouer là, comme en 2016. Par ailleurs, au cours des primaires démocrates, elle s’était distinguée par son agressivité envers Biden. Les républicains se feront un plaisir de diffuser les extraits des débats télévisés où elle le malmenait. Trump, qui ne recule devant rien, a fait mine de s’offusquer de « l’irrespect » qu’elle aurait manifesté envers Biden.
En attendant 2024… Quel que soit le résultat de l’élection du 3 novembre 2020, Kamala Harris sera une force qu’il faudra prendre en compte dans la vie politique américaine. Mais sa candidature est aussi un révélateur des évolutions de la société américaine. C’est l’occasion de découvrir l’ascension sociale, aux États-Unis, des immigrants originaires d’Inde, une minorité de plus en plus importante, dont le niveau de vie est le double de la moyenne nationale. Nikki Haley, ancienne gouverneur de Caroline du Sud et un temps représentant permanent des États-Unis aux Nations unies sous Trump, en est un autre exemple, avec, elle aussi, d’évidentes ambitions nationales. Rien n’exclut que Kamala Harris et Nikki Haley, deux femmes aux origines indiennes, ne se retrouvent face à face à la présidentielle de 2024. Ce parallèle rappelle que, quels que soient les défis auxquels font face actuellement les États-Unis, le « melting-pot » – le creuset – américain continue de fonctionner. Vague après vague, les immigrants continuent d’être intégrés avec succès par la société américaine, quelle que soit leur origine. C’est toujours progressif, parfois douloureux mais « ça marche ». C’est en cela que la communauté afro-américaine est un cas particulier, elle qui voit les vagues d’immigration la dépasser successivement en termes économiques et financiers. L’héritage de l’esclavage et d’un siècle de ségrégation raciale a laissé des traces indélébiles dans sa situation économique et sociale et dans la vision qu’elle a d’elle-même et que les autres ont d’elle. L’extraordinaire expérience que sont les États-Unis continuera encore longtemps de nous étonner et de nous interroger tant elle est porteuse de contradictions
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D’origine noire et indienne, cette chrétienne au nom de déité hindoue qui a épousé un juif incarne le melting-pot américain.