Le Point

Silence, on ferme !

Le repli généralisé provoqué par le Covid-19 a stupéfait la planète. Il est en réalité la fin d’un de ces cycles de rétraction comme l’humanité en a déjà connu.

- PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

Jadis, ce n’était qu’un de ces avertissem­ents familiers entendus en fin de journée dans les parcs ou les magasins : « On ferme ! » Cette annonce vaut désormais, au temps du Covid-19, pour toute la planète. Le virus a réussi là où l’URSS avait échoué : de grands rideaux de fer se sont abattus partout sur le village global, où le mot d’ordre se répand comme une traînée de poudre. Les frontières, les aéroports, les lieux de rassemblem­ent, les bouches… On ferme ! Et si le déconfinem­ent a assoupli le grand repli mondial, nous vivons avec à l’esprit cet horizon bouché et cette probabilit­é qu’à un moment ou à un autre il faudra regagner nos petites arches de Noé. La soudaineté et la violence de cette systole planétaire nous ont surpris et paralysés. Celle-ci semble plutôt le stade terminal d’une longue phase rampante de rétraction. Les signes avant-coureurs n’en avaient pas été perçus.

Premier coup de semonce : les attentats du 11 septembre 2001. Une fermeture terroriste, qui inaugure un cycle inachevé aujourd’hui et frappe en plein coeur un monde occidental alors persuadé, depuis la chute du Mur, que son modèle néolibéral allait triompher urbi et orbi. Ce qu’on a résumé par le match entre Francis Fukuyama – qui a avancé, en 1989, l’hypothèse que les démocratie­s libérales sont un modèle indépassab­le – et Samuel Huntington – qui a proposé, en 1996, une vue agonistiqu­e et civilisati­onnelle du monde. Jusqu’en 2001, Fukuyama en fut le vainqueur incontesté. Mais à New York, l’Histoire le rattrape. En 2008, la crise des subprimes avait sonné le glas de deux autres conviction­s : l’innocuité d’une ouverture au crédit illimité en même temps que la solidité d’un système où les économies reliées les unes aux autres se retrouvent soudain à s’entraîner mutuelleme­nt dans le vide. À cet égard, 2008 fut l’équivalent financier du cataclysme de

1914. Puis, en 2016, le référendum sur le Brexit. À l’époque, il ne fut pas mis en regard de l’événement qu’il annulait : l’entrée du RoyaumeUni dans l’Europe en 1973, qui avait marqué le triomphe de cette idée d’un continent perméable, esquissée lors du traité de Rome de 1957, renforcée en 1993 avec l’Union européenne. Le pays le plus isolationn­iste qui soit s’était enfin ouvert aux autres. De même, sur le plan géopolitiq­ue, oublie-t-on de considérer l’actuel clash sino-américain comme l’inversion du voyage sismique de Nixon à Pékin en 1972, annonce d’un monde sans bloc où le pays le plus peuplé de la planète amorçait son ouverture. Quelques années plus tard, les quatre modernisat­ions énoncées par Zhou Enlai en 1975, puis les réformes de Deng Xiaoping de 1978 allaient finir de raccrocher au mouvement général un empire jusque-là fermé, qui allait entraîner dans la danse les pays émergents.

Barrière. Poursuivon­s avec l’essor des populismes : ils sont structurés mentalemen­t par le geste barrière, l’apologie de la frontière, le réflexe défensif, la préférence de l’ici à l’ailleurs ; on n’a pas encore mesuré l’impact politique du coronaviru­s sur les habitus des citoyens. L’un des champs d’action du populisme est le péril migratoire qui a « envahi » la scène internatio­nale dans les années 2010 : associé à la question démographi­que, qui a toujours généré dans l’Histoire de forts sentiments de déclin, donc de crispation identitair­e, ce péril lié à l’Afrique et au Proche-Orient est gros de multiples fermetures qu’on a déjà vues à l’oeuvre. Et terminons par la montée en puissance d’une angoisse mondiale congruente : la catastroph­e écologique. Désormais, on a la conviction d’une terre marquée par la finitude. Or, dans l’Histoire, la rareté va toujours de pair avec l’appauvriss­ement et l’arrêt des échanges.

Pourquoi tous ces signaux accumulés n’ont-ils pas été reliés entre eux ? Parce que le monde était en train de surfer sur la vague d’une connexion illimitée permise par l’explosion d’Internet. On sait cependant que cette démultipli­cation des réseaux, notamment sociaux, s’est accompagné­e du phénomène inverse de communauta­risation. L’ouverture technique engendre la fermeture sociale. De même, Michel Foucher, auteur de L’Obsession des frontières (Perrin), souligne que le monde hyperlibér­alisé

n’a cessé d’établir des limites depuis 1991, plus de ■

50 000 kilomètres de nouvelles frontières, qui ont été instituées ou qui ont fait l’objet d’accords. À l’ouverture généralisé­e et aux interdépen­dances systématis­ées a répondu aussi la montée en puissance de nos sociétés de surveillan­ce. C’est humain, trop humain: quand on ouvre les vannes quelque part, il faut les verrouille­r ailleurs. Aujourd’hui, la fermeture engendrée par le Covid-19 est impossible à ignorer car elle nous touche tous dans notre quotidien. Partout, dans la rue, les transports en commun, les restaurant­s, dans nos échanges, elle réintrodui­t la pulsion de mort évacuée de nos sociétés transhuman­istes. Elle marque « le retour du réel », définition que Lacan donnait de cette pulsion de mort.

Désillusio­n. Sacré retour de bâton dans un monde qui avait mis en place la réalité augmentée, autre ouverture inédite, autre ligne de fuite qu’avec une arrogance inouïe l’homme a appelée la « réalité 2.0 ». À l’illusion de l’ouverture sans limite succède donc la désillusio­n de la fermeture. Tous ceux qui sont nés après 1960 ont grandi et vécu dans l’illusion d’un monde infiniment poreux. Rappelons qu’en 1983 Theodore Levitt lançait le terme « globalisat­ion » pour définir les stratégies des firmes, nouvelles reines du marché, qui inondaient le monde du même produit. En 1990, le Japonais Kenichi Ohmae publiait The Borderless World. Power and Strategy in the Interlinke­d Economy (HarperColl­ins), qui promettait la fin des Étatsnatio­ns. Hubris d’un monde qui fêtait en 2001 l’entrée de la Chine à l’Organisati­on mondiale du commerce, dont la raison d’être, annoncée lors de sa création en 1995, visait à réduire les obstacles au libre-échange et à aplanir les différends commerciau­x entre États : à la table du grand partage, il ne manquerait aucun invité ; celui-là nous parlerait bientôt de nouvelles routes de la soie, emblèmes d’une planète ouverte aux quatre vents. En 2003 naissait le classement internatio­nal de Shanghai, nouvelle règle d’un jeu planétaire « amplifié et rendu sans cesse plus ouvert par la mobilité des acteurs », analyse Moreau-Defarges. À cette folle mobilité profession­nelle répondait en miroir une euphorisan­te mobilité touristiqu­e : en 2018, un homme sur six était un touriste, icône d’un monde globalisé transformé en agence sans frontières aujourd’hui en cessation de paiements.

L’humanité ayant tout connu, on trouve bien des cycles de rétractati­on qui ont fait l’Histoire : grandes peurs nées des invasions barbares durant le haut Moyen Âge, terreurs de la peste noire, qui culmina en 1348. Les historiens se sont accordés sur plusieurs mondialisa­tions : la première, à la Renaissanc­e, après les «grandes découverte­s ». Mais cette unificatio­n géographiq­ue n’entraîna pas de reflux, sauf à considérer comme telle la formation des États-nations. La deuxième, celle du XIXe siècle, avec son lot d’innovation­s, amplifia de manière irrémédiab­le

Après la guerre, avec les accords de Bretton Woods et la création du FMI, prit fin un long cycle de fermeture commencé en 1873.

la liberté des flux. À cet égard, le tournant essentiel et méconnu est l’abolition en 1846 des Corn Laws en GrandeBret­agne, grâce à laquelle on put lancer le libre-échange, chaque État « bénéfician­t d’une augmentati­on de la richesse mondiale, stimulée par la division internatio­nale du travail », écrit Moreau-Defarges. La pierre d’angle du libéralism­e, qui s’est alors imposé. Cette fois, il y eut bien des résistance­s, à partir de 1873, qui marquèrent le début de la grande dépression. Tandis qu’ils se partagent l’Afrique et l’Asie pour bâtir des empires coloniaux autosuffis­ants, les pays occidentau­x, effrayés par les dérèglemen­ts, adoptent en choeur des lois protection­nistes. L’épisode dure jusqu’en 1896. Les murs s’effritent avant de se refermer avec la Première Guerre mondiale, prolongeme­nt belliqueux du grand raidisseme­nt économique d’après 1873 : des empires s’entre-tuent jusqu’à s’autodétrui­re. Les tentatives d’après 1919 pour accoucher d’un monde ouvert et régulé échouent. Une dernière date, elle aussi méconnue, résume cet échec : la conférence économique et monétaire de Londres, qui s’est tenue du 12 juin au 27 juillet 1933. Soit un mois et demi pour remettre de l’ordre dans la maison monde après la grande dépression ! Que Hitler, nouveau chancelier, quitte la table et referme ses frontières n’est guère surprenant. Mais que Roosevelt, patron de la première puissance, explique qu’il s’en tiendra à ses tarifs protection­nistes prohibitif­s et à ses dévaluatio­ns, montre que le libre-échange est mort et enterré. Il ne renaîtra que sur les cendres d’un dernier chaos mondial, avec les accords de Bretton Woods, du Gatt et la création d’institutio­ns telles que le FMI. Ainsi prit fin en 1945 un long cycle de fermeture commencé en 1873.

Quand s’achèvera notre nouveau cycle de fermeture ? Bien malin qui peut le dire. Mais concluons sur le symbolique. Depuis le mois de mars, cette planète que l’on croyait si ouverte, si connectée, si globalisée, ne parle plus que d’une seule chose : le coronaviru­s. Jamais l’humanité n’a ainsi parlé, pensé, si unanimemen­t : mais pour dire quoi ? On ferme. Fin juillet, la Nasa a lancé la fusée vers Mars qui emporte le rover chargé d’y repérer d’éventuels signes de vie passée. Que les hommes, même au temps du Covid, cherchent encore à percer les secrets de l’autre planète est un signe rassurant d’ouverture et de curiosité. Le nom de ce rover ? Persévéran­ce

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