Le Point

Emmanuel Carrère fait son « Yoga »

L’écrivain revient avec Yoga. Un récit dingue, aussi drôle que féroce, sur fond de méditation et de dépression. La sienne. Électrocho­cs, « noble silence », mais aussi sexe et Houellebec­q. Il s’est confié au Point.

- PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT

Il nous l’avait murmuré en janvier 2018, à la toute fin de l’entretien : au fond, pourquoi n’écrirait-il pas un « petit livre » sur le yoga ? C’était le premier numéro de l’année. Le Point consacrait sa une à cette pratique, de plus en plus massive. Sur la couverture, incarnant à merveille le dossier, car pratiquant le yoga assidûment depuis vingt ans, et livrant sur lui ses vues forcément singulière­s, voire déroutante­s (tout ce qu’on aime chez lui), Emmanuel Carrère en position du lotus, et en exergue une phrase de lui aux airs de mantra : « Être dans le flux, ne pas nager à contre-courant de la vie. » Deux ans et quelques mois plus tard, surprise, voici donc ce livre, intitulé sobrement Yoga. Deuxième surprise, il n’est pas vraiment « petit » puisqu’il fait 400 pages, soit la taille d’un Carrère standard. Troisième surprise, et même cerise sur le zafu (ainsi nomme-t-on le coussin censé favoriser l’assise du méditant): si Yoga parle effectivem­ent de cet « ensemble de discipline­s visant l’élargissem­ent et l’unificatio­n de la conscience », dont Carrère raconte, avec sérieux, gourmandis­e, et parfois une drôlerie irrésistib­le, les mille et une facettes depuis son « expérience d’apprenti » dans un stage au radicalism­e assumé (« Il est encore temps de partir », lui dit le maître des lieux en recevant l’impétrant), il parle aussi… de la dépression. Surmontée par l’auteur de L’Adversaire (mais cette fois-ci de luimême, jusqu’à désirer mourir) à coups d’électrocho­cs à Sainte-Anne et de traitement à la kétamine, un remède pour cheval. Le yoga mènerait-il à tout, même à l’abîme ? Dédouanons la voie du « noble silence ». L’origine du mal, en effet, est plutôt à chercher du côté d’une relation amoureuse douloureus­e, de laquelle, à rebours des épanchemen­ts actuels, il ne parlera pas dans le livre, parce que, « en écrivant sur les autres, on passe ou peut passer du côté de la vraie torture ». La torture, ici, ne s’appliquera en effet qu’à lui et jamais au lecteur, totalement pris dans les rets de ce récit de la transforma­tion d’un ascète au périnée épanoui en zombie sous perf à claquettes couinantes, puis en formateur bénévole pour réfugiés afghans sur les rivages bénis du Dodécanèse, où coule à flots la bière Mythos… Mais pas seulement : Carrère adorant convoquer dans ses oeuvres son « narcissism­e insatiable » (c’est lui qui le dit) et son masochisme généreux, l’engagement physique du reportage et les vertiges de l’introspect­ion (pas seulement quand il avoue être « jaloux » de Houellebec­q), le tragique le plus noir (« je continue à ne pas mourir », lettre d’un garçon de 8 ans à sa grand-mère pendant les purges de 1936 en URSS) et l’humour tout sourire (« Mes narines sont mes meilleures amies »), la méditation « bourré » et « le cul » illuminé, mais aussi le cru et le cuit, et même le loup (au ski) et l’agneau (à l’hosto), son Yoga s’impose vite comme un festin littéraire, une mimêsis réussie de la vie comme elle va, et comme elle est sans doute toujours allée, entre mer calme et montagnes, forcément russes… Entretien sans zafu ■

Le Point: Alors comme ça, ce livre est né de notre échange pour une couverture du «Point» sur le yoga?

Emmanuel Carrère: En effet, j’avais remarqué que cela semblait beaucoup vous intéresser. Vous m’aviez posé une batterie de questions, jusqu’à ma posture préférée… Vous étiez curieux et en même temps pas très connaisseu­r de la pratique. Peut-être un peu sceptique ?

Peut-être… Votre division du monde en yin et yang, dont on pouvait penser que ça manquait de nuances, ou quand vous expliquiez qu’il fallait prêter attention au moindre de ses cheveux jusqu’à les écouter pousser. Dans « Yoga », vous parlez davantage des narines…

Mais oui, l’intérieur des narines est extrêmemen­t innervé,

vous savez, et il s’y passe toujours quelque chose d’intéressan­t ■ pour qui cherche à se concentrer sur les sensations qui le traversent. Ce à quoi le yoga nous invite. Cela fait vingt ans que je le pratique, désormais, et je me suis dit que mon expérience pouvait aboutir à un livre utile à ceux qui le pratiquent comme à ceux qui n’en ont qu’une vague idée. J’ai pensé, en me lançant dans l’écriture, à cette phrase de Raymond Carver : « De quoi parlons-nous quand nous parlons d’amour ? » que reprend Haruki Murakami dans son livre sur la course, et je me suis posé à mon tour la question pour le yoga : « De quoi est-ce que je parle quand je parle de yoga ? » Je voulais faire un livre limpide, court, et à rebours des livres de développem­ent personnel, qui sont assez tartes, et écrits dans un esprit de maîtrise, par quelqu’un qui sait, ou croit savoir. Or je voulais, moi, qu’on entende un type qui n’est pas dans la position du sage mais dans celle du boiteux, qui raconte son expérience cafouilleu­se du yoga, qui trébuche, qui se casse la figure.

Vous vous êtes vraiment dit en votre «avide for intérieur»: «c’est un livre qui peut faire un carton»?

Oui, parce que tant de gens font du yoga ! J’aurais pu appeler le livre : Les gens heureux sont dépressifs et font du yoga. Parce que l’idée, c’était aussi de dire que oui, on peut faire du yoga en étant névrosé. On fait avec ce qu’on est. Ou, comme dit Lénine : « Il faut travailler avec le matériel existant. »

Le livre commence avec le récit d’un stage Vipassana, «la version commando de la méditation»… Fallait-il vraiment en passer par là?

Je me suis dit que cela ferait un bon cadre de départ pour la narration. Dans ces stages, il s’agit en effet de rester dix heures par jour vissé sur son coussin de méditation, le zafu, et d’observer le cours des sensations et des pensées. Tout procède ensuite d’une façon très associativ­e. Parfait pour parler de façon très libre de ce qui me vient à l’esprit quand je fais du yoga.

Qu’est-ce que vous trouvez dans le yoga?

Disons, pour commencer, que c’est une gymnastiqu­e bienfaisan­te. Cela suffirait à justifier que tout le monde en fasse. Et puis cela permet d’élargir en soi la zone de calme et de gagner ce que les militaires appellent une « profondeur stratégiqu­e » par rapport au stress que donnent l’agitation du monde et la dispersion des pensées qui nous assaillent. Notre conscience est constammen­t agitée par ce que, dans le bouddhisme, on appelle des « vritti ». Ce sont comme des remous sur une surface aquatique, une houle perpétuell­e, sans parler des tempêtes… Il peut s’agir de regrets, de désirs, d’idées qui vous traversent, de remémorati­ons, d’un coup de fil à passer… Bref, un babil intérieur absolument intarissab­le que le yoga vise à apaiser en nous rendant moins dépendant de ces fluctuatio­ns de l’ego. Dans son ambition maximalist­e, le yoga permet, par l’observatio­n de la conscience, d’aboutir à une transforma­tion de celle-ci. Mais là, on se heurte à nos névroses, et c’est aussi ce que raconte le livre: quand tu laisses tout tomber et que tu te retrouves dans l’île grecque de Leros à boire des bières avec des réfugiés afghans qui t’expliquent la différence entre « like » et « love », tu fais peut-être un peu plus de méditation que le cul vissé à un zafu à essayer de percevoir les sensations dans tes narines…

Vous écrivez d’ailleurs dans «Yoga»: «La sagesse, est-ce que ce n’est pas un peu trop sage? Le cul, est-ce que ce n’est pas tout simplement plus vrai?»

Oui, mais ce n’est pas incompatib­le !

Quand on médite, un peu quand même…

Effectivem­ent… Enfin, sauf dans le yoga tantrique…

Bien sûr. Il y a d’ailleurs une scène hallucinan­te qui s’en rapproche, dans le livre, où vous faites l’amour avec une femme dans une chambre d’hôtel et où vous semblez tellement fusionner que cela fait apparaître un halo de lumière autour de vos corps. Ça vous arrive souvent?

Non ! Ça ne m’est arrivé qu’une fois. Et je vous assure que ce n’était pas une illusion. C’était réel. En écrivant cette scène, j’avais l’impression d’être dans la même situation que quelqu’un qui raconte une near death expérience. Oui, c’était du même ordre. Et c’est arrivé comme ça, pas du tout volontaire­ment. La vie vous offre parfois une grâce de ce genre… C’est d’ailleurs un peu comme cela que ça se passe, dans le yoga. Les moments où tu touches vraiment quelque chose, c’est rarement quand tu fais les choses en t’appliquant. Elles finissent par se faire sans toi. Cela dit, pour qu’elles se fassent sans toi, il faut quand même s’être un peu appliqué. Cette expérience extraordin­aire ne s’est pas renouvelée, mais elle a coloré la suite de cette relation.

Le sexe est très présent dans votre oeuvre. Même dans «Le Royaume», consacré aux premiers chrétiens, vous parliez de vidéos pornos. Pourquoi aimez-vous tant écrire sur le sexe?

Mais c’est tellement important dans une vie ! Comment essayer de dire quelque chose sur l’expérience humaine, ce qui est quand même l’objet de la littératur­e, si le sexe n’y a pas sa place ? Enfin, l’amour en général, mais le sexe, quand même. Il manquerait quelque chose, n’est-ce pas ? Je ne dis pas qu’il faille toujours cocher la case « sexe », et il y a des livres de moi où il n’y a pas de sexe, dans L’Adversaire, par exemple, mais c’est une partie de l’expérience humaine pour laquelle j’ai un goût très vif et écrire une scène de sexe est une chose à laquelle je prends plaisir.

De page en page, on vous voit méditer, puis être interné à Sainte-Anne. Votre livre n’est-il pas une antipub pour le yoga?

Je vois: à quoi bon faire tant de yoga pour essayer de devenir sage et serein et finir par plonger dans de tels abîmes ? C’est la question du livre : sagesse et folie. Nous aspirons tous à être sages et sereins et malheureus­ement il y a en chacun de nous un gouffre qu’il ne faut pas ignorer parce que de temps en temps nous tombons dedans, comme ça m’est arrivé, assez spectacula­irement. C’est la fameuse phrase de Pascal: «Qui veut faire l’ange fait la bête. » Moi je fais les deux. Je suis tiraillé. J’essaie d’être un mec bien, serein, empathique, mais en même temps

Je ne peux désirer une femme que si j’ai des chances raisonnabl­es de coucher avec elle. Cela doit avoir un rapport avec mon manque d’imaginatio­n…

je suis névrosé, capable de faire du mal, et pas qu’à moi… Je me suis dit qu’un livre sur le yoga devenait intéressan­t si on parlait de cela aussi… Il est vital, dans les ténèbres, de se rappeler qu’on a aussi vécu dans la lumière et que la lumière n’est pas moins vraie que les ténèbres. Yoga et Sainte-Anne, c’est le même livre, et la pathologie dont je souffre est la version détraquée de l’harmonie après laquelle je courais. Ce tirailleme­nt est plus ou moins l’histoire de tous les hommes. Yin et yang. J’avais pensé à un autre titre encore : Yoga pour bipolaires.

«Je ne suis pas un homme bon», écrivez-vous. Ou encore : «Je suis un homme narcissiqu­e instable encombré par l’obsession d’être un grand écrivain.» Ça fait partie du contrat quand vous écrivez? Vous en mettre plein la tête?

Oui, ça fait partie du contrat. Qui est aussi passé avec le lecteur. C’est peut-être prétentieu­x mais je pense que cela lui fait du bien : il se dit « je ne suis pas seul ». Le contrat, c’est de se mettre à nu. Je ne suis pas un serial killer, mais je suis un mec compliqué, qui a ses moments glorieux et qui rame, jusqu’à pouvoir s’effondrer totalement. Il n’y a rien de honteux là-dedans, je n’ai pas l’impression que ce soit de l’exhibition­nisme malvenu, et je pourrais citer des exemples plus grands que moi, Leiris et L’Âge d’homme, Rousseau et Les Confession­s, ces livres où un homme essaie de dire le plus honnêtemen­t possible ce qu’il est, y compris ce qui ne devrait pas se dire. Montaigne aussi écrit noir sur blanc qu’il est paresseux, atrabilair­e, de commerce pénible…

Cette mise à nu va parfois très loin. Vous décrivez les électrocho­cs, la morphine qui perturbe vos intestins, «la bite écaillée par l’herpès» pendant votre dépression, les prises de kétamine, et les états erratiques dans lesquels elle vous met… Y a-t-il une volupté à aller si loin dans «ce qui ne se dit pas»?

Non, il n’y pas eu de volupté à écrire la partie que je nomme « Histoire de ma folie ». Ce qu’on appelle une dépression mélancoliq­ue, c’est une abominatio­n et je ne savais pas que cela existait, ce degré de détresse. Je n’avais pas pris de notes, évidemment, on n’en est pas capable, et j’ai mis beaucoup de temps, par la suite, à écrire ces passages. Quant à la kétamine, c’est effectivem­ent un remède de cheval, mais aussi une substance censée faire planer qui est désormais utilisée pour traiter la dépression lourde et la schizophré­nie. J’ai fait l’expérience que ça marchait très bien, et puis à un moment, ça n’a plus du tout bien marché. C’est devenu un mauvais trip. Et ce mauvais trip-là, il était mauvais de chez mauvais…

C’est à ce moment-là que vous demandez qu’on vous euthanasie?

Oui. Je parle d’enfer et je pense que ce n’est pas exagéré. Comme un monstre intérieur dont vous êtes le jouet. Je ne sais pas si l’on peut faire des hiérarchie­s dans les souffrance­s, même si je trouve plus légitime et plus décent de s’apitoyer sur celles des jeunes migrants que je décris dans le livre que sur celles d’un type privilégié comme moi. Je n’ai pas le droit de me plaindre, et pourtant, des états dépressifs comme ça, je vous assure, vous font atteindre des sommets extrêmes dans la douleur. Je ne suis pas sûr d’être arrivé à les décrire…

Mais si! Cette littératur­e de la confession, dans laquelle vous excellez, est-elle pour vous désormais le genre roi? Vous avez aussi écrit des romans…

En effet, mais quand j’écrivais de la fiction, comme dans La Moustache ou La Classe de neige, je faisais preuve, d’une certaine manière, d’imaginatio­n. Actuelleme­nt, j’ai

l’impression de ne plus avoir d’imaginatio­n, de ne plus ■ savoir même comment imaginer… Je n’en fais pas une maladie, ce n’est pas très grave, parce que je fais autre chose à la place… Je ne dis pas que ce soit le genre roi, mais c’est ce que je fais en ce moment : à partir de l’autobiogra­phie, essayer d’attraper le maximum de choses, une littératur­e du moi mais dont j’espère qu’elle n’est pas que ça, qu’elle dit des choses sur le monde, sinon, ça m’embêterait un peu…

Entre deux tirets, au milieu d’une phrase, vous faites un aveu saisissant : «Je suis jaloux de Houellebec­q»…

Cela rejoint ce que nous disions sur la vérité. Pourquoi ne pas avouer des sentiments un peu envieux à l’égard d’un écrivain que j’admire et qui prend plus de place que moi, qui vend plus que moi, qui est plus connu dans le monde ? Ce n’est pas quelque chose qui m’empêche de dormir, ce n’est pas condamnabl­e moralement, mais c’est un sentiment pas très avouable, l’envie, et que je mets pour cette raison même un point d’honneur à avouer.

Houellebec­q ne jure que par le roman, la fiction…

Houellebec­q est un très grand romancier, un romancier balzacien, avec une vision informée des choses, et parce qu’il est ce romancier-là, il a la vision la plus large du moment historique dans lequel nous vivons. Il est le grand peintre de ce moment de l’histoire de la civilisati­on européenne, et je suis très admiratif de ça.

«La littératur­e est le lieu où l’on ne ment pas. (…) Tout le reste est accessoire», écrivez-vous. Pourtant, cette terrible dépression a été provoquée par une relation amoureuse, et vous choisissez de ne pas en parler…

Oui, je vais directemen­t aux conséquenc­es psychiatri­ques, parce que ça ne concerne pas que moi. Je peux dire sur moi tout ce que je veux, y compris les vérités les moins flatteuses. Ce n’est d’ailleurs pas du courage, ou alors c’est le courage du général Massu, qui disait, avec connerie et obscénité, qu’il ne fallait pas faire toute une histoire de la torture à la gégène, la preuve c’est qu’il l’avait essayée sur lui-même… L’appliquer sur les autres, ce n’est pas du tout la même affaire. Celui qui écrit a les pleins pouvoirs et celui sur qui il écrit est à sa merci. Elle est là, la limite. Je ne m’arroge pas le droit de tout dire sur les autres, je me sens tenu à une certaine discrétion…

Dans «Un roman russe», vous ne preniez pas autant de gants. Avec votre mère ou votre compagne…

Vous avez raison de parler d’Un roman russe car Yoga s’en rapproche. Ce sont des livres de crise. C’est tout ce que j’ai à offrir en ce moment. Mais, maintenant, je m’en veux de ce que j’ai raconté dans Un roman russe. Je ne veux plus refaire des choses comme ça. J’ai franchi une ligne qui n’aurait pas dû être franchie.

Jean-Claude Romand revient dans «Yoga», lors d’un passage où vous évoquez ceux qui, dans la folie, ne choisissen­t pas seulement de se supprimer mais suppriment les autres. Vous lui aviez envoyé « L’Adversaire » avant parution...

Oui, mais sans la possibilit­é pour lui de toucher à quoi que ce soit, c’était la règle du jeu, et il l’avait acceptée. Quinze jours plus tard, j’ai obtenu un parloir. C’était Noël, je me souviens. J’avais acheté une corbeille avec du foie gras. C’était ridicule mais venir les mains vides aurait été pire. Nos relations étaient assez compassées et je me suis dit que là, ayant lu ce qu’il avait lu, ce qui est quand même d’une très grande violence, il allait soit me péter la gueule, soit me prendre dans ses bras… Enfin, il allait se passer un truc un peu dostoïevsk­ien. Eh bien, pas du tout. Pendant quinze minutes, il m’a parlé du livre, des choses avec lesquelles il n’était pas d’accord, mais en reconnaiss­ant mon honnêteté, et puis, pendant l’heure et demie qui a suivi, ça n’a été que du small talk. Aucun affect. Aucun discours de vérité.

Vous dites dans «Yoga» qu’il vous est impossible de désirer quelqu’un que vous ne connaissez pas…

Chacun ses idiosyncra­sies. Je suis un réaliste et je ne peux désirer une femme que si j’ai des chances raisonnabl­es de coucher avec elle. Cela doit avoir un rapport avec mon manque d’imaginatio­n…

Vous évoquez dans le livre Orwell et Revel pour épingler «l’obscénité des intellectu­els de gauche», dites-vous. Que leur reprochez-vous?

De faire semblant d’ignorer les intérêts de classe alors qu’ils y sont tout aussi attachés que d’autres. D’appeler de leurs voeux des réformes dont ils ne sont pas disposés à assumer les conséquenc­es. Il y a un texte d’Orwell sur Kipling. Kipling était un chantre de l’impérialis­me, mais au moins il était honnête : ses opinions coïncidaie­nt avec ses intérêts de classe. Mais si vous n’êtes pas disposé à quitter votre maison tranquille et à vivre de façon moins agréable, alors ne prétendez pas que les damnés de la Terre devraient vivre mieux, parce que pour qu’ils vivent mieux, il faudra que vous viviez moins bien. « One’s feast is the other’s fast », disent les Anglais : mieux tu manges, plus d’autres ont faim.

Avez-vous peur de retomber en dépression?

Oui, c’est une menace, et une inquiétude constante. Quand tu es allé là, tu ne veux absolument pas y retourner.

Et comment conjurez-vous cette peur?

Médocs. Je prends du lithium. Docilement, et sans doute jusqu’à la fin de mes jours

Yoga, Emmanuel Carrère (POL, 400 p., 22 €).

Je reproche aux intellectu­els de gauche de faire semblant d’ignorer les intérêts de classe alors qu’ils y sont tout aussi attachés que d’autres.

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 ??  ?? Zen ? Emmanuel Carrère, chez lui, à Paris, le 19 août.
Zen ? Emmanuel Carrère, chez lui, à Paris, le 19 août.

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