Taleb, un penseur contre les crises
Les cinq essais phares – dont « Le Cygne noir » – de Nassim Nicholas Taleb, chercheur iconoclaste et professeur en ingénierie des risques, paraissent en poche (Les Belles Lettres). Portrait et interview d’un esprit critique fort, qui offre une passionnante philosophie de l’incertitude dans un monde imprévisible.
Un intellectuel qui n’aime pas les intellectuels, un ex-trader qui critique la finance, un ancien qui porte les habits d’un moderne, Nassim Nicholas Taleb, chercheur et philosophe libano-américain, se place sans doute parmi les penseurs les plus fascinants d’aujourd’hui. Pourtant, alors qu’il a déjà vendu des millions de livres dans le monde entier, la France fait une fois de plus figure d’exception, car les Français le lisent peu. La parution en poche – aux Belles Lettres, début septembre – de la traduction de son oeuvre grand public dans un coffret intitulé Incerto (comprenant Le Hasard sauvage, Le Cygne noir, Le Lit de Procuste, Antifragile et Jouer sa peau) sera l’occasion, on l’espère, de combler cette carence. Car Taleb, c’est peu de le dire, pourrait bien changer votre vie. ■
Il n’est pas tout-à-fait exact d’affirmer que Taleb est mal ■ connu chez nous. Dites son nom, et peu réagiront, ajoutez: « L’auteur du Cygne noir », et on vous répondra : « Ah oui, bien sûr ! » Publié en 2007, l’ouvrage développe une critique des modèles financiers utilisés par les banques et les fonds qui, selon lui, sous-estiment les « cygnes noirs », événements rares aux conséquences extrêmes. L’erreur est d’ailleurs de vouloir prédire ces derniers, ce qui est impossible, alors qu’il faudrait avant tout s’en prémunir. L’ouvrage a un succès immédiat, et la crise financière de 2008 lui donnera une aura supplémentaire. Taleb est bien placé pour s’emparer de ce sujet, car, après des études en France et aux États-Unis, il a été trader – il figure même comme protagoniste dans Le Fric, de Jean-Manuel Rozan (cofondateur du moteur de recherche Qwant), un roman-témoignage sur le monde de la finance des années 1980 et 1990. Mais il est venu à la théorisation financière après avoir goûté à la pratique (il soutient sa thèse, The Microstructure of Dynamic Hedging, en 1998, sous la direction d’Hélyette Geman, double PhD et haut profil de la finance quantitative mondiale), un parcours qui le rend particulièrement sensible aux égarements théoriques.
De l’importance de l’aléatoire. Dès cette époque, sa singularité frappe ceux qui le côtoient, comme le raconte Raphaël Douady, chercheur au CNRS en mathématique financière : « Dans les années 1990, j’animais à l’Université de New York (NYU) un séminaire fréquenté par tous les traders de Wall Street. Nassim y assistait avec une régularité de métronome. Un jour, il vient me voir avec 800 pages manuscrites sous le bras et me dit: “J’ai écrit un livre, est-ce que tu pourrais regarder les mathématiques qu’il y a dedans ?” C’était le brouillon de Dynamic Hedging [son premier livre technique, paru en 1997, NDLR]. C’était tout ce qu’il avait appris sur le trading d’options et le décalage entre les modèles et la réalité. Je n’avais jamais vu ça, j’apprenais à chaque page. » Selon Hélyette Geman, sa liberté d’esprit est déjà évidente : « Nassim a très tôt critiqué le modèle Black-Scholes-Merton de 1973, une référence pour le calcul des options, qui vaudra à Scholes et Merton un prix Nobel. D’après lui, le modèle avait été formalisé auparavant, et mieux, par les mathématiciens Louis Bachelier et Ed Thorp. Au passage, il rendait au grand mathématicien français l’hommage qu’il méritait. »
Il serait réducteur de ne voir dans Le Cygne noir qu’une critique de la finance, si intéressante soit-elle. Comme le commente le philosophe anglais John Gray, « ce livre a de nombreuses applications dans le monde économique, mais ce n’est pas du tout un livre d’économie. C’est un livre de philosophie pratique de premier ordre ». Une philosophie qu’on pourrait résumer de la façon suivante, selon les termes d’Éric Briys, ancien banquier d’affaires et cofondateur de www.cyberlibris.com : « Nos vies sont façonnées par l’imprévisible, un imprévisible dans lequel les événements rares aux conséquences considérables jouent un rôle décisif. » Le Cygne noir n’est d’ailleurs pas la première oeuvre philosophique de Taleb, mais la suite de l’ouvrage qui l’a fait connaître au grand public, Le Hasard sauvage, publié en 2001, dans lequel il démontre que nous tendons à sous-estimer l’importance de l’aléatoire. S’y dégage le thème fondateur qui orientera ses travaux futurs, la prise de décision en situation d’incertitude.
C’est le quatrième volet d’Incerto, Antifragile, publié en 2012, qui apporte la réponse la plus aboutie. « Antifragile est mon vrai livre », disait Taleb au Point en 2018 (voir Le Point n° 2399). « Certaines choses tirent profit des chocs, y écrit-il, elles prospèrent et se développent quand elles sont exposées à la volatilité, au hasard, au désordre et au stress, et elles aiment l’aventure, le risque et l’incertitude. Toujours est-il que, malgré l’ubiquité du phénomène, il n’existe pas de mot pour désigner l’exact opposé de fragile. Appelons-le “antifragile”. (…) Cette qualité est propre à tout ce qui s’est modifié avec le temps: l’évolution, la culture, les idées, les révolutions, les systèmes politiques, l’innovation technologique, les réussites culturelles et économiques, la survie en commun, les bonnes recettes de cuisine (…), l’essor des villes, des cultures, des systèmes judiciaires, des forêts équatoriales, de la résistance aux bactéries… jusqu’à notre propre existence en tant qu’espèce sur cette planète. (…) L’antifragilité a la rare vertu de nous permettre (…) de faire des choses sans les comprendre, et de bien les faire. »
Pour répondre au double problème de l’antifragilité et des cygnes noirs, Taleb estime qu’il faut « jouer sa peau » – titre du dernier ouvrage de l’ensemble, paru en 2017 –, c’est-à-dire privilégier un mécanisme vertueux par lequel les conséquences négatives de paroles ou d’actes sont supportées par leurs auteurs et non transférées à d’autres. Car « ce qui a survécu a révélé sa robustesse face aux événements de type cygne noir, et supprimer le fait de risquer sa peau perturbe ce mécanisme de sélection ». La boucle est bouclée, Incerto aussi.
« Nassim n’imaginait sûrement pas qu’il aurait ce destin – avoir un quelconque plan serait contraire à sa philosophie », remarque Éric Briys. Taleb est né à Amioun, au Liban, dans une grande famille libanaise, grecque-orthodoxe et francophile. La guerre civile, qui débute en 1975, remet tout en question. Selon Rory Sutherland, vice-président du groupe publicitaire Ogilvy au Royaume-Uni et proche du philosophe,« sa jeunesse est passée de la stabilité à l’instabilité totale en un instant ». Une épreuve sur laquelle l’intéressé reste extrêmement discret. « Il en a tiré cette notion remarquable d’antifragilité», explique Éric Briys, qui ajoute : « Le Liban, comme l’Italie, que Taleb cite souvent, sont des pays en instabilité permanente, ce dont ils sont parvenus à s’accommoder : ils sont devenus aguerris au désordre. » Il y a quelques années, Taleb a d’ailleurs commencé à s’intéresser à la
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« Il a tiré [de l’épreuve de la guerre du Liban] cette notion remarquable d’antifragilité. » Éric Briys
« J’ai appris les probabilités et la statistique en tant que trader, pas sur les bancs de l’université : on ne peut pas avaler les mauvaises théories sans faire faillite à long terme. » Nassim Nicholas Taleb
génétique des populations du Levant, à laquelle
■ il a déjà apporté des contributions substantielles selon le généticien Pierre Zalloua, avec qui il travaille.
Taleb –qui parle dix langues et est doté, dixit Hélyette Geman, d’une « culture gigantesque » – est capable d’apporter à des domaines variés des intuitions fulgurantes : après la fragilité du système financier, il pressent, dès les années 2000, l’arrivée de nouvelles pandémies – il jouera d’ailleurs un rôle décisif dès la fin janvier 2020 pour alerter sur le danger du Covid-19. Pour Rory Sutherland, c’est parce qu’il « regarde les choses différemment ». D’où un double apport de Taleb : le premier, technique, dans le domaine du risque (il est professeur d’ingénierie des risques à la NYU), de la statistique et de la finance mathématique (il en est le deuxième chercheur le plus cité au monde). Le second dans celui de la sagesse pratique : « Le travail de Nassim est extrêmement original, note John Gray. Il développe une philosophie qui vise à permettre de vivre sans prétendre connaître l’avenir. En cela, il est le dernier représentant d’une grande tradition, qui inclut le pyrrhonien Sextus Empiricus et le philosophe sceptique français du XVIe siècle Pierre Charron. » En d’autres termes, Taleb nous apprend que, paradoxalement, moins on en sait sur le monde, plus la réponse est simple: évitons les ennuis.
Cette philosophie a de nombreuses ramifications concrètes, de la conduite morale à la politique. Taleb fait l’éloge de l’artisan et de l’entrepreneur, par opposition au manager et au bureaucrate, ces derniers ne jouant pas suffisamment leur peau. Il défend la décentralisation politique, organisation éminemment antifragile puisqu’elle cantonne les erreurs au niveau local. Il attaque violemment l’interventionnisme géopolitique, qui bouleverse le système complexe que constitue un État. Tout cela le rend d’ailleurs idéologiquement inclassable car, pour lui, nos principes doivent varier selon l’échelle: « Au niveau fédéral, je suis libertarien », écrit-il dans Jouer sa peau ; au niveau de l’État, républicain ; au niveau local, démocrate ; et avec ma famille et mes amis, socialiste. » Son originalité, au fil des ans, lui a d’ailleurs permis de constituer une solide base de fans, très active sur Twitter, et a même inspiré une bande dessinée, The Black Swan Man, dans laquelle un Taleb masqué, vêtu d’une cape et d’un justaucorps, sauve le monde à la manière d’un super-héros.
Des experts aux conseils hors-sol. Cette approche iconoclaste le met forcément en porte à faux vis-à-vis d’une grande partie du monde intellectuel, dont il surnomme les membres les « intellectuels-et-néanmoins-idiots », car ils ignorent le réel. Dans Incerto, tous y passent : les économistes Joseph Stiglitz et Thomas Piketty, l’écrivaine Susan Sontag, le journaliste Thomas Friedman ou encore le cognitiviste Steven Pinker, professeur à Harvard. Dans sa hiérarchie épistémologico-morale, on trouve au sommet l’érudit, souvent autodidacte, puis les gens ordinaires (ou la « grand-mère »), qui répondent intuitivement à l’incertitude, et tout en bas l’« intellectuel-et-néanmoins-idiot », qui dispense avec paternalisme des conseils hors-sol. « Taleb veut remettre en question toutes les orthodoxies », explique l’historien Tom Holland, comme fin 2018, quand il provoqua un violent débat sur la légitimité du quotient intellectuel sur Twitter. En particulier, il a une sainte horreur de ce qu’il estime être une utilisation frauduleuse des statistiques par des experts qui croient les maîtriser et en tirent des conclusions aberrantes – mais qui font souvent autorité. Car la fraude statistique n’est pas
« Taleb veut remettre en question toutes les orthodoxies. » Tom Holland, historien
qu’une imperfection technique, elle dénote, selon lui, le rationalisme étroit propre à la majorité des chercheurs, prompts à taxer d’« irrationnel » ce qu’ils ne peuvent expliquer, quand la véritable rationalité, pour Taleb, « est ce qui permet au collectif, aux entités destinées à vivre longtemps, de survivre ».
Sans surprise, ses critiques et attaques directes – essentiellement sur Twitter – ne sont pas vraiment du goût des intéressés : tous ceux auxquels il s’en est pris (dont le Prix Nobel d’économie Richard Thaler, que Taleb considère comme « dangereux ») ont décliné notre proposition de s’exprimer à son sujet. Le seul à l’avoir acceptée est Steven Pinker, dont Taleb a éreinté l’ouvrage La Part d’ange en nous (Les Arènes), qui vise à démontrer le déclin de la violence sur plusieurs siècles. Selon lui, Taleb n’a tout simplement « pas lu » son livre et ne cesse de vouloir le « dénigrer » gratuitement : « Je ne considère pas cela comme une critique de mon travail », estime-t-il. Reste qu’à notre question de savoir ce qu’il pense de l’oeuvre de Taleb il botte en touche : « Question trop vague, il faudrait préciser. »
S’il fallait résumer la personne et l’objet de la réflexion de Taleb, le meilleur qualificatif serait la « rugosité », note Éric Briys. « Ceux qui s’en plaignent répondent toujours sur la forme, jamais sur le fond. » Jean-Philippe Bouchaud, académicien et cofondateur de la société de gestion financière Capital Fund Management, qui a travaillé avec Taleb, est plus nuancé : « Nassim peut être très agaçant quand il cherche la bagarre, mais, en même temps, c’est ce qui fait avancer le débat. » Au fond, il faut savoir gré à ce « fier et imposant Phénicien, comme le décrit Tom Holland, de ne jamais aller dans le sens du vent, ce qui, aujourd’hui, est rare et admirable ». En d’autres termes, quand Taleb débusque un lièvre, même avec trop de fougue, il faut le prendre au sérieux, car comme l’explique Yaneer Bar-Yam, chercheur spécialiste des systèmes complexes et collaborateur de Taleb, « les erreurs des experts ne sont pas seulement théoriques, elles peuvent avoir des conséquences pratiques graves, comme on l’a vu pendant l’épidémie de Covid-19. »
Une chose est sûre, Nassim Nicholas Taleb ne laisse personne indifférent. « La seule maxime moderne à laquelle j’adhère, écrit-il dans Antifragile, est de George Santayana: “Un homme est moralement libre quand (…) il juge le monde, et juge les autres hommes, avec une sincérité absolue.” Ce n’est pas seulement un objectif, c’est une obligation. » Une obligation à laquelle il satisfait pleinement, nous invitant à faire de même ■
des haltères, je deviens plus fort. Les économistes ■ peinent à comprendre que l’économie est organique, donc qu’elle a besoin de petits chocs : si vous privez une forêt de feux de forêts, le matériau inflammable s’accumulera et le grand incendie à venir s’aggravera. Si on élimine les petites crises par la surstabilisation monétaire, les «mauvaises» entreprises n’ont pas l’occasion de se réformer, ce qui les rend fragiles. De plus, les entreprises qui ont des revenus trop stables ont tendance à faire faillite. Autre exemple : un bon indicateur de décès est une fréquence cardiaque régulière ! Les médecins, dans certains domaines, ont ce genre d’intuitions, mais ils ne les ont jamais systématisées – ils ne comprennent pas que le diabète vient moins de l’excès de nourriture que de sa régularité, par exemple. Les données montrent qu’il faut avoir faim et soif de temps en temps, des chocs nécessaires, mais limités.
Qu’entendez-vous par «limités»?
Hors de la finance, rien n’aime le désordre illimité. Il existe une gamme de facteurs de stress dont nous avons besoin : ni trop ni trop peu. Si je passe deux ans au lit, mes os s’affaibliront. Si je mets du poids sur mon dos, il se renforcera, mais trop de poids le brisera. Si je saute de 50 centimètres, mon corps deviendra plus fort, mais cinq mètres me tueront. L’évolution aime les petites erreurs génétiques (comme l’a vu Monod), mais si elle est trop rapide, on finit par perdre les gains précédents.
Comment traduisez-vous cela pour les organisations?
En « small is beautiful » ! À partir d’un certain niveau, ce qui est grand devient fragile et ne tolère plus les chocs. Un éléphant sera plus fragile qu’une souris : bien que plus efficaces et vivant plus longtemps, les éléphants courent un risque d’extinction beaucoup plus grand. Certains chercheurs ont ainsi montré qu’au Royaume-Uni les dépassements de coûts pour les projets de l’État sont de 30 % en moyenne lorsque le projet est de 100 millions d’euros, mais faibles quand il avoisine les 5 millions. Sans le soutien de l’État, les grandes sociétés meurent car, empiriquement, le rendement d’échelle n’existe pas. Les firmes qui survivent sont généralement de taille moyenne. Le succès économique de l’Allemagne, avec ses PME du Mittelstand [réseau d’entreprises de taille intermédiaire, NDLR], en témoigne.
« À partir d’un certain niveau, ce qui est grand devient fragile et ne tolère plus les chocs. »
Élimineriez-vous toutes les grandes entreprises?
Non, car chaque type d’entreprise a son échelle idéale. Pour un restaurateur, avoir 50 tables peut être trop élevé ; mais pour un fabricant de voitures, employer 30 000 personnes peut être insuffisant.
Sur le plan technique, quelle est la particularité de l’antifragilité?
C’est une dimension très importante. L’idée clé de mes travaux est que tout ce qui est fragile et antifragile doit montrer une accélération (parfois abrupte), donc une asymétrie. Si je fracasse une voiture contre le mur à 200 kilomètres/ heure, je subis plus de 200 fois les dégâts d’un choc à 1 kilomètre/heure. Une grosse pierre jetée sur ma tête me fera plus de mal que 1 000 cailloux lancés successivement. C’est cette non-linéarité qui est nécessaire pour la fragilité, comme le mathématicien Raphaël Douady et moi l’avons prouvé. D’ailleurs, quand j’ai commencé à collaborer avec Douady, c’est lui qui était préposé aux maths et moi aux idées. Maintenant c’est le contraire.
Quel est le lien de tout cela avec « le cygne noir »?
Ce qui est antifragile résiste mieux à ces grands chocs inattendus appelés « cygnes noirs ». Il faut séparer les petits
risques nécessaires qui nous aident à croître et à nous renforcer des grands risques extrêmes dont il faut se protéger : donc paranoïa vis-à-vis des risques extrêmes, mais amour des petites aventures bénéfiques – alors que la modernité bureaucratique invite à l’opposé.
Le livre que vous écrivez actuellement s’appelle « Principia Politica ». Quels sont vos principes politiques les plus importants?
Les transformations d’échelle – l’idée derrière l’antifragilité – s’appliquent bien à l’économie politique. Une grande agglomération n’est pas un village élargi et devient plus fragile face aux chocs incertains. Le socialisme peut marcher dans un kibboutz mais pas dans un État géant et centralisé. En changeant d’échelle, on ne se contente pas d’additionner des comportements individuels, on doit aussi tenir compte des interactions entre ceux-ci : le tout est plus que la somme de ses parties. De surcroît, la centralisation fragilise les systèmes. On pouvait se permettre une centralisation en France, quand l’État ne contrôlait que le dixième du PIB, comme pendant la IIIe République. Pas aujourd’hui, quand c’est plus de la moitié ! Un autre principe qui m’est cher est l’idée que les institutions devraient avoir une date d’expiration – pour les rendre antifragiles.
Pardon?
Oui ! Les entreprises en ont bien une, déterminée par le marché. Eh bien, imposons à toutes les institutions – les ministères, les universités… – une date à laquelle elles seront évaluées pour savoir si elles sont toujours nécessaires. Si elles le sont, alors on les renouvellera. Le problème est que ces institutions ne « jouent pas leur peau » : elles subsistent, même quand elles font des erreurs. Un restaurant, lui, court le risque de la faillite.
Vous avez été l’un des premiers penseurs à alerter du danger que présentait le Covid-19. Racontez-nous.
Fin janvier, le groupe avec lequel je travaille a publié une note pour alerter les autorités du danger de l’épidémie. Le Cygne noir expliquait d’ailleurs que les épidémies devraient augmenter à cause de la connectivité moderne. Nous avions constaté un manque de compréhension par les experts des phénomènes qu’on appelle « multiplicatifs ». Chaque malade pouvant en contaminer d’autres, la croissance des contaminations devient exponentielle. Ce comportement non intuitif est très différent des phénomènes dits additifs, dont le développement est linéaire, comme le nombre total d’accidents de la route dans l’année. En d’autres termes, on ne peut pas comparer le coronavirus aux chutes dans les piscines ou aux accidents, car ceux-ci ne sont pas contagieux. Le grand mathématicien Benoît Mandelbrot m’a dit un jour que, selon lui, les épidémies entraient dans la catégorie des événements à « distribution épaisse ». En termes statistiques, cela veut dire que ces phénomènes sont certes rares, mais que quand ils se produisent, ils sont extrêmes – à l’instar de certaines crises financières, comme je l’ai montré dans Le Cygne noir. Depuis le nouveau coronavirus, nous avons pu confirmer formellement l’intuition de Mandelbrot
Vous êtes parti en guerre contre les épidémiologistes les plus célèbres de la planète, John Ioannidis et Neil Ferguson.
« Imposons aux institutions une date à laquelle elles seront évaluées pour savoir si elles sont toujours nécessaires. »
Pour comprendre l’épidémie, ce ne sont pas les propriétés locales des maladies qui comptent mais les propriétés statistiques des extrêmes de la contagion – ce qu’on utilise pour les risques. Or la science épidémiologique, parce qu’elle ignore cela, est très en retard. Idem pour la recherche en psy- ■
chologie : regardez tous ces psychologues qui expliquaient, ■ au début de la pandémie, qu’il était « irrationnel » de paniquer, alors que votre grand-mère, elle, comprenait qu’il fallait s’alarmer ! Ferguson a publié des résultats où il tentait d’estimer le nombre de morts potentielles dues à l’épidémie. Or quand une épidémie tue plus de 1 000 personnes, cela ne sert à rien de faire des prédictions, il faut juste la tuer dans l’oeuf. Quant à Ioannidis, il a, comme bien d’autres, comparé le coronavirus aux accidents de voiture, ce qui est absurde. C’est le problème des experts qui travaillent avec les probabilités sans les comprendre.
« Le peu que la psychologie moderne a “découvert” était déjà connu de Montaigne et d’Érasme. »
Vous n’hésitez pas à attaquer les intellectuels avec lesquels vous êtes en désaccord. Pourquoi?
J’ai appris les probabilités et la statistique sur le tas, en tant que trader, pas sur les bancs de l’université : on ne peut pas avaler les mauvaises théories sans faire faillite à long terme. Ça m’a rendu très, très intolérant aux conneries académiques pseudoscientifiques, au manque de rigueur pratique. Il y a quelque chose chez ceux que j’appelle les « intellectuels-mais-néanmoins-idiots » (« intellectuals-yet-idiots ») qui m’agace particulièrement, c’est leur propension à être paternalistes, à vouloir dire aux gens comment vivre. Ils ne comprennent pas l’antifragilité. L’autre chose qui m’énerve, c’est le charlatanisme. Le peu que la psychologie moderne a « découvert », qui n’est pas faux, était déjà connu de Montaigne, d’Érasme, des vendeurs de chaussures et des publicitaires. Et déjà Montaigne, c’est pour moitié du Cicéron.
Vous qui êtes sceptique vis-à-vis de l’interventionnisme géopolitique, que pensez-vous du déplacement d’Emmanuel Macron au Liban?
Je lui en sais gré ! Il tente de jouer l’arbitre. Je suis certain que Macron comprendrait l’idée de l’antifragilité en vingtdeux secondes.
Est-ce le bon côté de la France, cette tentation universaliste?
Oui, car, au Liban, la France n’a rien à gagner : nous n’avons pas de pétrole ! Et puis la relation entre la France et le Liban est très spéciale : le Liban n’était pas une colonie. Les Français y sont restés pendant vingt-deux ans, mais leur influence culturelle était très forte bien avant. Les chrétiens d’Orient, en particulier, étaient francophiles et francophones. Mon grand-père paternel a étudié le droit à la Sorbonne, et mon grand-père maternel, à Montpellier. En fait, le français était encore il y a peu la lingua franca culturelle de la Méditerranée de l’Est, remplaçant le latin. Je vise notamment à déclassifier le Levant du «MoyenOrient » (un terme et un concept colonialistes et orientalistes) pour le remettre culturellement dans un ensemble méditerranéen anatolien, donc turc et gréco-romain.
Quels sont vos écrivains français préférés?
C’est Frédéric Dard qui m’a le plus influencé, par la richesse de son style et son côté « j’écris selon mes propres conditions ». Il n’avait d’ordres à recevoir de personne. Il y a aussi Cambacérès, qui écrivait comme on écrit des définitions mathématiques. Je savoure la précision de son Code civil – je modèle mes Principia Politica là-dessus. Ce n’est pas sans raison que Stendhal le lisait pour le plaisir
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1. « Systemic risk of pandemic via novel pathogens – Coronavirus : A note », New England Complex Systems Institute.
2. D’où une étude publiée en mars 2020 avec Pasquale Cirillo,
« Tail risk of contagious diseases », dans Nature Physics.