Le Point

Louis XIV ou le début de la fin

- PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

À l’heure où il est de bon ton de déboulonne­r les statues ou de brûler les idoles, le journalist­e Clemenceau, observateu­r de la vie politique, le Lion britanniqu­e Winston Churchill et le Roi-Soleil, objet d’une nouvelle biographie critique et mondialisé­e venue d’Angleterre, font encore parler d’eux.

Outre-Manche, on a un faible pour Louis XIV. Le mérite, ou la faute, à une lady anglaise, l’aînée des soeurs Mitford, Nancy, dont le best-seller, Le Roi-Soleil, publié et republié depuis 1966, vantait assez superficie­llement le faste, le luxe, l’élégance de cette cour de Versailles tellement plus « fun » que la cour d’Angleterre. Nos voisins ont peut-être plus envie de vanter la France de jadis que celle d’aujourd’hui. Il ne fait aucun doute que le Britanniqu­e Philip Mansel, plus historien, reconnu dans l’antre même du culte louisquato­rzien, puisqu’il est le président scientifiq­ue du Centre de recherches du château de Versailles, corrigera cette vision partielle et édulcorée. En France, les historiens se répartisse­nt entre ses attachés de presse, François Bluche, ses défenseurs lucides et parfois réservés, Jean-Christian Petitfils, et ses opposants acharnés, Daniel Dessert. Mansel, fort peut-être d’un recul britanniqu­e, se situe dans le camp des critiques, qui n’en soulignent pas moins certaines qualités du monarque. C’est du reste ce sens de la nuance qui fait l’intérêt de son ample biographie, où l’on s’échappe de Versailles pour se promener en France, en Europe, et même en Chine, au royaume de Siam et dans les colonies du Québec ou des Antilles. « On ne peut pas comprendre Louis XIV depuis le château », nous avoue Mansel dans un français parfait.

Parmi les bons points distribués, son portrait du roi en bourreau de travail : ceux qui, sous l’influence d’un Michel de Grèce, auraient retenu le collection­neur de maîtresses seront surpris d’apprendre que Louis XIV épluchait ses dossiers jusqu’à minuit, s’enfermait avec ses ministres, délaissait la cour, surtout après 1685, soucieux de tout savoir, voire de sillonner un royaume arpenté dès sa jeunesse durant les tracas de la Fronde : « Versailles ne l’a pas coupé de la France », résume Mansel, avant d’admettre que, après la mort de l’indispensa­ble et tentaculai­re Colbert, césure dans le règne, il ne fut pas très heureux dans le choix de ses ministres, Louvois, Villeroy… Une chose est d’être studieux, une autre est de savoir s’entourer pour diriger un État, le défi vaut toujours.

L’un des clichés les plus tenaces sur le règne du RoiSoleil concerne l’étouffemen­t de la noblesse française, qu’il aurait bâillonnée en l’attachant aux hochets de Versailles. Certes, Mansel décrit la cour comme une vaste bourse d’emplois assez efficace dans son fonctionne­ment et ses intentions politiques, mais il nuance le

Après la mort de l’indispensa­ble et tentaculai­re Colbert, césure dans le règne, le roi ne fut pas très heureux dans le choix de ses ministres, Louvois, Villeroy…

propos : « Les nobles n’avaient pour obligation que de demeurer ■ un an sur quatre à la cour, ou trois mois sur douze, en dehors desquels ils retournaie­nt dans leurs châteaux et leurs provinces. Et ils étaient si nombreux qu’on ne pouvait tous les mettre dans une cage dorée. » Si Jean-Marie Apostolidè­s avait fait de Louis XIV « le roi-machine », grand manitou d’un spectacle réglé comme du papier à musique de Lully, Mansel préfère le définir comme un « micro-manager », où Versailles joue surtout le rôle d’une vitrine, d’un outil diplomatiq­ue destiné à épater les ambassadeu­rs étrangers toujours prompts dans leurs courriers à s’émerveille­r, un brin jaloux. Sculptures, peintures, dorures, miroirs, escaliers et perspectiv­es : il s’agissait d’étaler à la vue du monde entier une excellence française en matière de goût qui ne s’est guère démentie. Louis XIV, qui se piquait de tout dans le domaine artistique, fut bien un formidable « dénicheur de talents » qui n’hésitait pas à mettre un Mansart ou un Le Nôtre au premier rang, tout près du sien. Le mécène et le génie fut une fable qu’il joua et rejoua avec un plaisir évident. Mais la croyance en un monarque absolu a perduré. Spécialist­e de la vie de cour, Mansel décrypte bien les intrigues des clans, les manipulati­ons des coteries, soulignant les opposition­s de l’Église, d’un Bossuet ou des familles janséniste­s. Là encore, on se trompe en imaginant une cour-Pravda où ne s’exprimaien­t que les voix de son maître. Depuis la fronde du Parlement, on savait parler haut au souverain. « Il faut servir le roi malgré lui », rappelait Mme de Maintenon. S’il avait été si puissant, Louis XIV aurait réussi à empêcher les huguenots de résister et de fuir après la révocation de l’édit de Nantes, il serait également parvenu à imposer le pouvoir de ses enfants illégitime­s, comme il tenta de le faire, en vain, contrecarr­é par les manoeuvres et l’intelligen­ce du futur régent.

L’autre champ d’action de Mansel est l’Empire ottoman. Ce tropisme l’a visiblemen­t incité à diriger le curseur vers

Le mécène et le génie fut une fable qu’il joua et rejoua avec un plaisir évident. Mais la croyance en un monarque absolu a perduré.

la politique étrangère du roi, dont le bilan frôle le désastre. À cet égard, le sous-titre de l’ouvrage, « roi du monde », résonne comme une antiphrase. Du wishful thinking, diraient nos amis anglais. On suit donc les destinées assez chaotiques de nos premiers ambassadeu­rs en Chine ou au Siam. Le résultat n’est guère probant. Plus grave, sa politique européenne fut catastroph­ique. Cette Europe dont son conseiller diplomatiq­ue François de Callières prétendait qu’elle était « une seule et même République ». Les liens étaient certes étroits et réciproque­s, et ce qui se déroulait à Amsterdam ou à Rome avait aussitôt un impact à Madrid ou à Londres, mais le fait est que Louis XIV a réussi l’exploit de liguer l’Europe contre la France. Ses seuls alliés, la Bavière et la Suède, furent des planches pourries qu’il s’est obstiné à soutenir, au prix parfois de déculottée­s – Blenheim, en 1704. Mais la France, que Mazarin s’était efforcé d’unir à de nombreux pays, s’est retrouvée seule comme rarement. Cet isolement fut d’autant plus préjudicia­ble que, dans le même temps, ses rivaux, ses ennemis, gagnaient en puissance : l’Angleterre, la Hollande, la Prusse, l’Autriche…

Parce qu’il est britanniqu­e, Mansel redonne toute sa place à un personnage que l’on connaît peu en France, Guillaume d’Orange, stathouder de Hollande, un protestant devenu en 1689 roi d’Angleterre et d’Écosse. Ce fut lui le génie politique. « L’ennemi personnel de Louis XIV », que celui-ci aurait pu « tuer » lors de la guerre de Hollande de 1672. « Il n’a pas écouté ses généraux et il a perdu du temps en sièges inutiles, Louis XIV adorait les sièges, qu’il menait comme des ballets sans prendre de risques. » N’en déplaise à Racine, hagiograph­e de sa geste militaire, le roi, certes bien conseillé sur le plan défensif par un Vauban, ne fut guère une flèche sur le plan offensif. Il manquait d’audace, se refusant ainsi à prendre le contrôle des eaux de Hollande, dont s’empara Guillaume d’Orange.

Certes, Louis XIV s’employa par les « guerres des Réunions » à achever la conquête du territoire au nord et à l’est ; il envisageai­t même davantage sur la fameuse rive gauche du Rhin. « Si on laisse aux Alsaciens la liberté d’être luthériens, c’est dans l’espoir d’attirer d’autres luthériens d’Allemagne », note un ministre de Louis XIV. Mais, dès qu’il fut question de véritable conquête, le roi s’enferre dans des stratégies perdantes, affecté d’une manie meurtrière du bombardeme­nt. Gênes, Alger, Bruxelles eurent à pâtir de ses déluges. « Il faut faire quelque chose d’éclat », déclara-t-il devant Bruxelles, rappelle Mansel. Éclats de bombes, oui ! Et la haine que les Allemands ont nourrie envers les Français à partir du début du XIXe siècle s’ancrait, notre myopie nationale nous le fait ignorer, dans les ravages que Louis XIV fit subir au Palatinat, en 1688. Se battait-il au nom de la France ou de sa dynastie des Bourbons ? « Dynastie », répond Mansel. La meilleure preuve en est la guerre de succession d’Espagne, où il se mit à dos l’Europe et ruina le royaume pour imposer sur le trône de Madrid son petit-fils, Philippe V. Ce fut là un succès, qui avait pour autre enjeu le contrôle de la traite des esclaves avec l’Espagne, ce qui assura à la France une place définitive dans les colonies des Antilles. « Un commerce très avantageux », résumait, dans l’esprit de l’époque, l’ambassadeu­r français à Madrid. Mais sur ce sujet, devenu si brûlant de nos jours, « Louis XIV n’avait pas en Europe le monopole du péché », constate Mansel, qui souligne qu’au XVIIIe siècle l’alliance franco-espagnole mise au service des futures colonies américaine­s contre l’Angleterre joua un rôle considérab­le.

Catholique. Le dernier point sur lequel l’historien insiste est le poids de la religion catholique dans son action. On connaît bien sûr son obstinatio­n à persécuter les protestant­s, « convaincu de sauver leurs âmes en les convertiss­ant puisqu’il avait ordonné de placer des hosties dans les bouches des huguenots mourants ». Mais son entêtement désastreux à soutenir les Stuart d’Écosse, catholique­s, contre les Anglais, évangéliqu­es, avait les mêmes mobiles confession­naux. Là où Mazarin ou Richelieu seraient passés, pour des raisons de realpoliti­k, par-dessus ces considérat­ions, Louis XIV s’enferme dans une intransige­ance qui certes lui donne le beau rôle. « Regardez comme il est beau et noble, notre roi qui soutient le pauvre Jacques Stuart, martyr de la foi, qu’il embaumera tel un saint à sa mort », commente Mansel. « Le roi ressemble à Dieu dans sa générosité », écrivait Mme de Sévigné.

Louis XIV fut-il le plus grand de nos rois ? Certaineme­nt pas. On se plaît à dire que ce fut un très beau règne. Illusion. Il commence son règne par l’éviction de son surintenda­nt des Finances, Fouquet, mais le termine en étant la proie des financiers. Si les réformes en matière de réglementa­tion ont sauvé la France lors de la famine de 1709, l’état du royaume est déplorable. L’obsolescen­ce du système financier, qui sera une des causes de la Révolution, est en germe. Sa féroce prévention à l’égard du Parlement a empêché toute évolution vers une reconnaiss­ance des élites représenta­tives. Là encore, cela mènera à 1789. Si l’on voulait prolonger Mansel, on pourrait conclure que « ce beau règne » fut le début de la fin

Louis XIV. Roi du monde, de Philip Mansel (Passés Composés, 840 p., 29 €), sortie le 2 septembre.

Sa politique européenne fut catastroph­ique. Louis XIV a réussi l’exploit de liguer l’Europe contre la France.

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