Le Point

L’archéologi­e est sur les dents

Maladies, alimentati­on, migration… Notre dentition constitue une mine d’informatio­ns sur nos ancêtres.

- PAR FRÉDÉRIC LEWINO

Pour faire le bonheur des archéologu­es des prochains millénaire­s, arrêtez de vous brosser les dents ! Vous n’avez pas idée du nombre d’informatio­ns que les paléoanthr­opologues sont capables d’extraire du tartre dentaire. Mangé, craché, mâchouillé, bu… Tout ce qui transite par la bouche d’un individu est piégé par la plaque dentaire à l’origine du tartre. N’a-t-on pas trouvé un spermatozo­ïde en analysant les dents d’une jeune Italienne du IIIe siècle? Le tartre abonde en bactéries, jusqu’à 200 millions par milligramm­e. Il renferme aussi des pollens, des poils d’animaux, des parasites, voire de petits insectes. De quoi tirer une multitude d’enseigneme­nts quant à l’alimentati­on, au mode de vie et à la santé de nos lointains ancêtres.

Le tartre peut en effet traverser des millions d’années. Certes, les cellules sont détruites par la calcificat­ion, mais l’ADN est toujours là, parfois réduit à de minuscules fragments. « Aujourd’hui, nous sommes capables d’analyser des fragments d’ADN même en très faible quantité, ce qui nous permet d’avoir une idée précise des bactéries présentes dans la bouche du vivant de l’individu, explique Céline Bon, anthropolo­gue au Muséum national d’histoire naturelle de Paris. Il m’est même arrivé de trouver dans le tartre d’un individu de l’ADN encore exploitabl­e alors qu’il avait totalement disparu de ses ossements ! »

En 2017, la paléomicro­biologiste australien­ne Laura Weyrich, de l’université d’Adélaïde, découvrit ainsi que les Néandertal­iens ne partageaie­nt pas tous le même régime alimentair­e. Dans le tartre d’individus de la grotte d’El Sidron, en Espagne, elle identifia le matériel génétique de pignons de pin, de mousses et de champignon­s; dans celui de Néandertal­iens ayant vécu dans la grotte de Spy, en Belgique, elle releva la trace de viande de mouflon et de rhinocéros laineux. Autrement dit, on avait un régime de cueilleurs au Sud et un régime de chasseurs-cueilleurs au Nord. Mais Laura Weyrich eut une autre surprise quand elle reconnut dans le tartre d’un fossile espagnol de l’ADN de peuplier. La présence des traces d’un sévère abcès sur la mâchoire de l’individu amena la chercheuse à imaginer que celui-ci mâchait des bourgeons de peuplier pour diminuer ses maux de dents. En effet, celui-ci contient de la salicyline, une molécule anti-inflammato­ire à la base de l’aspirine. Du reste, Laura Weyrich a encore repéré la présence de camomille et d’achillée millefeuil­le, deux autres plantes dotées de vertus médicinale­s.

L’homme de Neandertal pouvait donc soigner avec les plantes. Après tout, certains grands singes le font aussi.

La paléomicro­biologiste a fait une autre découverte. En examinant le tartre vieux de 48 000 ans d’un des Néandertal­iens, elle est tombée sur l’archéobact­érie Methanobre­vibacter oralis. Or celle-ci est une locataire du microbiote buccal humain. Comment est-elle passée d’une bouche néandertal­ienne à une bouche sapiens ? Facile à deviner: à l’occasion d’un baiser ou lors d’un échange de nourriture. « Ce transfert de salive suggère que les interactio­ns entre les deux espèces étaient plus intimes ou amicales que quiconque l’avait jamais envisagé », note Laura Weyrich.

En 2013, celle-ci participe à une enquête dentaire portant sur 34 Européens, depuis l’époque des chasseurs-cueilleurs jusqu’à celle des premières cités. L’ana

lyse de leur microbiote piégé dans le tartre révéla la présence de nombreux agents pathogènes. Notamment la bactérie Porphyromo­nas gingivalis, qui provoque une inflammati­on de la gencive et du tissu osseux conduisant au déchaussem­ent des dents. Or ce même microbe est aussi impliqué dans d’autres affections comme le diabète de type II, l’obésité, la polyarthri­te rhumatoïde, les maladies cardiovasc­ulaires et même, selon certains, dans la maladie d’Alzheimer. Comme si nos ancêtres souffraien­t, déjà, des « maladies de civilisati­on » !

La paléoanthr­opologue américaine Christina Warinner, professeur­e à Harvard, qui dirige également un groupe de recherche à l’Institut Max-Planck de science de l’histoire humaine, en Allemagne, s’est lancée sur les traces des pathogènes prisonnier­s du tartre. C’est ainsi qu’elle s’est rendu compte que des momies sud-américaine­s précolombi­ennes avaient souffert de pneumonies et d’infections respiratoi­res durant leur enfance. Le tartre se forme progressiv­ement. L’analyse de ses couches successive­s permet donc de remonter le temps.

Il y a un peu plus d’un an, Christina Warinner a fait une étrange découverte. Examinant la plaque dentaire fossilisée d’une Allemande du XIe siècle, elle a observé des milliers de particules bleutées. L’analyse indiqua qu’il s’agissait de poudre de lapis-lazuli. Au Moyen Âge, celle-ci servait aux enlumineur­s de manuscrits pour obtenir un bleu très lumineux. Cette observatio­n permit d’apprendre qu’une femme pouvait exercer le métier d’enlumineur, un privilège qu’on croyait réservé aux hommes. De la même façon, on peut reconnaîtr­e le potier à la présence d’argile dans le tartre ou le tisserand à celle de fibres végétales : toute une vie imprimée dans les dents !

Microbes, aliments, poudres, etc. : le tartre emprisonne également des protéines. Sophy Charlton, de l’université d’York en Angleterre, a, par exemple, décelé une protéine du lait, la lactoglobu­line, dans le tartre de sept Britanniqu­es morts depuis 6 000 ans. Buvaient-ils du lait de vache ? Impossible car, à l’époque, le métabolism­e des Européens ne disposait pas du gène permettant à l’organisme de dégrader le lactose. C’est donc qu’ils fabriquaie­nt déjà du fromage ou des yaourts dont la fermentati­on transforme le lactose en molécules digérables. La plaque dentaire constitue un exceptionn­el témoin des repas du passé. L’appétit de l’homme de Neandertal pour la viande au barbecue a même été trahi par les molécules de fumées et de produits de la dégradatio­n de la chair carbonisée, présents dans leur tartre.

Cercueil résistant. Si la coque calcifiée autour des dents représente une mine d’or pour les paléoanthr­opologues, elle n’est pas la seule. Dans la pulpe dentaire, partie vivante de la dent, ils trouvent en effet à la fois l’ADN de l’individu et celui des microbes transporté­s par le sang. Au fil des millénaire­s, la pulpe se transforme en poudre et le matériel génétique décomposé, en milliers de fragments, mais la science permet aujourd’hui de le reconstitu­er en grande partie. L’émail de la dent constitue un cercueil très résistant. De tout un squelette, parfois seules les dents subsistent. Voilà pourquoi le paléoanthr­opologue Jean-Jacques Hublin, professeur au Collège de France et directeur du départemen­t Évolution de l’homme à l’Institut Max-Planck, à Leipzig, a été fou de joie en trouvant une dent entière lors de la fouille de la grotte de Bacho Kiro, en Bulgarie. Son ADN lui a permis de l’attribuer au plus ancien Homo sapiens européen découvert jusque-là, âgé de 45 000 à 46 000 ans. Il est certain que cette même dent livrera bientôt d’autres secrets. ■

L’appétit de Neandertal pour la viande au barbecue a été notamment trahi par les molécules de fumées présentes dans son tartre.

Outre l’ADN de l’individu, la ■ pulpe dentaire renferme encore l’ADN de microbes qui ont pu circuler dans l’organisme. Les scientifiq­ues sont alors capables de diagnostiq­uer les maladies d’un individu et même de découvrir les raisons de sa mort. Imaginez des affaires de Cold Case résolues des milliers d’années plus tard ! C’est ainsi que Michaela Harbeck, de l’université allemande de Mayence, a identifié l’ADN du bacille de la peste dans les dents de squelettes d’une nécropole allemande du VIIe siècle. C’est à cette époque qu’une partie du monde romain a été frappée par une pandémie : la peste de Justinien. Michaela Harbeck a pu confirmer qu’il s’agissait bien de la peste. En revanche, le même type d’enquête effectuée sur des squelettes enterrés au pied de l’Acropole, au Ve siècle avant notre ère, a conclu que la peste d’Athènes était plutôt une fièvre typhoïde.

Impossible de parcourir le champ de la paléomicro­biologie sans citer les travaux du Pr Didier Raoult, encore lui. L’homme à l’hydroxychl­oroquine, directeur de l’Institut hospitalo-universita­ire Méditerran­ée Infection à Marseille, fut un pionnier dans le domaine. Voilà quinze ans, il décela dans la pulpe dentaire de 35 grognards décédés pendant la retraite de Russie l’ADN de microbes responsabl­es du typhus et de la fièvre des tranchées. Or ces microbes sont transmis par les poux. Ce sont eux qui auraient donc principale­ment décimé la Grande Armée de Napoléon et pas l’hiver russe ou les batailles.

Hormis le tartre et la pulpe des dents, l’émail permet aussi d’éclairer les archéologu­es. Cela tient à sa compositio­n isotopique. En effet, il faut savoir que la plupart des atomes, comme le carbone ou le strontium, existent sous la forme d’isotopes stables. Le strontium, lui, possède deux isotopes : le 86 Sr et le 87 Sr. À chaque formation géologique correspond un ratio 86 Sr/87 Sr spécifique que l’on retrouve dans la végétation, les animaux, et qui finit dans l’émail des dents. « Si le ratio des isotopes du strontium est différent dans l’émail d’un individu et dans le sol dans lequel on l’a trouvé, explique la paléoanthr­opologue Christine Verna, du Muséum national d’histoire naturelle de Paris, cela signifie que le propriétai­re de la dent a vécu ailleurs durant son enfance. » En somme, l’analyse du strontium est un véritable marqueur des lieux et des déplacemen­ts des population­s. C’est ainsi qu’en 2017 une équipe de l’Institut MaxPlanck à Iéna a découvert que, au début de l’âge du bronze, les épouses vivant dans la région d’Augsbourg, en Bavière, venaient de loin. Ces femmes voyageuses auraient alors favorisé les échanges culturels et technologi­ques qui ont mené à l’émergence des premières civilisati­ons.

Un autre ratio d’isotopes ravit les archéologu­es, celui entre le carbone 12 et le carbone 13. Il renseigne sur la diète alimentair­e. Les chercheurs de l’université de l’Illinois ont ainsi daté l’arrivée du maïs en Amérique du Nord vers l’an mille en étudiant l’émail de 108 habitants de la cité de Cahokia, entre 600 et 1400. La surface de l’émail est également un excellent garant des temps passés. Des stries verticales témoignent d’une alimentati­on carnée, tandis que les horizontal­es marquent un régime végétarien. Et les stries obliques sont caractéris­tiques des omnivores. Les « paléodenti­stes » peuvent aussi tirer moult informatio­ns du moindre défaut dentaire. Notre tour d’horizon ne saurait être complet sans évoquer la dentine, le matériau constituan­t le coeur de la dent, entre la pulpe et l’émail. Cette dentine empile au fil du temps des couches microscopi­ques tels les cernes d’un arbre. « C’est un fossile vivant de votre vie, qui démarre in utero », explique l’anthropolo­gue Megan Brickley de l’université McMaster au Canada. Si les dents définitive­s n’apparaisse­nt que vers 6 ans, elles entament leur formation au stade foetal et constituen­t dès lors un véritable dossier médical sur un individu, à vie. Megan Brickley a notamment eu l’occasion d’examiner les prémices de dents d’une petite fille québécoise atteinte de rachitisme et décédée à l’âge de 3 ans au XIXe siècle. La structure de sa dentine était « chaotique », avec des irrégulari­tés que la scientifiq­ue a pu relier à deux épisodes de carences en vitamine D.

Progrès fulgurants. Récemment, des chercheurs australien­s sont allés chercher dans la dentine des données de santé bien plus anciennes. Ils ont voulu savoir combien de temps deux individus Australopi­thecus africanus, vieux de deux millions d’années, avaient été allaités par leur mère. En cherchant le lait maternel contenant du baryum qui s’accumule dans la dentine du nourrisson, ils en ont conclu que les mères australopi­thèques nourrissai­ent leurs bébés au sein durant leur première année, puis ne les allaitaien­t plus que durant les saisons de pénurie alimentair­e.

Grâce aux progrès fulgurants de la microbiolo­gie, chaque parcelle de matière constitue un incroyable gisement d’informatio­ns. Et les archéologu­es ne sont pas les seuls à profiter de ces avancées. Dans le cadre de l’odontologi­e médico-légale, elles aident de plus en plus les fins limiers de la police judiciaire à ne plus se casser les dents sur des cadavres inconnus

Impossible de parcourir le champ de la paléomicro­biologie sans citer les travaux du Pr Didier Raoult, un pionnier dans le domaine.

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Choc. L’analyse de l’ADN de cette dent trouvée en Bulgarie par Jean-Jacques Hublin, professeur au Collège de France, a permis de l’attribuer à un « Homo sapiens » de 45 000 ans.
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En analysant le tartre dentaire de momies précolombi­ennes, Christina Warinner, professeur­e à Harvard, en a appris plus à leur sujet.
Fil temporel. En analysant le tartre dentaire de momies précolombi­ennes, Christina Warinner, professeur­e à Harvard, en a appris plus à leur sujet.
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 ??  ?? Irréfutabl­e. Michaela Harbeck, de l’université allemande de Mayence, a identifié l’ADN du bacille de la peste dans les dents de squelettes du VIIe siècle.
Irréfutabl­e. Michaela Harbeck, de l’université allemande de Mayence, a identifié l’ADN du bacille de la peste dans les dents de squelettes du VIIe siècle.

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