Le Point

Le dépucelage américain de Clemenceau

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On imagine Clemenceau en vieux Père la Victoire. En briseur de grève. En rhéteur infatigabl­e à la Chambre des députés. En courageux homme de presse qui ouvrit son journal, L’Aurore, à Zola et aux dreyfusard­s. En ennemi hostile au colonialis­me de Ferry… On ne l’imagine pas en jeune homme troussant depuis les États-Unis ses chroniques sur la vie politique américaine. Comment le pourrait-on ? Les 100 articles que ce correspond­ant pas comme les autres rédigea de 1865 à 1869 pour Le Temps n’avaient jamais été publiés en France. L’oubli est enfin réparé. Mais qu’allait faire là-bas, à 24 ans, le thésard en médecine, qui avait déjà tâté du journalism­e au Quartier latin, voire de la prison pour avoir célébré l’anniversai­re de la révolution de 1848? Fuir une peine de coeur. Anglophone, voilà notre jeune Vendéen bien obligé de travailler : il donne des cours de français – l’une de ses élèves deviendra sa femme –, mais il propose aussi ses services au Temps, journal d’opposition républicai­ne à Napoléon III, happé par le spectacle sidérant de la politique américaine.

Là où Tocquevill­e, trois décennies plus tôt, vantait la démocratie fédérale des États-Unis comme l’union horizontal­e des groupes d’intérêt, quand la France imposait la volonté de ses élites au reste de la nation, Clemenceau décrit le combat des républicai­ns et des démocrates qui se déchirent à belles dents. Il faut dire qu’il tombe à point nommé. On est au lendemain de l’assassinat de Lincoln, à l’heure où l’Amérique, éventrée par la guerre de Sécession, tente ce qu’il va appeler sa « seconde révolution ». Une reconstruc­tion où l’enjeu principal est l’intégratio­n des États du Sud vaincus et des esclaves affranchis dont il convient de faire des citoyens à part entière, malgré la résistance des Blancs du Sud. Dans cette politique de la réconcilia­tion, qui échouera, les plus volontaire­s

sont les républicai­ns, notamment leur chef, Thaddeus ■

Stevens, dont Clemenceau devient un fervent admirateur: « Il n’a été l’homme que d’une idée ; mais qu’importe, puisqu’il a eu la gloire de la défendre, cette idée, quand elle était conspuée, cela peut bien suffire à remplir la vie d’un homme quand la cause à laquelle il a dévoué son intelligen­ce et sa vie est celle de la justice. »

C’est à New York que le futur radical fait ses classes, avec ce peuple « à sang froid mais au fond d’excentrici­té », dans une arène dont la folle liberté, le tempéramen­t et le jusqu’au-boutisme le stupéfient : la preuve quand il note avec enthousias­me l’un des discours du président de la Chambre des représenta­nts : « On nous jette à la tête, comme une insulte, le nom de radicaux. Oui, je suis un radical, et de la tête aux pieds ; radical pour le droit et contre le non-droit ; radical pour la justice et contre l’injustice ; radical pour la liberté et contre la servitude ; ennemi radical de tout homme qui a tenté d’assassiner ma patrie. » C’est au cours de ce séjour que la question des Noirs l’amène à embrasser la cause de l’égalité des races, germe de sa positionul­térieureda­nsl’affaireDre­yfus. Le Grand-Guignol de la présidenti­elle ainsi que les joutes – qui vont conduire à une tentative d’impeachmen­t du président démocrate Andrew Johnson (voir extraits) – achèvent son apprentiss­age, son dépucelage politique. Des pages qui pourraient valoir encore pour l’Amérique de Trump. Sans cette parenthèse américaine, le Tigre n’aurait pas bondi si vite. Il n’est qu’à reprendre la chronologi­e. Un an après son retour en France, en 1870, il quitte la Vendée, sa femme et son enfant, pour se lancer dans la bataille et devenir, dans un Paris vaincu parlesPrus­siens,mairedu18e arrondisse­ment. Il arrive, chargé d’une expérience unique. On connaît la suite F.-G. L.

■ Georges Clemenceau, Lettres d’Amérique, présenté par Patrick Weill et Patrick Macé (Passés composés, 350 p., 23 €). Parution le 26 août.

Extraits Un président sous contrôle

« Contrairem­ent à ce qui s’est vu, se voit et se verra pour certains pays, la force est du côté législatif. Le Congrès peut prendre le président par l’oreille et le déposer quand bon lui semble, sans que celui-ci puisse rien faire, sinon se débattre et crier. Pour le moment, les radicaux se sont bornés à lier solidement Andrew Johnson, au moyen de bonnes lois toutes neuves. À chaque session, on lui impose quelque entrave nouvelle, on serre un nouveau frein, on lui rogne une griffe, on lui arrache une dent. Quand il est bien attaché, ficelé, enveloppé dans un réseau inextricab­le de lois et de décrets, on l’attache au poteau de la Constituti­on et l’on regarde, croyant que cette fois il ne pourra plus remuer. »

La double peine des Noirs

«D’ailleurs, il est plus improbable que jamais que les élections présidenti­elles se passent sans qu’il y ait d’émeute à réprimer dans le Sud. Dans un grand nombre de districts, les Blancs s’organisent pour empêcher les Nègres de voter et les Nègres s’arment, dit-on, pour être en mesure de voter quand même. Ce qu’il y a de remarquabl­e dans tous les événements de cette sorte, c’est que si l’on en croit le télégraphe, c’est toujours une bande de Nègres bien armée qui attaque quelques Blancs inoffensif­s. Puis quand on vient à compter les morts, on trouve bien quelques Nègres sur le carreau, mais de Blancs, pas de trace. »

Le barnum présidenti­el

« Le carnaval américain revient tous les quatre ans et dure environ deux mois. Le prétexte de ce dévergonda­ge général est l’élection présidenti­elle. Ce n’est pas que chacun ne prenne la chose au sérieux. On y attache au contraire un si grand intérêt que la fête se termine rarement sans émeutes. Mais le jeu consiste à donner une forme grotesque à un acte sérieux et réfléchi. Le pays, divisé en deux camps, les pensées communes tournées vers deux hommes qui personnifi­ent chaque parti, les passions s’allument. Liberté absolue de parler et d’écrire, de se moquer, d’insulter, de médire, d’exciter à la haine et au mépris de qui et quoi que ce soit et non pas une liberté platonique, mais une liberté réelle et vivante, dont chacun use à ses risques et périls. […]Parfois, piqués à tout propos par les interrupti­ons continuell­es d’un auditoire malveillan­t, les deux orateurs s’irritent, s’invectiven­t et finissent par se servir de leur piédestal pour se casser réciproque­ment la tête. […] Et que dire de la presse, de ses attaques sans mesure, de ses médisances, de ses calomnies, de ses caricature­s qui s’en prennent à la vie privée et ne respectent absolument rien ? […] Sous cette écume que le vent emporte, le fleuve roule sous ses flots puissants. La volonté du peuple se manifeste souveraine et l’ordre se fait soudain. »

« Le carnaval américain revient tous les quatre ans. Le prétexte de ce dévergonda­ge général est l’élection présidenti­elle. »

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Cow-boy. Caricature de Clemenceau par Moloch (1882) et revisitée par « Le Point ».

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