Le Point

Laïcité : ce que l’école ne veut pas savoir

Quinze ans après un premier rapport enterré, Jean-Pierre Obin pointe dans un livre les dérives du communauta­risme et l’aveuglemen­t de l’Éducation nationale. Extraits et interview.

- PAR CLÉMENT PÉTREAULT

Ce rapport aurait dû finir au fond d’un tiroir et rejoindre le vaste cimetière administra­tif des rapports oubliés, surmonté de cette épitaphe d’Henri Queuille : « Il n’est pas de problème dont une absence de solution ne finisse par venir à bout. » Mais les choses ne se sont pas passées comme prévu. Face au silence des ministres qui se sont succédé à la tête de l’Éducation nationale en 2004 et 2005, un petit groupe d’inspecteur­s généraux s’est rebiffé. Contrevena­nt à tous les usages de ce corps administra­tif, ils ont organisé la fuite de leur rapport, «Les signes et manifestat­ions d’appartenan­ce religieuse dans les établissem­ents scolaires». Aujourd’hui, l’auteur principal de ce document, Jean-Pierre Obin, dresse dans un livre édifiant (à paraître aux éditions Hermann le 2 septembre, lire pages suivantes) un état des lieux inquiétant.

Il est probable que la France n’aurait sans doute jamais entendu parler de ce rapport administra­tif si le pouvoir politique de l’époque ne s’était à ce point échiné à le placer sous l’éteignoir. Ce document d’une trentaine de pages multiplie alors les témoignage­s forts et lance des appels à développer davantage de mixité sexuelle, culturelle, sociale et religieuse dans l’école, pour lutter contre ce phénomène que l’on nomme depuis « communauta­risme ». C’est la première fois qu’un groupe de fonctionna­ires – majoritair­ement de gauche – tire la sonnette d’alarme sur ce qui se passe dans les collèges et lycées de France : de toutes parts, la laïcité est contestée, parfois avec une virulence qui dépasse l’entendemen­t : «Les interrogat­ions se multiplien­t sur les conditions de mise en oeuvre de la laïcité, notamment dans les établissem­ents scolaires. […] aucune étude rigoureuse n’est disponible », constatent-ils en préambule. En d’autres termes, la tête de la machine administra­tive n’a pas de vision claire de ce qui se joue sur le terrain. Et le sort réservé à ce rapport a démontré qu’elle n’a alors pas spécialeme­nt envie de regarder les choses en face…

« J’avais été auditionné par les inspecteur­s généraux de l’Éducation nationale et j’avais été atterré par le faible niveau d’informatio­n dont ils disposaien­t à l’époque », témoigne Bernard Godard, ancien chef du bureau des cultes du ministère de l’Intérieur, passé par les Renseignem­ents généraux en début de carrière. Ce rapport est pour lui une « transposit­ion administra­tive » du livre Les Territoire­s perdus de la République, de Georges Bensoussan, qui pointait « une situation effarante » dans certains quartiers des grandes villes… « Jean-Pierre Obin a été le premier à s’inquiéter de l’hémorragie des élèves juifs du Val-de-Marne, de la contestati­on des cours de biologie ou d’histoire… Avec son rapport, les choses devenaient concrètes pour l’administra­tion », résume l’ancien haut fonctionna­ire. Ce document aurait dû agir comme un électrocho­c sur l’institutio­n scolaire. Mais il n’en fut rien.

L’enquête administra­tive, consentie plus que désirée par le pouvoir politique (les inspecteur­s se sont autosaisis), a placé l’institutio­n face à un choix difficile. Entre une tradition laïque très prononcée du corps enseignant et la crainte de stigmatise­r des population­s précarisée­s, la voie est étroite. Jean-Pierre Obin évoque dès 2004 certains quartiers comme étant « tombés aux mains des religieux », s’inquiète de la « régression de la condition féminine » ou de la « poussée de l’antisémiti­sme ». Ses coauteurs s’interrogen­t : « L’identité collective […] semble se transforme­r de nos jours en un sentiment d’appartenan­ce assez partagé à une “nation musulmane”, universell­e, distincte et opposée à la nation française. Ses héros sont à la fois les adolescent­s palestinie­ns qui affrontent à mains nues les blindés israéliens, et les chefs “djihadiste­s” responsabl­es des attentats de New York et de Madrid. […] dans la plupart des établissem­ents visités, les instants de recueillem­ent national organisés à la suite de ces événements tragiques ont été contestés ou perturbés, ou bien n’ont pu avoir lieu, ou encore ont été détournés de leur objet officiel par des chefs d’établissem­ent soucieux qu’ils puissent se dérouler dans le calme ; par exemple en invitant les élèves à se recueillir sur “tous les morts de toutes les guerres” », écrivaient-ils déjà en 2004. Le problème existait bien avant les cérémonies chahutées des attentats contre Charlie Hebdo et contre l’Hyper Cacher.

Reste qu’en 2004 les fonctionna­ires de l’inspection générale se querellent en découvrant la teneur du rapport. Certains qualifient le compte rendu d’« islamophob­e » avant de s’en repentir. Personne n’avait mesuré que la laïcité suscitait un mouvement de rejet aussi profond de la part des familles musulmanes issues de l’immigratio­n. Si la gauche laïque n’a jamais éprouvé de difficulté à combattre l’Église, elle se découvre hésitante face à l’ampleur du contrôle qu’exercent les religieux musulmans dans certains quartiers.

Division de la gauche, ambivalenc­e de la droite. Le rapport est fraîchemen­t accueilli, mais suscite davantage de gêne que de scandale. Il faut dire que le profil de l’auteur incite à tempérer les jugements, car Jean-Pierre Obin n’a rien d’un radical, tant s’en faut. On le décrit comme un homme de gauche un peu austère, un serviteur de l’État apprécié pour sa fine connaissan­ce de l’institutio­n et ses travaux de recherche sur la crise de l’organisati­on scolaire, un haut fonctionna­ire à la droiture qui confine parfois à la rigidité, dit-on. Pur produit de l’école républicai­ne, taxé de « moraliste » par certains confrères, il est ébranlé par la période. « Il découvrait un problème qu’il ne soupçonnai­t pas et il a très bien réagi : il a tout simplement raconté ce qu’il avait vu, explique Dominique

Dès 2004, Obin évoque certains quartiers comme étant « tombés aux mains des religieux ».

Schnapper, ancienne directrice ■ d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et ancienne présidente du conseil scientifiq­ue de la Délégation interminis­térielle à la lutte contre le racisme, l’antisémiti­sme et la haine anti-LGBT. Jean-Pierre Obin n’était pas particuliè­rement obsédé par l’antisémiti­sme, il était avant tout un héritier de la tradition laïque française et, en bon républicai­n, il n’a pas apprécié que les ministres se défaussent de leurs responsabi­lités », analyse-t-elle. Si la gauche n’a cessé depuis de se diviser sur les questions de laïcité, il ne faut pas oublier l’ambivalenc­e de la droite à l’époque sur ces questions… « La droite est laïque car elle n’a pas le choix, mais a rarement pris le combat de la laïcité à bras-lecorps », relève la sociologue, qui préside aujourd’hui le Conseil des sages de la laïcité, mis en place par Jean-Michel Blanquer lors de son arrivée à la tête du ministère (voir pages suivantes).

« Double défausse ». Les ministres de droite qui se succèdent à la tête de l’Éducation nationale entre 2004 et 2005 (Luc Ferry, François Fillon puis Gilles de Robien) ne se pressent pas pour tirer les conclusion­s du rapport Obin. Pour Luc Ferry, ancien ministre de l’Éducation nationale qui a laissé se constituer la mission d’enquête des inspecteur­s généraux, ce rapport n’est « qu’une goutte d’eau dans un océan ». Il s’agit surtout pour lui d’un débat interne à la gauche, « dans cette période où une pléiade d’intellectu­els comme Pascal Bruckner ou Alain Finkielkra­ut sont passés de la gauche soixante-huitarde à la gauche républicai­ne. En ce qui me concerne, le vieux gaulliste que je suis n’avait pas à se forcer pour être convaincu du problème ».

Le rapport est rendu à François Fillon, qui vient alors d’arriver au ministère. « J’ai obtenu un rendez-vous avec le ministre pour lui parler du rapport, se souvient Alain Seksig, inspecteur qui avait participé à l’enquête, mais je ne l’ai pas senti du tout intéressé par la question, pas plus qu’il ne l’était par l’Éducation nationale d’ailleurs. Sa ligne de défense consistait à dire qu’on aurait déjà fort à faire pour imposer la loi du 15 mars 2004 sur le port de signes religieux ostentatoi­res dans les établissem­ents publics et qu’il fallait donc repousser la publicatio­n de ce rapport. » Or, pour les inspecteur­s généraux, cette loi censée mettre un terme à quinze années de flou sur les questions de laïcité dans l’école publique n’épuisait pas le sujet. Certes, elle fixait un cadre et des pratiques en milieu scolaire, mais elle se révélait bien faible pour s’attaquer aux causes de ce phénomène de contestati­ons parfois virulentes. En 2005, Gilles de Robien estime qu’il n’y a plus lieu de publier ce rapport, devenu, selon ses mots, « caduc ». « Il a donc fallu forcer un peu les choses », confesse Alain Seksig, qui a organisé la fuite du rapport. Il fait paraître le rapport dans un ouvrage en 2006, accompagné des contributi­ons d’une vingtaine d’intellectu­els, dont Ghaleb Bencheikh, partisan d’un islam libéral et réformé, aujourd’hui président de la Fondation de l’islam de France. « J’aurais aimé vous dire que les choses ont changé, mais ça n’est pas le cas, explique aujourd’hui ce dernier, l’offensive wahhabo-salafiste était déjà présente, elle a pris les jeunes pour cibles en leur vendant une identité cantonnée à un moule religieux exclusif. On leur a fait miroiter qu’une vie ratée se rattrapera­it par une religiosit­é aliénante. Et ça a pris. » Ce fils d’un ancien recteur de la Grande Mosquée revient sur la « double défausse » qui a conduit à ces échecs successifs : « Par leur incurie organique, les hiérarques musulmans n’ont pas su dire au moment de l’affaire de Creil [1989] qu’il y a dans le Coran des injonction­s à l’acquisitio­n de la connaissan­ce autrement plus importante­s que le fait d’emmitoufle­r des fillettes. On peut aussi s’interroger sur le rôle de Lionel Jospin, qui s’est défaussé sur le Conseil d’État pour ne pas avoir à se prononcer dans ces affaires de laïcité… Ces démissions nous ont coûté. La droite comme la gauche ont manqué d’autorité au moment où il fallait en user. »

Il est un autre homme sans lequel le rapport de Jean-Pierre Obin n’aurait pu voir le jour : Jean-Paul Delahaye, ancien directeur général de l’enseigneme­nt scolaire, passé par les cabinets ministérie­ls de Jack Lang et de Vincent Peillon. Coauteur de ce rapport maudit, il a toujours défendu l’idée d’une laïcité émancipatr­ice, « qui permet à la jeunesse de se forger sa personnali­té tout en la protégeant du prosélytis­me religieux». Il regrette aujourd’hui que la laïcité ne s’applique pas à l’enseigneme­nt privé – pourtant financé par l’État – et insiste pour « ne jamais séparer la question laïque de la question sociale », car «la misère constitue un terreau favorable aux extrémiste­s qui tentent de prendre le contrôle de toute une population ». Le plus difficile à gérer avec ce rapport a été d’éviter que certains ne s’en emparent, « notamment Philippe de Villiers, qui s’en servait pour étayer ses thèses contre les musulmans. Il dévoyait totalement l’esprit de ce rapport ». Et de citer Jules Ferry comme meilleur conseil du moment : « Lorsqu’on veut que deux puissances morales vivent en paix, la première condition, c’est de leur prescrire de bonnes frontières. »

« La droite comme la gauche ont manqué d’autorité au moment où il fallait en user. »

Ghaleb Bencheikh

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