La vérité sur Churchill
«L’homme du destin » : on connaît l’adresse de Churchill lancée au général de Gaulle, encore inconnu, qu’il croise près de Tours, en juin 1940, en pleine débâcle. On l’a toujours citée en référence à de Gaulle, sans jamais se demander pourquoi seul Churchill avait pu concevoir une telle formule. Jamais sans doute une démocratie n’eut à sa tête un homme aussi convaincu de sa destinée. À 16 ans, il prophétisait qu’un jour il aurait à défendre Londres contre le reste de l’Europe. Tandis que chez nous un vieux maréchal décati, mort à la France depuis belle lurette, prenait les rênes de l’État, à Londres, un homme âgé aussi,
66 ans, prenait le taureau par les cornes, lui dont toute la vie avait été une longue préparation à cet apogée de 1940. Plus encore qu’un de Gaulle, il eut le sens de l’Histoire et de la postérité. Un exemple, parmi tant d’autres, qu’on découvre dans cette biographie de 1 000 pages : juste avant de se rendre à Yalta, pour la célèbre conférence, il demande à faire un long détour par le champ de bataille où avait eu lieu la non moins célèbre
« charge de la brigade légère » lors de la guerre de Crimée.
D’après son dernier biographe en date, Andrew Roberts, il existait déjà 1 009 biographies de Churchill. La sienne, reconnaît-il, est donc « the 1 010 th ». Outre le fait qu’elle se lit comme le roman-fleuve d’un ébouriffant bonhomme, elle peut se targuer de sources nouvelles, notamment les journaux du roi George VI. Quoi qu’on en pense, Churchill restera comme l’homme qui a empêché le gouvernement britannique de faire la paix avec Hitler en juin 1940, après la déroute militaire de la France. Contre toute logique rationnelle, ce romantique égoïste et passionné paria sur la guerre, parce qu’il croyait à l’Angleterre et à son empire, à l’âme d’une destinée providentielle de l’Angleterre et de son empire, n’en déplaise aux tagueurs récents de sa statue dont on imagine aisément comment il leur aurait cloué le bec
■ Churchill, d’Andrew Roberts, traduit par Antoine Capet
(Perrin, 1 000 p., 29 €), sortie le 26 août.
Le Point: Que pense-t-on aujourd’hui en Angleterre de Churchill?
Andrew Roberts :
Il est considéré comme le sauveur du pays durant la Seconde Guerre mondiale, et on aura beau vandaliser sa statue, on ne lui enlèvera jamais cela. Certes, il reconnaissait avoir commis beaucoup d’erreurs : « J’ai fait des tas de choses stupides qui ont bien tourné et des tas de choses judicieuses qui ont mal tourné. » Mais il est jugé comme le plus grand des Anglais.
Pourtant, vous affirmez qu’il n’est plus étudié dans les manuels d’histoire anglais?
Il a été progressivement retiré des programmes d’histoire depuis le début des années 1990, depuis la chute de Margaret Thatcher, la dernière Premier ministre qui se soit identifiée à lui. L’esprit progressiste qui règne dans l’enseignement de l’histoire anglaise ne cautionne plus la théorie du grand homme et Churchill en a été la principale victime. D’après un récent sondage, 20% des adolescents britanniques sont persuadés qu’il s’agit d’un personnage de fiction.
Croyez-vous Boris Johnson sincère dans son admiration?
Oui. Il a écrit un livre il y a quelques années consacré à Churchill qu’il avait sous-titré : « Comment un seul homme a fait l’Histoire. » C’est dire. Il voulait le présenter aux jeunes générations, ce n’était pas une biographie à proprement parler, mais une défense passionnée de son héros. Il le cite volontiers, il a longuement réfléchi sur sa carrière, je crois que c’est une bonne chose qu’un Premier ministre britannique ait Churchill pour héros.
« D’après un récent sondage, 20 % des adolescents britanniques sont persuadés qu’il s’agit d’un personnage de fiction. »
Churchill aurait-il été un brexiter?
Il défendait l’idée d’une Europe unie, c’est même lui qui a inventé l’expression, car il ne voulait plus voir s’affronter « les Teutons et les Gaulois», comme il disait, ayant perdu trop d’amis au cours des deux grandes guerres. Par ailleurs, il était un fervent francophile. Cependant, il a clairement exprimé les liens étroits entre la Grande-Bretagne et le Commonwealth ainsi que la « relation privilégiée » entretenue avec les ÉtatsUnis. Il voulait que l’Angleterre soit une alliée et un soutien du projet européen, mais non un membre actif.
Comment jugez-vous le «Churchill is a roust (un raciste)» tagué sur l’une de ses statues?
Il est exact que Churchill croyait fermement qu’il y avait une hiérarchie des races, les Blancs en occupant le sommet. À son époque, on pensait que ces conceptions étaient un fait scientifique. Mais, à la différence de véritables racistes, il fut très fier de contribuer à doubler l’espérance de vie des Indiens et de quadrupler le chiffre de leur population. Il a insisté pour mettre en place une égalité juridique entre les races et il s’est battu contre le plus grand raciste de l’Histoire, Hitler. C’est donc une question plus complexe qui ne peut être résumée avec trois mots peinturlurés sur une statue.
Vous soulignez cependant sa conviction dans la supériorité de la race anglaise…
Parce qu’il croyait à la supériorité des races, il croyait aussi que l’Empire britannique devait assumer une responsabilité morale afin d’améliorer les conditions de vie des peuples du Commonwealth. Il ne voyait pas l’impérialisme comme un jeu à somme nulle, à la manière des marxistes, il estimait que le développement économique, des infrastructures, des transports, du savoir-faire pouvait bénéficier à tous les peuples, ce que les récentes études historiques ont d’ailleurs confirmé.
Quelle a été sa plus grande erreur?
Il en a commis de nombreuses. Il a prôné le retour à l’étalon-or, s’est opposé au vote des femmes, a soutenu le mauvais roi en 1936, a maltraité l’Irlande du Sud, a sous-estimé les Japonais. Mais son plus grand fiasco a été l’expédition des Dardanelles, qui aurait dû être abandonnée après l’échec du débarquement naval. Il en a retenu de ne jamais forcer l’état-major à suivre une stratégie dont il ne voulait pas.
Vous mentionnez des lignes très dures qu’il a écrites contre de Gaulle, qui ont été censurées. Comment résumeriez-vous leur relation ?
Début 1943, il écrit au roi : « De Gaulle est hostile à notre pays et j’ai bien davantage confiance en Giraud. Son insolence est peut-être plus fondée sur la stupidité que sur la malfaisance… » Il le trouvait exaspérant, obtus, stupidement anti-Anglo-Saxons, parfois infréquentable, cependant, il l’a toujours respecté comme un protagoniste de valeur, le plus grand des Français depuis Napoléon
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