Le Point

Benito M, le Maléfique

Antonio Scurati raconte avec une formidable verve l’ascension de Mussolini. Le roman monstre du fascisme.

- PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

«À peine 100 personnes, uniquement des hommes sans importance. Nous sommes peu nombreux et nous sommes morts. Ils attendent que je prenne la parole, mais je n’ai rien à dire. » Un début qui claque comme une bannière noire dans le vent. Suivent 800 pages surpuissan­tes signées Antonio Scurati, portées par un souffle, une ardeur, une énergie, une clarté aussi, qui ne faiblissen­t jamais. Il fallait en effet bien cela pour entrer dans la tête de Mussolini et rendre compte d’une odyssée italienne pleine de bruit et de fureur, jalonnée de meurtres, de mensonges, de trahisons, de négociatio­ns, qui restitue la charge de ce taureau furieux de l’Histoire, et qui a fait sensation en Italie, où M, couronné par le prix Strega, le plus important des prix littéraire­s italiens, s’est écoulé à près de 1 million d’exemplaire­s.

Qui sont ces gens de peu agités par le futur Duce, les premiers fascistes réunis à Milan le 23 mars 1919 ? Ce sont des arditi, ex-égorgeurs des tranchées, retournés à la vie civile, inadaptés, accros au sang, ignorés par les politiques… des mines flottantes, prêtes à exploser pourvu qu’on actionne le détonateur. Un haïsseur profession­nel, un ex-socialiste qui a trahi les siens pour jeter l’Italie dans la guerre en 1915, Benito Mussolini, va exalter pour eux dans les colonnes de son journal, Il Popolo d’Italia, « la vie sans faiblesse, la mort sans pudeur ». Le livre s’achève sur le fameux discours du 3 janvier 1925 à la Chambre des députés ; président du Conseil depuis deux ans, Mussolini acte le basculemen­t dans la dictature : « Si le fascisme a été une associatio­n de malfaiteur­s, je suis le chef de cette associatio­n de malfaiteur­s. » Au bord du précipice, le Duce doit répondre alors aux soupçons du meurtre de Giuseppe Matteotti, le leader socialiste, kidnappé en plein Rome puis assassiné. Entre-temps, cinq années d’adrénaline, de doutes, d’accélérati­ons, d’atermoieme­nts, de Grand-Guignol, où Scurati reconstitu­e les scènes de crimes, du crime originel de l’Italie, pays où, à première vue, « il ne se passe rien et rien ne dure jamais ».

Roman-docu. Brecht en son temps avait consacré une pièce à l’i(r)résistible ascension de Hitler, rebaptisé Arturo Ui. Antonio Scurati a osé se confronter à celle du dictateur de son pays, suivi pas à pas de 1919 à 1925. Le défi, titanesque, aurait écrasé bien des romanciers. Mais Scurati l’a relevé, si l’on ose dire, haut la main. Avec Brecht, Scurati partage un goût pour la distanciat­ion : chacun de ses brefs chapitres romancés se clôt sur ses sources. Les lignes d’un journal, d’une correspond­ance, d’un rapport, d’une affiche… Des microarchi­ves concernant Mussolini, venant de journalist­es, de policiers, de philosophe­s, écrites à l’époque sur le vif, auxquelles l’auteur a redonné vie par la force de l’écriture qui marque l’écart entre le relevé historique parfois aveugle et l’élaboratio­n romanesque. « Par ce procédé, nous explique Scurati, qui, de son bureau milanais, a vue sur le Piazzale Loreto, où Mussolini fut pendu par les pieds le 28 avril 1945, je voulais éviter cette empathie possible avec un personnage négatif, qui naît d’un simple roman. En soulignant cette méthode du roman documentai­re, je rappelle les faits, je m’interdis la moindre fantaisie tout en mettant à profit une mine inexplorée de scènes où le romancier que je suis ne pouvait qu’exulter. »

Derrière ces 800 pages court la question plus que jamais actuelle : comment un tel énergumène arrive-t-il au pouvoir ? « Mussolini est le père des leaders populistes, le premier à créer un leader qui ne précède pas le peuple avec des objectifs inaccessib­les, mais le suit, renifle ses humeurs pour les alimenter. Il dit : je suis l’homme de l’après. Il n’a aucun programme, aucun principe, il est le vide qui se remplit du peuple », nous confie Scurati.

« La violence est la sage-femme de l’Histoire », lâche le philosophe italien Benedetto Croce venu écouter Mussolini au théâtre San Carlo de Naples, le 24 octobre 1922. On est à quelques jours de la marche sur Rome, chantage à l’intimidati­on sur le gouverneme­nt qui sera décidé dans une chambre d’hôtel napolitain­e. L’accoucheme­nt italien fut douloureux. La violence est aussi chez les ouvriers, les paysans, transcendé­s par la révolution bolcheviqu­e, qu’ils aspirent à importer au sud. Mais l’Italie, trop individual­iste, est inapte à la révolution, estime Mussolini. Violence chez les bourgeois, qui rêvent d’un monde immobile et qui s’effraient, insécurisé­s par des politiques trop mous. Violence chez les fascistes, qui s’offrent comme barrage à la menace rouge. La stratégie du Duce aura été celle de l’attente, du pourrissem­ent, pour mieux se présenter comme recours. « Il parie sur le pire et remporte la mise », résume Scurati.

Ce livre n’est pas seulement la reconstitu­tion de la mise sous tutelle d’un pays : c’est aussi le portrait « La politique, c’est l’arène des vices, non des vertus. Elle n’a besoin que d’une vertu, la patience. »

Antonio Scurati, M, l’enfant du siècle

très réaliste, par petites touches, d’une grenade projetée contre le Vieux Monde, un joueur invétéré qui jongle avec ses maîtresses, ses adjoints, ses nervis. « Deux écueils devaient être évités : l’équivoque comique, ridicule, le masque à l’italienne, et la démonisati­on. Il fallait restituer Mussolini à lui-même, rendre compte de son pouvoir de séduction, de sa capacité à comprendre la politique à l’ère des masses, de son génie, mais un génie désastreux. » M le maudit ? M le magicien, le maléfique. M le miroir de sorcière d’une Italie mise à nu.

Impossible de ne pas penser, mutatis mutandis, à Matteo Salvini. « Oui et non. Non, car la littératur­e ne suit pas l’actualité. Oui, car quand Mussolini dit qu’il est l’antiparti, l’antipoliti­que, je ne peux cacher que je pensais à Salvini, qui a d’ailleurs commencé à citer le Duce. » Alors qu’il rédigeait M, de 2014 à 2017, le consensus antifascis­te, socle de la République italienne, a volé en éclats. D’où l’incroyable écho de cet ouvrage lu et commenté par Mattarella, le président de la République, par Romano Prodi et par de nombreux députés, de gauche comme de droite.

En septembre sort déjà en Italie le second volet de ce qui doit constituer un triptyque mussolinie­n : les années 1928-1932, l’apogée du régime. En attendant « la chute », que le Milanais n’a pas encore écrite – lui qui s’impose déjà comme l’un des nouveaux chefs de file de la littératur­e italienne, aux côtés de Veronesi, Erri de Luca, Ammaniti, Baricco et Ferrante

■ M, l’enfant du siècle, d’Antonio Scurati. Traduit de l’italien par Nathalie Bauer (Les Arènes, 830 p., 23 €). En librairie le 26 août.

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En haut, Benito Mussolini vers 1925. Ci-dessous, Antonio Scurati. « M, l’enfant du siècle » a reçu le prix Strega, la plus haute distinctio­n littéraire de la Péninsule.
Des « Bienveilla­ntes » à l’italienne. En haut, Benito Mussolini vers 1925. Ci-dessous, Antonio Scurati. « M, l’enfant du siècle » a reçu le prix Strega, la plus haute distinctio­n littéraire de la Péninsule.

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