Le Point

Don Quichotte en Amérique : entretien exclusif avec Salman Rushdie

Salman Rushdie est de retour, et il est très en forme. Au point de récrire le chef-d’oeuvre de Cervantès ! Mais les menaces sur la liberté d’expression l’inquiètent dans notre époque du « Tout-Peut-Arriver ». Il s’est confié au Point.

- PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT

Un road trip en Chevrolet dans toute l’Amérique, des canyons aux gratte-ciel. À bord, un représenta­nt en médicament­s amoureux fou de sa dulcinée, une sublime star de la télé-réalité, « l’obsession des gauchos de la pampa argentine comme des chanteurs de reggaeton de Porto Rico ». A priori inaccessib­le, mais pourquoi ne pas croire en la puissance de l’amour ? Il s’appelle Ismail Smile, il est d’origine indienne, il rêve et, au fil des pages, de plus en plus. Dans la « Chevy », il parle en effet avec le fils qu’il n’a pas eu, installé à la place du mort sous la forme d’un hologramme en noir et blanc qu’une sorte de Gemini Cricket va, comme dans Pinocchio, colorer et rendre vivant. Mais ce n’est pas tout : on croise, dans Quichotte, un clone d’Elon Musk qui, sous le nom d’Evel Cent, prétend « sauver une grande partie de l’espèce humaine en la transporta­nt sur une Terre parallèle », des racistes en costume et collier de chien qui font la loi à Manhattan et un trafic de médicament­s tueurs, les fameux opioïdes qui ont fait une telle hécatombe dans l’Amérique de Trump… Salman Rushdie, remis d’un coronaviru­s attrapé en mars, est de retour et il est en très grande forme. Bien décidé, avec son Quichotte, réécriture contempora­ine du chef-d’oeuvre de Cervantès, à charger les moulins à vent d’une époque où « ce qui est normal ne paraît pas très normal », avec toutes les armes de la fiction. Il est en forme, aussi, parce que l’heure est grave. Avec JK Rowling, la créatrice de la saga Harry Potter, Margaret Atwood, celle de La Servante écarlate, et 150 autres intellectu­els, il a signé la tribune du Harper’s Magazine qui a fait grand bruit aux États-Unis et dans toute l’Europe. Ils y déplorent « un ensemble de postures morales […] qui risquent d’affaiblir les règles du débat public et l’acceptatio­n des différence­s au profit d’un conformism­e idéologiqu­e», «un goût pour l’humiliatio­n publique et l’ostracisme », et lâchent même le mot « censure ».À l’heure où sort en France son roman fou, fou, fou, labyrinthe d’intrigues aussi touffu que passionnan­t, multiplian­t les échos avec la tradition picaresque et le Rhinocéros de Ionesco, voici donc l’occasion de converser avec celui qui s’y connaît en menaces sur la liberté d’expression. Et en liberté d’invention.

Le Point: Alors, remis du virus? Salman Rushdie:

Oui. Grosse fièvre, toux et incroyable faiblesse. Incapable d’écrire, aussi, parce que devant ce qui se passait dans le monde, cette humanité entière confinée, il fallait simplement se taire, écouter et observer. Impossible de rien imaginer, du reste, devant ça.

On aurait pu penser, pourtant, que vous étiez mieux préparé que nous tous au confinemen­t. Après tout, l’ayatollah Khomeyni vous avait forcé à rester enfermé pendant des années…

Avoir une épée de Damoclès sur la tête est désagréabl­e, mais c’est sans commune mesure avec l’avalanche de morts qui s’est abattue sur mes amis. C’est une calamité globale, j’y ai survécu, j’en suis heureux.

Pourquoi avoir signé la lettre du «Harper’s Magazine»?

« Si vous exigez que n’importe qui, sur n’importe quoi, ne dise, ou n’ait dit, au cours de sa vie que des choses que personne ne puisse jamais “désapprouv­er”, alors oui, tout le monde est en danger. »

Comme vous le savez, j’ai passé une grande partie de ma vie à me battre au nom de la liberté d’expression, et je ne vais pas m’arrêter maintenant. Une démocratie, pour moi, c’est comme la place du village : tout le monde avance ses idées, parfois on se dispute,

« Aujourd’hui, le danger, c’est cette sous-culture agressive et amnésique qui est en train de manger le cerveau de tout le monde. » Salman Rushdie

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