Gaspard Koenig à cheval sur les traces de Montaigne (8) : les écolos contre les chevaux
Bloqué dans l’Aisne, sur le GR 14, notre philosophe a cédé à la haine des verts. À tort ?
Montaigne s’étonnait de l’ardeur avec laquelle ses contemporains défendaient leurs convictions religieuses sur des sujets pourtant abstraits et seulement maîtrisés par quelques théologiens abscons. « Combien en a-t-on vu se laisser patiemment brûler et rôtir, s’étonne-t-il, pour des opinions empruntées d’autrui, ignorées et inconnues ? » J’ai vainement tenté de retrouver les traces de ces conflits en interrogeant la maire adjointe de Fontainebleau, très active dans la communauté protes- tante : l’intégration des calvinistes n’est plus un sujet. En revanche, au cours de la même soirée, la conversation s’est soudain enflammée autour de la cause animale. Au nom de la planète, de l’environnement ou du droit des animaux, beaucoup se feraient aujourd’hui brûler et rôtir. Beaucoup de citadins, en tout cas, toujours prêts à voter vert depuis leurs cocons de bitume. Car dans les campagnes que je traverse, les écolos n’ont pas bonne presse.
Chacun a de bonnes raisons de leur en vouloir. Un céréalier de la
Brie, dont nombre d’amis se sont suicidés après la faillite de leur exploitation, se demande qui va venir désherber les champs à la main après l’interdiction du glyphosate. Un éleveur du Limousin me confie, durant ce moment privilégié de la tétée des veaux, qu’il s’apprête à renoncer à son label bio tant les critères en sont contradictoires et inadaptés. Un petit viticulteur de Champagne se moque, entre deux dégustations, du label « Haute qualité environnementale », trop flou pour être efficace et trop cher pour être honnête. Un agriculteur du Perthois déplore que les grues migratrices du lac de Der dévorent ses champs. Un producteur de lait de la Meuse s’indigne des dégâts causés par les loups (qui se promènent donc dans les mêmes forêts que moi…). Des responsables de la Fédération française d’équitation de Lamotte-Beuvron s’inquiètent de la perturbation croissante des manifestations équestres par des activistes peu au fait des besoins des chevaux. J’ai vu une placide fermière sortir de ses gonds face à un défenseur des éoliennes qui l’assommait de termes techniques. Les agriculteurs qui ont connu les chevaux de trait dans la ferme des grands-parents ne sont pas pressés de revenir à la traction animale pour les labours, et comprennent mal qu’on leur présente comme un progrès ce qui serait pour eux un douloureux retour en arrière. Quant aux amateurs de vénerie, ils ne décolèrent pas contre un projet de référendum fourre-tout sur le bien-être animal. Tous ces reproches ne sont pas adressés à l’écologie elle-même mais à ses dogmes contre-productifs, élaborés par des intellectuels qui aiment la nature depuis leur canapé, sans connaître la campagne et ses lois complexes.
Bataille. Pourquoi tant de ressentiment ? J’avoue y avoir cédé moimême sur le GR 14, qui traverse l’Aisne. Deux jours de suite, je me suis retrouvé bloqué à chaque entrée de chemin. D’habitude, les barrières en bois interdisant l’accès aux voitures et aux motocyclettes sont aisées à contourner ou même à ôter. Mais de La Ferté-sous-Jouarre à Dormans, elles ont soudain pris des allures de bataille de la Marne : vissées aux murs, soudées sur des piquets de béton, voire renforcées par des parpaings jetés en travers. Le doute n’était plus permis: on en voulait aux cavaliers. Je dus faire de nombreuses fois demi-tour, vaincu par cet ennemi invisible. C’est que le GR 14 serpente au-dessus de l’aqueduc de la Dhuis, qui fournit Paris (et Disneyland) en eau potable ; toute cette portion est strictement interdite aux cavaliers, stigmatisés dans des cercles rouges comme de vulgaires véhicules à moteur. Mon hôte du soir, Jean-Jacques, dit « Jéjé », fut intarissable sur la question. Amateur de chevaux et de randonnée, Jéjé a emménagé dans l’ancienne ferme de Jean de La Fontaine, qu’il a en partie reconvertie en écuries. Les visiteurs intéressés par La Fontaine, comme Erik Orsenna, se régalent d’anecdotes sur les fornications de l’illustre moraliste. Mais ceux qui viennent pour y loger un cheval se voient
raconter, lettres officielles à l’appui, une fable bien plus triste : ce sont les écolos du Conseil de Paris qui, en arrivant au pouvoir à la fin des années 1990, ont interdit le passage des équidés au motif que le crottin pourrait « polluer » l’eau de Paris. Comme si le nitrate n’était pas une substance naturelle ; comme si la terre ne l’absorbait pas pour se régénérer ; comme si l’aqueduc n’en était pas protégé par une voûte en pierre ; comme si quelques dizaines de chevaux allaient empoisonner nos délicats citadins. Par opportunisme politique, les écolos ont tendu des chaînes en pleine nature et envoyé les cavaliers sur les départementales. Morale de l’histoire, empruntée à la fable des deux taureaux et de la grenouille : « Hélas ! On voit que de tout temps/Les petits ont pâti des sottises des grands. »
Démembrement. Pourtant, tout ce voyage m’a rendu écolo malgré moi. Durant ma préparation à l’écurie d’Alice et Antoine Castillon, dans le Calvados, j’ai appris bien davantage que des techniques de randonnée : je me suis initié à la permaculture et aux circuits courts ; j’ai découvert l’équilibre fragile des écosystèmes. Depuis que je randonne à cheval, en traversant les nationales et en passant sous les autoroutes, j’éprouve dans ma chair la violence des énergies fossiles, véhiculant Homo sapiens à des vitesses qu’il ne maîtrise pas. Je renonce à toute tolérance quand je dois faire slalomer ma jument entre les ordures jetées sur les bas-côtés des routes. Je plaide pour la création d’une certification sérieuse sur le bien-être animal, qui permette au consommateur de boycotter les élevages intensifs. Je ne décolère pas contre la bitumisation sans science ni conscience, qui envahit jusqu’aux parcelles des vignes. Et pour jauger ma propre vertu, je me suis adjoint les services d’un universitaire américain chargé de calculer mon bilan carbone sur cinq mois, que de mauvaises langues prétendent plus élevé qu’un Bordeaux-Rome en avion.
De même, aucun de mes interlocuteurs dans les campagnes ne m’a paru nostalgique de l’agriculture conventionnelle. Beaucoup d’exploitants, la plupart j’ose espérer, cherchent en tâtonnant des modèles plus raisonnés pour sortir de la spirale de la mécanisation et de l’endettement. L’avenir sera au démembrement rural, pour retrouver des exploitations à taille humaine. Mais ce qui est répulsif dans l’écologie politique, c’est la prétention, commune à toutes les idéologies totalitaires, à refonder un monde neuf. Montaigne n’avait pas de mots assez durs contre les faiseurs de systèmes. Il se méfiait des « gens fanatiques, qui pensent honorer leur nature en se dénaturant » : n’est-ce pas le cas aujourd’hui des végans qui, en refusant de reconnaître l’animal carnivore tapi en eux, nient leur propre destin génétique ?
Au contraire, Montaigne posa les fondements d’une philosophie de l’ordre spontané, soucieuse de suivre la « route de nature » en médecine comme en politique. N’est-ce pas être fidèle aux principes de l’évolution naturelle que de tolérer l’expérimentation, l’erreur, l’innovation ? Les transformations, pour être pérennes, soutenables, ne doivent-elles pas être progressives ? « Tout ce qui branle ne tombe pas. » Notre environnement branle. Gardons-nous de le précipiter dans sa chute en lui imposant des corrections trop brutales. Apprenons à écouter ceux qui nous nourrissent. Et rouvrons le GR 14 aux chevaux !
■ Pour suivre l’itinéraire de Gaspard Koenig et lui proposer le gîte : gaspardkoenig.com.
Moi, vertueux ? Un universitaire américain calcule mon bilan carbone sur cinq mois de randonnée équestre.