Les derniers jours de Hongkong
Arrestations et filatures d’opposants se multiplient, fondées sur des accusations de « collusion avec des forces étrangères ».
Qui appeler si des inconnus vous suivent depuis plusieurs jours ? C’est désormais la question qui taraude les opposants à Hongkong. Vendredi 14 août au soir, Ted Hui Chi-fung, 38 ans, membre démocrate du Conseil législatif (LegCo) hongkongais, repère une Mazda noire qui l’a pris en filature jusqu’à son domicile, dans le quartier de Kennedy Town. « Je me suis arrêté près de chez moi pour prendre ma femme et mes enfants et les emmener dîner chez mes parents, raconte-t-il le lundi suivant, dans son bureau doté d’une vue sur la baie Victoria et contenant d’innombrables photos de famille. J’avais déjà remarqué une autre voiture qui me suivait la veille. Je l’avais dit à ma femme, ça lui avait fait peur. »
Il se résout à affronter ses suiveurs, deux hommes assis à l’avant du véhicule. Mais ceux-ci ne baissent même pas leur vitre, enfilent des masques, démarrent et le percutent. Il parvient malgré tout à les empêcher de s’enfuir. Des voisins qui ont vu la scène filment et appellent la police. Une vingtaine d’agents arrivent au bout de dix minutes. Les forces de l’ordre disent « enquêter » sur l’incident durant deux heures. D’après des témoins, les passagers de la Mazda leur font passer un bout de papier. Une précaution pour ne pas être entendus ?
« Finalement, les policiers m’ont dit qu’il s’agissait de journalistes, poursuit Ted Hui. J’ai demandé à voir leur carte de presse, rappelé qu’ils m’avaient percuté, que c’était une infraction grave, qu’ils devaient être arrêtés. La police ne les a même pas fait descendre ni fouillés. Au contraire, elle leur a dit qu’ils pouvaient partir. Alors je me suis mis en travers de leur route pour les stopper, mais un policier m’a plaqué au sol, me blessant légèrement au coude. Et les suspects ont pu fuir, la police leur ouvrant le chemin, alors que les passants leur hurlaient dessus ! » Les vidéos ont fait le tour du Web hongkongais. La police s’est défendue dans un communiqué :
■
« Le conducteur et son passager ont été invités à ■ déposer leur témoignage au poste de police. » Se présentant en victime et accusant le député d’avoir « bafoué la liberté de la presse », un journal, le Ta Kung Pao,a assuré qu’il s’agissait de ses reporteurs. Sauf que ce média est contrôlé par le bureau de liaison du gouvernement central, devenu l’autorité suprême dans l’ancienne colonie britannique, à mesure que l’autonomie du gouvernement local s’effritait. Ted Hui en est donc persuadé : « Ma conviction, c’est qu’ils ont beau détenir une carte de presse, même avoir un poste au sein de cette rédaction, ils ne travaillent pas en qualité de journalistes. Ils sont envoyés par le bureau de liaison ou le bureau de sécurité nationale. […] La voiture était un véhicule de location, totalement neuve. Plusieurs équipes différentes m’ont suivi. Quel groupe de presse aurait ce type de ressources? Ils sont financés par l’État. Aucun vrai média ne ferait ça. Ils font du renseignement sur nous et ils veulent que nous nous sentions menacés. »
Arme fatale. Rien de neuf en vérité pour Ted Hui. En 2018, il avait déjà été pisté. La police enquêtait sur lui à la suite d’un incident au LegCo. Soupçonnant une policière de surveiller les élus démocrates, Hui s’était emparé de son téléphone. Des journalistes pro-Pékin le suivirent les jours suivants, jusqu’à son arrestation. Il a finalement été condamné pour ces faits, en 2019, à une peine mineure de « travaux d’intérêt général ». « À l’époque, la raison de la surveillance était claire, mais cette fois il n’y a pas de raison évidente. » Il s’interroge sur ses nouveaux pisteurs. Seule explication : la loi sur la sécurité nationale. C’est l’arme fatale développée et imposée par Pékin au début de l’été, pour mettre fin à toute contestation à Hongkong. Visant à contrer les violences en marge des manifestations qui ont émaillé l’année passée, le texte met dans le même sac le terrorisme et le séparatisme, mais aussi la « subversion » et la « collusion avec des forces étrangères ». Avec la perpétuité comme peine maximale et usant de termes vagues qui peuvent englober la simple dégradation d’un bâtiment public, la critique du gouvernement ou même l’obstruction du travail parlementaire – technique dont les élus démocrates abusent en signe de protestation. La loi signe, en outre, un chèque en blanc au bureau de la sécurité nationale, la nouvelle agence de renseignement censée l’appliquer. Exemptée de mandat et protégée par le secret, elle est composée, en partie, d’agents venus de Chine continentale.
Pour le camp adverse, Ted Hui cumule les tares. Parmi les élus démocrates, c’est l’un des moins dociles. Il ne s’en cache pas : « J’ai des relations amicales avec des radicaux, ceux qui sont séparatistes ou pro-indépendance aux yeux de Pékin. » Au LegCo, c’est le pire fauteur de troubles : en mai, en pleine séance, il avait jeté une boule puante – un paquet contenant une plante en putréfaction, dont l’odeur a fait vomir une élue du camp adverse – pour dénoncer le refus de donner la parole à l’opposition. Il est cependant loin d’être la seule figure du camp prodémocratie à être souvent suivie par de mystérieux journalistes. Joshua Wong (voir interview p. 34) connaît bien le phénomène, et depuis très longtemps : « La première fois que j’ai été suivi, c’était il y a huit ans [NDLR: à l’âge de 15 ans], et il s’agissait déjà de “journalistes” pro-Pékin, nous confie-t-il. Quatre véhicules me suivaient simultanément. Un motard les coordonnait au talkie-walkie. Personne n’est préparé à ça. » Dans un post Facebook, Agnes Chow, 23 ans elle aussi, avec qui il a milité depuis le lycée, avait signalé le 9 août « plusieurs hommes suspects » devant sa résidence, faisant des rotations pour surveiller sa porte. Le lendemain soir, elle était arrêtée, dans la foulée du coup de filet qui a raflé le patron de presse Jimmy Lai et son entourage.
Selon des sources policières citées par le South China Morning Post, ces différentes interpellations seraient liées à une collecte en ligne lancée en 2019, désignée comme preuve de la fameuse « collusion avec
des forces étrangères ». Il s’agit en l’occurrence d’un financement participatif sur la plateforme GoFundMe, doublée d’un site Internet, Standwithhk.org, qui détaille l’usage des fonds. « Laam Caau », son nom cantonais, est la contraction du slogan populaire: « Si nous brûlons, vous brûlerez avec nous. » Le site Web résume la stratégie décidée par les manifestants au cours de l’été 2019 : lancer une campagne de lobbying international pour inciter les pays occidentaux, en particulier les États-Unis, à adopter des sanctions contre Pékin. Ainsi, si la Chine écrasait le mouvement hongkongais, elle en paierait le prix. Cette collecte, toujours ouverte, a reçu plus de 1,5 million d’euros – dont à peine 115 000 venus de l’étranger – pour financer de la publicité et des tribunes dans le monde entier.
« Ils ont une carte de presse, mais ce ne sont pas des journalistes, ils font du renseignement sur nous. » Ted Hui
Interdiction de transaction. Aux yeux des manifestants, ce front international a porté ses fruits. Face à l’anéantissement de l’autonomie de la colonie britannique que Pékin s’était engagé à respecter pendant un demi-siècle après la rétrocession, les États-Unis ont mis fin au statut spécial de Hongkong et au « made in Hongkong », qui facilitait l’accès au marché américain pour les entreprises locales. Onze dirigeants locaux fidèles à Pékin sont visés par une « interdiction de transaction », ce qui en fait des pestiférés, même pour certaines banques chinoises. À tel point que Carrie Lam, la cheffe de l’exécutif hongkongais, regrette que cela limite son usage des cartes bancaires. Son fils Joshua, étudiant à Harvard, a dû quitter les États-Unis en catastrophe fin juillet. Moins ennuyeux mais plus déshonorant, Carrie Lam a été elle-même contrainte de renoncer à son titre de membre honoraire de l’université de Cambridge – en France, elle reste officier de la Légion d’honneur. Le Royaume-Uni ouvre désormais grand ses portes aux réfugiés hongkongais, en facilitant l’installation des détenteurs de passeport British National (Overseas), le passeport national britannique outre-mer, hérités de la période coloniale, et en accueillant en grande pompe le jeune Nathan Law, ex-membre de Demosisto, le mouvement fondé en 2016 par Joshua Wong. La conviction des Hongkongais est que ces sanctions sont ce qui retient la Chine communiste d’écraser complètement le mouvement.
Mais pour l’État chinois, le camp démocratique s’est rendu coupable dans son ensemble de trahison en appelant ainsi la communauté internationale à attaquer les intérêts chinois. Le magnat de la presse Jimmy Lai et ses proches sont donc aujourd’hui accusés d’avoir contribué à la collecte Laam Caau. Et Agnes Chow et les deux autres activistes arrêtés le 10 août d’être impliqués secrètement dans le groupe qui l’a créé. « Agnes, de ce que je sais, n’a aucun lien avec cette collecte, la défend Joshua Wong. Il y a un malentendu ou une mauvaise source d’information si Pékin croit qu’elle est à l’origine ou à la tête de Laam Caau. C’est un groupe de financement participatif créé en août 2019, qui a favorisé le lobbying à l’échelle planétaire. Ceux qui ont lancé cette initiative sont restés anonymes, mais je crois que ce sont des Hongkongais qui habitent à l’étranger. »
La loi sur la sécurité nationale n’étant pas supposée être rétroactive, c’est la prolongation de la collecte après le 30 juin et la promulgation de la loi qui justifieraient la procédure. Depuis les années 1990, la propagande chinoise accable les démocrates hongkongais d’accusations semblables de collusion avec des forces étrangères. Sans jamais démontrer à proprement parler la collusion, c’est-à-dire une coopération secrète, au sens du droit occidental.
■
Plusieurs éléments se mélangent dans cette ■ accusation, dont aucun ne constituerait un crime en dehors du système autoritaire chinois. Tout d’abord, les démocrates hongkongais partagent très largement une sympathie sans complexe pour les États-Unis et le Royaume-Uni. Certains, plus rares, cultivent une nostalgie du Commonwealth, voire de l’époque coloniale. Pas un cortège sans cohortes de drapeaux américains, britanniques, néo-zélandais, canadiens… Ensuite, comme partout dans le monde, des organisations de défense des droits de l’homme et des valeurs démocratiques sont financées par les Américains, en particulier la Fondation nationale pour la démocratie (National Endowment for Democracy, abrégée NED). La NED a ainsi octroyé 1,9 million de dollars (1,6 million d’euros) à des entités hongkongaises entre 1995 et 2013. Mais, contrairement à ce que suggèrent les théories du complot qui font de la NED un faux nez de la CIA, aucun de ces financements n’est secret. Soumis à la revue publique, ces fonds nourrissent des organisations non gouvernementales (ONG), aux actions transversales, comme des projets pour défendre l’État de droit.
Isoler les démocrates. Désormais, les attaques se concentrent sur le lobbying mené par les démocrates hongkongais auprès des Occidentaux pour gagner leur soutien. Pour les dirigeants chinois, ces appels à l’aide seraient en réalité des « interférences » des démocraties dans leurs affaires intérieures. Chaque rencontre entre un officiel ou un politicien occidental et une figure hongkongaise prodémocratie est relevée comme la trace d’un complot contre la Chine. L’un des buts de la nouvelle loi sur la sécurité nationale est donc de dissuader à l’avenir toute rencontre officielle et d’isoler les démocrates hongkongais. Le 4 août, le consul général américain à Hongkong, Hanscom Smith, a défié la menace en rendant visite au président du parti civique, Alan Leong Kah-kit, l’une des principales formations prodémocratie. Un « scandale politique majeur » pour Leung Chun-ying, ancien chef de l’exécutif hongkongais et champion du camp pro-Pékin. Une manière pour le diplomate américain de refuser de se laisser intimider par la nouvelle législation, alors que d’autres représentations diplomatiques occidentales s’interrogeaient sur la possibilité de perpétuer de telles rencontres. « En tant que diplomates, partout dans le monde, comme ici à Hongkong, nous rencontrons naturellement tout le monde, justifie un haut responsable américain. C’est ouvert et transparent. Et c’est juste une partie de notre travail. […] Nous rencontrons le monde des affaires, la société civile, le secteur éducatif, culturel, le gouvernement, l’opposition. […] C’est ce que font les diplomates. Notre travail est de représenter les intérêts américains et de comprendre ce qu’il se passe à Hongkong. »
Révolutions de couleur en Europe de l’Est, Printemps arabe, Ukraine, Irak, et Liban plus récemment, Biélorussie maintenant, les États-Unis ont l’habitude
« Ce qui a changé, c’est l’insistance de Pékin à éroder l’autonomie de Hongkong. » Un haut responsable américain
d’être le « bouc émissaire étranger » à chaque révolte de masse contre un régime autoritaire. « L’année dernière, à Hongkong, nous avons vu des centaines de milliers, jusqu’à 1 million de personnes, manifester pacifiquement, répond à ce sujet le haut fonctionnaire américain. Les Hongkongais ont eux-mêmes décidé de s’exprimer ainsi. C’est vraiment les insulter que d’affirmer qu’ils sont incapables de déterminer leur propre intérêt et qu’ils sont d’une certaine manière manipulés par une ONG ou un gouvernement étranger. Nous rejetons ces accusations catégoriquement. »
Le responsable américain conteste par ailleurs la thèse d’une nouvelle guerre froide, dans laquelle Washington se servirait de Hongkong pour déstabiliser Pékin. « Notre politique pour Hongkong a toujours été la même depuis les années 1990, depuis la préparation de la rétrocession, rappelle-t-il. Nous soutenons la déclaration sino-britannique de 1984, qui promet aux Hongkongais un haut niveau d’autonomie. En 1992, le Congrès américain a voté la loi sur la politique américaine pour Hongkong. Depuis, c’est le cadre de notre promesse envers Hongkong de renforcer l’autonomie promise aux Hongkongais. » L’administration Trump et les parlementaires américains qui ont mis en place les sanctions ne feraient qu’appliquer une ligne établie de longue date. D’où vient dès lors la déstabilisation, depuis 2012, de l’ancienne colonie britannique ? « Ce qui a changé, c’est l’insistance de Pékin à éroder l’autonomie de Hongkong, en opposition avec ses engagements internationaux. »
C’est en effet le pouvoir central qui a mis fin à l’équilibre précaire, mais prospère, des premières années du retour de Hongkong à la Chine, en voulant d’abord imposer une « éducation patriotique » aux
relents maoïstes dans les écoles dès 2011, ce qui a suscité l’engagement de toute une génération, avant le mouvement des parapluies de 2014, exigeant le suffrage universel, prévu dans la loi fondamentale de Hongkong. Si les officiels chinois ne cessent de répéter qu’ils défendent le principe « un pays, deux systèmes » acté lors de la rétrocession, la loi sur la sécurité nationale, en étant dictée par le pouvoir central, sans aucune consultation locale, aurait aboli ce statu quo qui devait normalement être maintenu cinquante ans, jusqu’en 2047.
Pour les Hongkongais, le soutien de la communauté internationale est donc plus que jamais une assurance-vie. Pékin s’est certes doté d’une législation implacable pour écraser le mouvement démocratique. Mais il semble hésiter à l’appliquer intégralement. Sur fond d’une vague de soutien sans précédent pour le journal prodémocratie Apple Daily et de condamnations internationales unanimes, tous les prévenus arrêtés le 10 août ont été libérés sous caution avant le terme de leur garde à vue de quarante-huit heures. La nouvelle loi permettrait pourtant de les détenir au mépris de l’habeas corpus qui prévalait jusque-là dans la loi hongkongaise. Malgré la pression, les démocrates restent donc déterminés à « ne pas battre en retraite », comme le confiait déjà au Point en juillet Lee Cheuk-yan, opposant historique et organisateur des veillées de commémoration hongkongaises du massacre de la place Tiananmen. Les 11 et 12 juillet, en mobilisant 600 000 votants, l’organisation de primaires du camp démocrate a démontré que l’opposition continuait d’être capable de rassembler sa base, qui reste majoritaire dans l’opinion, d’après un sondage de l’université chinoise de Hongkong. Prétextant la pandémie de Covid-19, le 31 juillet, la cheffe de l’exécutif a reporté d’un an les élections du Conseil législatif, dans lesquelles les partis pro-Pékin risquaient une large déroute. Jusqu’à ce qu’elles se tiennent, les leaders de l’opposition savent qu’ils vont devoir faire face à une avalanche de procédures judiciaires
■
Pour les Hongkongais, le soutien de la communauté internationale est plus que jamais une assurance-vie.