« Annapurna, premier 8 000 », un roman français
Exploit et drame épique, la conquête de ce sommet du massif de l’Himalaya, il y a soixante-dix ans, continue de fasciner, malgré les controverses.
Une fête des guides à Chamonix débute toujours au cimetière où ont été couchés ces hommes qui sont venus défier les parois, épuiser leurs forces et exposer leur vie. C’ est là qu’ une histoire extraordinaire se trouve figée, celle des vainqueurs de l’Annapurna. Là qu’a été déposée le 15 août, pour le 70e anniversaire de leur expédition, une gerbe en l’honneur des huit compagnons de cordée de Maurice Herzog : trois guides, Louis Lachenal, Lionel Terray, Gaston Rébuffat ; deux amateurs brillants, Marcel Schatz et Jean Couzy ; un médecin, Jacques Oudot ; Marcel Ichac, l’inventeur de l’audiovisuel léger, et Francis de Noyelle, ambassadeur. « Je tenais beaucoup à cet hommage », confie Sissi Herzog, épouse de Maurice. « On est ravis que cela puisse venir se greffer sur la fête des guides, ajoute son fils Mathias. À chaque fois qu’il parlait de cette aventure, mon père était très ému. » L’histoire qui lie ces hommes n’a cessé de passionner, autant par le retentissement que cette épopée a eu dans le grand public que par ses prolongements polémiques, allant jusqu’à semer le doute sur la réalité de l’ascension. Une logique de la négation, gonflée à coups de ragots, qui a failli tout emporter.
Lorsque Maurice Herzog, chef de l’expédition, atteint, avec Louis Lachenal, guide de Chamonix, le sommet de l’Annapurna (8 091 mètres) le 3 juin 1950, à 14 heures, ils savent que leur destin est chevillé à la montagne déesse de l’abondance à laquelle ils viennent de s’offrir. Leur sacrifice les érige au rang de premiers hommes au monde à vaincre, sans oxygène artificiel, un sommet de 8 000 mètres, entendu comme symbole de l’ accomplissement de la forme, puisque la barre des 8 000 mètres avait été franchie presque trente ans auparavant. Initialement, c’est le Dhaulagiri
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voisin qui est visé, mais la route ne s’ouvre pas. ■
Toutes les cartes de cette région du Népal sont fausses. Des semaines de marche d’approche, pénibles et périlleuses, ont été nécessaires pour découvrir l’itinéraire. Tous les paramètres qui vont transformer la descente en une terrible épreuve sont en place. À cause de la mousson imminente, Herzog et Lachenal sont montés rapidement. Le séjour prolongé en altitude a miné leurs ressources physiques. Ils tiennent grâce au recours aux amphétamines. Au sommet, Lachenal, au bout du rouleau, se jette dans la pente. Herzog, qui baigne dans une dangereuse euphorie, n’a pas les forces physiques pour le suivre. Terray et Rébuffat vont assurer la retraite. Seul le beau temps peut les sauver. Mais lorsqu’il arrive, leurs sauveteurs, valides, sont frappés par l’ophtalmie des neiges. La cordée est finalement récupérée par Marcel Schatz, mais il faudra encore un petit miracle pour que l’expédition arrive au complet. Au-dessous du camp 3, Herzog et ses deux sherpas déclenchent une avalanche qui les entraîne vers le bord d’un précipice de 500 mètres.
Idole. Cinq semaines de descente pour revenir affirmer leur appartenance à l’espèce humaine. Le mythe est là : une renaissance française, grâce à un sacrifice individuel qui fait passer ces «martyrs» du monde profane au sacré, et qui, dans ces années cinquante, apportait du rêve et de la fierté à la France. Ceux qui sont nés au moment où se préparait l’expédition de l’Annapurna s’en souviennent : « C’était un symbole de l’existence de la France dans la cour des grands, tout comme l’était, dans un pays en proie à une crise gouvernementale permanente, aux conflits sociaux, aux guerres coloniales, l’invention de la DS 19 et le record du monde de vitesse sur rail », confie l’écrivain Michel Cyprien (1), venu sur le tard à l’alpinisme de haute altitude.
Herzog, avec son frère Gérard, va en écrire l’histoire, aidé par le contrat d’exclusivité d’édition que les membres ont signé avant le départ. Capitalisant sur sa gloire, il reporte son goût des conquêtes sur d’autres champs d’action : comme dirigeant d’industrie, président du Club alpin, secrétaire d’État à la Jeunesse et aux Sports – poste qu’il occupe de 1958 à 1966 –, député, maire de Chamonix, membre du Comité international olympique. Pour Lachenal, il n’y eut pas de renaissance miraculeuse. Il disparaît le 25 novembre 1955 dans une crevasse de la vallée Blanche. Herzog devient tuteur de ses deux fils et supervise, avec Lucien Devies, président du Comité de l’Himalaya, la publication de ses Mémoires posthumes. Le récit fédérateur, renforcé par la version de Terray dans Les Conquérants de l’inutile, va soudain être soumis à la critique et systématiquement suspecté. Les éditions Guérin ouvrent le bal en 1996, en publiant la version non édulcorée des Carnets du vertige de Louis Lachenal, où l’on apprend qu’il tenait plus à ses pieds qu’au sommet. La même année, la biographie de Gaston Rébuffat par Yves Ballu révèle que le Marseillais de « Cham » supportait mal cette épopée nationale aux ac cents guerriers, à l’ opposé des a philosophie hédoniste de la montagne. Au tournant de l’an 2000, David Roberts, alpiniste et journaliste américain, en fait Une affaire de cordée (Guérin, 2000) qui ambitionne de déboulonner l’idole. La deuxième salve viendra de la fille d’Herzog, qui, dans son livre Un héros (Grasset, 2012), tue le père et écorne l’image de la légende.
« La controverse traduit les tendances opposées entre le chef d’expédition, avec une obligation de résultat, et les guides professionnels qui “pensent montagne” », analyse Frédéric Thiriez, auteur du Dictionnaire amoureux de la montagne (Plon, 2016). Elle témoigne également d’un conflit de représentations. Pour Rébuffat, la montagne apparaît comme un « jardin féerique » ; pour Lachenal, une affaire de cordée, au sens de choix technique, de solidarité. Pour Herzog, c’est aussi un champ d’expérience individuelle, qui ne s’ouvre que quand le but collectif transcende l’ordinaire d’une ascension. « Ce sont deux échelles de valeur qui dialoguent et s’affrontent au moment du choix ultime, à quelques encablures du sommet, analyse le sociologue Paul Yonnet. En dernier lieu, l’humanité de Lachenal l’emporte sur son intérêt tel qu’il le perçoit à cet instant. Elle lui commande d’accompagner Herzog, non pour la patrie ou par obéissance au chef, mais pour lui et pour lui seul. »
Le sacrifice pour le drapeau a pris du plomb dans l’aile. Et les attaques dont Herzog est la cible, à partir de 1996, rendent compte de cette obsolescence. Le rejet des valeurs nationales, de conquête, de l’idée de surhomme fait place à de nouveaux imaginaires, inspirés par l’éthique, l’écologie, le ludique, la technique, l’esthétique. Les critiques vont reprocher à Herzog d’avoir fait un chantage à Lachenal, d’avoir avoué de
C’est avec le trésor des droits du livre, écoulé à 30 millions d’exemplaires, que les expéditions nationales seront financées jusque dans les années 1970.
manière pathétique qu’il voulait mourir sur place, mais aussi d’avoir fait courir le risque de l’amputation à toute l’équipe, de ne pas avoir rectifié le tir pour que Lachenal apparaisse, lui aussi, comme un héros. Enfin, d’avoir un penchant pour l’affabulation, en changeant de version sur certains détails.
Quelle vérité peut-on tirer de ce genre d’enquêtes a posteriori, qui s’appuient sur la comparaison de récits dont on sait qu’ils sont une mise en forme de la réalité ? Ces controverses souffrent de plusieurs biais ; elles prétendent rétablir une vérité sur l’histoire, mais, tardives, elles ne permettent pas aux personnes concernées de s’exprimer, puisque, dans les années 2000, sept des protagonistes sont morts. Elles sont uchroniques, instrumentalisant ce qu’Herzog est devenu par la suite pour remettre en cause ses compétences et la réalité de l’ascension. « Le plus gros travers de ces critiques est de réécrire l’histoire de l’Annapurna, en pratiquant un anachronisme coupable pour un historien, sans apporter de preuves formelles », témoigne Marcel Pérès, ancien préfet de l’Isère, auteur de Lionel Terray, l’inoubliable conquérant (Glénat, 2016). Pour Erik Decamp, alpiniste et polytechnicien, «Herzog a été mis en cause beaucoup trop tard, quand il était âgé, qu’il n’avait plus de pouvoir. On ne tire pas sur une ambulance, et si les gens avaient été plus courageux, ils l’auraient critiqué plus tôt. »
Mais la confusion ainsi créée a ouvert une brèche. « Trop beau pour être vrai », a repris à son tour la fille du héros : «Ainsi a pu se produire un pacte inavouable entre ces deux hommes, unis pour le pire dans un mensonge de cordée, et l’édification de ce qui deviendra un mythe national. » Pour Catherine Cuenot, iconographe, qui a eu accès aux archives des familles et aux témoins proches des protagonistes, ces allégations n’ont pas de sens. « Lachenal, enfermé dans le mensonge, n’aurait jamais tenu le coup. Il était trop spontané pour mentir. » Paul Yonnet estime que le récit est un « chef-d’oeuvre de vérité ouverte ». Herzog a livré sa défaillance devant la mort; ses aveux ont pour contrepartie la relation de la tentation de Lachenal de renoncer. « On pouvait imaginer un pacte de silence. Mais une fois celui-ci révélé, et il aurait fini par l’être, Lachenal aurait tout perdu. L’expédition française avait vaincu l’Annapurna et lui-même était allé au sommet, mais presque contre son gré, et il avait été la dernière opposition qu’il avait fallu surmonter pour que la route soit ouverte. Il avait perdu ses pieds, en même temps qu’une partie de sa réputation, alors que, sans lui, il est peu probable qu’Herzog serait redescendu. » Les retombées ont été énormes pour tous les membres. Mais cette figure de la malchance, de l’injustice, Lachenal, qui ne peut plus exercer ses talents de rochassier, appelait à un recentrage. « Dans les dernières années de sa vie, face aux critiques, témoigne Erik Decamp, Herzog disait : “Vous n’y étiez pas, mais qui êtes-vous pour dire ça?”Le personnage ne m’était pas particulièrement sympathique mais je lui donnais raison. Si on peut reprocher à Herzog d’avoir tiré la couverture à lui, il n’en est pas le seul responsable ; ça arrangeait bien tout le monde d’avoir un héros.»
Paradoxe. C’est avec le trésor des droits du livre, écoulé à 30 millions d’exemplaires, que les expéditions nationales seront financées jusque dans les années 1970. Pour Blaise Agresti, ex-patron du peloton de gendarmerie de haute montagne de Chamonix, « par ce mythe gaullien, on s’est fait enfermer dans la représentation du sommet à tout prix, alors que l’alpinisme, c’est d’abord un cheminement ». Paradoxe : en cherchant à démythifier l’Annapurna, on va renforcer le mythe. « Il est toujours permis d’imaginer ce que pouvaient être réellement les rapports entre ces jeunes hommes confinés, bourrés de testostérone, sans femmes, la teneur de leurs échanges verbaux, qui ne nous ont pas été racontés mais que les textes suggèrent », argumente Michel Cyprien, dont le prochain roman, Les Secrets de l’Annapurna, s’articule autour des «horreurs» qu’ils auraient pu se dire. De l’Annapurna se sont nouées des relations d’amitié, de parenté. « Maurice Herzog est devenu mon parrain car mon père lui a sauvé la vie », assure Nicolas Terray, fils de Lionel. Mathias Herzog est ami avec Alexis Lachenal, petit-fils de Louis, employé dans le golf dix-huit trous construit par Maurice Herzog. Et pour ce 70e anniversaire, Frédéric Rébuffat, Arlette Lachenal, Agnès et Bernard Couzy, Olivier Schatz, Marc de Noyelle ont dîné au chalet de la famille Herzog
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1. Michel Cyprien est l’auteur, notamment, de L’Élève Sassi Boukeffa (La Galipote, 2017).