L’été meurtrier de l’Occident
Il est des gouvernements que le coronavirus inhibe, d’autres qu’il stimule. Pas de chance, la première catégorie est plutôt constituée de démocraties libérales, la seconde, d’autocraties. L’été 2020 aura été une saison de défaites pour ceux qui n’ont toujours pas honte de l’héritage de Locke, de Montesquieu ou de Tocqueville. Ainsi le dictateur turc Recep Tayyip Erdogan, peu inquiété à la suite du nettoyage ethnique pratiqué à l’encontre des Kurdes en Syrie, se sent invincible : il fait escorter par sa flotte de guerre un bateau de forage cherchant des hydrocarbures dans des eaux grecques, donc européennes. Personne ne réagit ou presque. Emmanuel Macron a bien envoyé patrouiller des navires français, ainsi que deux Rafale, mais il est bien seul. Erdogan a déjà annoncé qu’il ne s’arrêterait pas tant que son pays ne serait pas devenu exportateur net d’énergie. Autrement dit, qu’importe le droit, la fin justifie les moyens… Effrayant. Le combat a lieu en mer, mais aussi dans les esprits. Après la transformation de Sainte-Sophie en mosquée, le maître d’Ankara vient de décider qu’une célèbre église byzantine du Ve siècle elle aussi stambouliote, la Chora, qui était un musée depuis 1948, connaîtrait le même destin. Le coup de force permanent.
Hongkong, ensuite. L’été aura été l’occasion pour Pékin de poursuivre la mise au pas de l’enclave, avec l’arrestation du propriétaire du journal prodémocratie Apple Daily. Une étape a été franchie, et les termes du traité de rétrocession sont désormais ouvertement piétinés, sans beaucoup de réactions à l’Ouest. Il y a quelque mois, Boris Johnson avait accordé l’asile aux Hongkongais qui le désiraient, sauvant l’honneur de l’Occident. Mais le geste traduisait aussi une forme de résignation. « Le monde va-t-il nous défendre ? » demandait la semaine dernière dans ces colonnes Joshua Wong, le jeune leader de la révolte hongkongaise. On connaît, hélas, la réponse.
« La faiblesse est plus opposée à la vertu que le vice », écrivait La Rochefoucauld. Pendant qu’en Europe et aux États-Unis on est souvent tétanisé par la cancel culture, le déboulonnage et autres avatars d’un politiquement correct débridé qui vire à la haine de soi, d’autres affirment leur idéologie et n’hésitent pas à faire donner la troupe, sûrs de leur cause. La clé est peut-être ici. Dans son brillant essai intitulé Le Mépris civilisé (Belfond, 2016), le regretté Carlo Strenger expliquait comment le politiquement correct avait pris la suite du marxisme-léninisme comme « opium des intellectuels », avec comme obsession persistante le fait de « dénoncer la culture occidentale ». C’est ainsi, raconte-t-il, que le patrimoine des Lumières est devenu suspect, et donc peu défendu. Se passionne-t-on vraiment, par exemple, pour les insurgés biélorusses ? Et demande-t-on assez de comptes à propos de l’empoisonnement de l’opposant russe Alexeï Navalny ? Strenger prônait un réarmement intellectuel de l’Occident, assis sur l’esprit critique et non le ressentiment, afin de ne pas, au passage, laisser le champ libre aux nationalistes à front bas. Il écrivit Le Mépris civilisé en réaction aux attentats de 2015, mais le raisonnement est tout à fait adapté au climat de cet été 2020. Car, derrière les canons d’Erdogan ou les prisons de Xi Jinping, il y a surtout un grand renoncement, le nôtre
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