Gastronomie : la gélatine sort du moule
Des premiers essais de Papin aux chauds-froids de Carême, l’acmé de la gastronomie française est en pleine forme.
Tout est parti d’une carpe koï en trompe-l’oeil dévoilée en 2018, lors du banquet de lancement du 18e volume de la revue A Magazine Curated by. Ce faux poisson sculpté à la gelée rose et au champagne imaginé par Laila Gohar restaurait « l’art grandiose de la table » célébré par Antonin Carême au commencement du XIXe siècle. Mais surtout, l’oeuvre comestible de cette figure de proue d’une nouvelle génération de chefs signait, grâce à l’effet amplificateur des réseaux sociaux – vive Instagram ! –, le retour de la gélatine sur le devant de l’assiette.
Plébiscitée pour ses propriétés nutritives, fonctionnelles et ornementales, cette protéine pure, riche en acides aminés est (omni)présente dans toute la chaîne alimentaire : elle apporte de l’élasticité aux bonbons, de la consistance aux crèmes ou aux préparations pour gâteaux, de l’onctuosité aux yaourts ; elle clarifie le vinaigre, les jus et parfois le vin. Elle permet même la fabrication de capsules pharmaceutiques en protégeant l’actif médicamenteux… Une substance dont les usages au cours des deux cents dernières années ont reflété les préoccupations de la société.
Substitut. La toute première gélatine obtenue par le scientifique Denis Papin à la fin du XVIIe siècle est apparue comme un substitut de viande qui servait à alimenter la population pauvre. Il faudra attendre le début des années 1800 pour que le procédé s’industrialise sous la férule de Jean-Pierre-Joseph d’Arcet. « Ce dernier brevette une machine capable d’exposer les os à l’action de la vapeur afin d’en extraire la gélatine. Avec le soutien de médecins, d’ingénieurs et de philanthropes, le produit est vite adopté par les élites en vue d’apaiser les populations affamées, dont elles craignent les débordements », raconte l’historien Nicolas Sueur, auteur d’un article sur le chimiste et industriel.
D’Arcet, qui souhaite en faire un aliment à part entière, cible aussi les hôpitaux, les prisons et les casernes avec l’idée de diffuser massivement son invention. Sa pâte gélatineuse se voit ainsi distribuée aux troupes, comme une source de protéines, au coeur des guerres napoléoniennes. Mais, en dépit de ses capacités à intéresser divers acteurs influents, le chimiste échoue à l’imposer au plus grand nombre.
La « gelée figée » traverse néanmoins l’Atlantique pour rejoindre les États-Unis grâce à Thomas Jefferson, qui rapporte d’une mission diplomatique en France une recette de « gelée de vin » enrichie de noix de muscade et de citron. Ni plus ni moins qu’une version ancestrale de l’emblématique sauce cocktail. Il n’en faut pas davantage pour lancer la mode des plats en gelée. « Servir des aspics montrait non seulement que des gens travaillaient pour vous, mais que vous aviez des mains supplémentaires pour préparer des aliments complètement frivoles », explique la journaliste américaine Toni Tipton-Martin.
Avec la révolution industrielle, la gélatine prend de plus en plus de place, offrant deux perspectives d’utilisation : l’une, industrielle (les colles fortes, la photographie), et l’autre, alimentaire. Tout bascule en 1897 lorsqu’un menuisier américain qui voulait élaborer un sirop pour la toux à base de gélatine en poudre invente, par hasard, un dessert aromatisé aux fruits que son épouse baptise « Jell-O ». Il vend la marque à d’habiles commerçants, qui imaginent des livres de recettes, développent les fameux moules ronds nervurés et inondent la presse d’articles et d’illustrations signées Rose O’Neill ou Norman Rockwell. Le succès est fulgurant.
Métaphore. Faible en calories, la gélatine séduit les élégantes, soucieuses de garder la ligne durant les Années folles. « Après la Seconde Guerre mondiale, les femmes apportent leur ambition et leur créativité refoulées au nouveau phénomène de divertissement, rapporte l’historienne Laura Shapiro dans son livre consacré à la cuisine des Américaines au tournant du XXe siècle. Fruits et légumes servis en gelée sont, en quelque sorte, une métaphore de la façon dont la gent féminine est censée être : bien contenue, brillante, jolie et résistante. » Dans les années 1960, le Jell-O sucré, bon marché et instantané s’envole avec l’ère spatiale et incarne la modernité, au point de voir ses qualités artificielles faire partie de son attrait.
Aujourd’hui, c’est plutôt son intérêt gustatif qui pousse les chefs à se réapproprier les grands classiques d’Antonin Carême, créateur du fameux « chaud-froid », comprenez cuisiné chaud et servi froid, avec en tête le fameux aspic. L’oeuf en gelée au curry d’Alain Passard, dévoilé le 5 mai sur son compte Instagram, a été « liké » par 19 000 followers de sa communauté, qui en compte près de 450 000. Ce « lumineux coucher de soleil » parsemé de
Le célèbre dessert aromatisé aux fruits Jell-O a été élaboré par hasard par un menuisier américain en 1897.
feuilles de persil s’est révélé la publication de la toque la plus commentée pendant le confinement. À Shanghai, Paul Pairet rivalise d’audace esthétique. Dans son plat signature baptisé « Fish Tupperware », le chef d’Ultraviolet emprisonne un cabillaud entier à l’intérieur d’un rectangle de gelée. Une vraie prouesse technique !
La gélatine cristallise néanmoins la question de la dépendance à la nourriture d’origine animale. « Certains consommateurs peuvent y voir un problème du fait de leur régime alimentaire (végétarisme, véganisme, religion). Mais il est important de souligner que les animaux sont élevés et abattus pour leur viande et pas pour leur gélatine. Cette dernière provient des industries de transformation qui permettent d’éviter le gaspillage alimentaire », précise Line Jensen ,de l’association Gelatine Manufacturers of Europe, qui représente la quasi-totalité de la production de gélatine en Europe, soit un tiers de la production mondiale.
Gilles Vérot, lui, a trouvé la parade pour satisfaire chacun. À côté de ses fameux pâtés en croûte et autres spécialités gourmandes, l’artisan parisien a concocté cet été sa première terrine végétarienne : une mosaïque de légumes de saison sertie d’une gelée veggie au miel. Le comble pour un charcutier
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