Le Point

La chronique de Patrick Besson

- Patrick Besson

Chaque été, il y a des morts, car c’est une saison comme une autre. À côté des victimes de Beyrouth et du Niger, je trouve mon ami l’éditeur Jean Grouet. Sur Internet, une seule photo de lui, en compagnie de Françoise Sagan dont il avait été, pour quelques mois, le secrétaire. Ils marchent tous les deux dans le parc d’Équemauvil­le. Jean me rappelait qu’il avait dit un jour à la romancière : « Tu sais, Françoise, même échoué avec toi sur une île déserte, je ne te toucherais pas. » C’était pour mettre Sagan en confiance mais ça l’avait plutôt mise en rogne.

C’était un petit homme qui avait toujours un livre sur lui. Ami de Christiane Freustié, il avait fondé avec elle et d’autres disparus – Jacques Brenner, Roger Grenier, Claude Faraggi, Bernard Frank – le prix Freustié, qui fête cette année son 33e anniversai­re. Freustié dont Jean était l’ami depuis les années 1950. Il avait logé chez le couple à Neuilly pendant la guerre l’Algérie, son propre appartemen­t étant occupé par un responsabl­e du FLN recherché par la police. Jean était ce qu’on a appelé un porteur de valises : ces Français qui oeuvraient dans la clandestin­ité pour l’indépendan­ce de l’Algérie. Il avait aussi conduit quelques Algériens en Suisse. La nuit, surtout.

Il m’assurait avoir payé ses études en jouant aux échecs et m’a raconté comment il avait financé sa maison d’édition – Rupture, dont le coup d’éclat fut, en 1977, Pays sages, de Rafaël Pividal –, mais je n’en garde aucun souvenir. L’argent s’oublie, comme les textes, mais plus vite. Ces périodes de dèche, après la faillite de Rupture, où Jean allait voler des tranches de jambon pour sa fille Jeanne au rayon gastronomi­e du Bon

Marché. Il a toujours échappé aux vigiles, avec sa courte silhouette élégante et son affectueux regard flou.

Je nous revois déjeuner aux Bookiniste­s, en face de Lapérouse, quand Jean avait des notes de frais de Julliard – puis à La Crète, rue Mouffetard, quand c’était à nos frais. Jean trouvait toujours une place pour se garer devant le restaurant. C’est ce qu’on appelle la grâce automobile. Il ne fermait jamais sa voiture, qu’on lui avait du reste donnée. Le jour où elle a cessé de rouler, il n’a trouvé personne pour lui en donner une autre. Alors on a changé de restaurant, choisissan­t La Cagouille, où Jean pouvait venir de chez lui à pied. Puis il n’a plus pu venir nulle part de chez lui, alors on n’a plus déjeuné, cette cérémonie littéraire qui avait rythmé sa vie de bohème.

Jean me disait parfois : « J’admets que les autres meurent mais je ne comprends pas pourquoi ça doit m’arriver. » Nous sommes allés plusieurs fois ensemble rendre visite à Maurice Pons dans sa retraite du moulin d’Andé. Jean avait édité, lors d’un bref passage à Quai Voltaire, le livre Le Moulin d’Andé, moulin dont il était – après Truffaut, Perec, Cavalier et quelques autres – un habitué. Je le revois plus tard dans la soirée au volant de sa vieille auto, nous ramenant de l’Imec, qui venait de rendre hommage à Maurice. Bernadette Lafont devait venir faire une lecture des Mistons, mais elle s’était excusée : grippée, elle était aphone. Elle devait mourir peu après. Comme Maurice. Et Jean. Et ce jour où, à La Crète, devant une famille américaine effarée, il y avait une bouteille de blanc pour Jean Grouet et une bouteille de rosé pour moi dans le même seau à glace

Jean me disait parfois : « J’admets que les autres meurent mais je ne comprends pas pourquoi ça doit m’arriver. »

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Françoise Sagan et Jean Grouet, en 1963.

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