L’archéologie est sur les dents
Maladies, alimentation, migration… Notre dentition constitue une mine d’informations sur nos ancêtres.
Pour faire le bonheur des archéologues des prochains millénaires, arrêtez de vous brosser les dents ! Vous n’avez pas idée du nombre d’informations que les paléoanthropologues sont capables d’extraire du tartre dentaire. Mangé, craché, mâchouillé, bu… Tout ce qui transite par la bouche d’un individu est piégé par la plaque dentaire à l’origine du tartre. N’a-t-on pas trouvé un spermatozoïde en analysant les dents d’une jeune Italienne du IIIe siècle? Le tartre abonde en bactéries, jusqu’à 200 millions par milligramme. Il renferme aussi des pollens, des poils d’animaux, des parasites, voire de petits insectes. De quoi tirer une multitude d’enseignements quant à l’alimentation, au mode de vie et à la santé de nos lointains ancêtres.
Le tartre peut en effet traverser des millions d’années. Certes, les cellules sont détruites par la calcification, mais l’ADN est toujours là, parfois réduit à de minuscules fragments. « Aujourd’hui, nous sommes capables d’analyser des fragments d’ADN même en très faible quantité, ce qui nous permet d’avoir une idée précise des bactéries présentes dans la bouche du vivant de l’individu, explique Céline Bon, anthropologue au Muséum national d’histoire naturelle de Paris. Il m’est même arrivé de trouver dans le tartre d’un individu de l’ADN encore exploitable alors qu’il avait totalement disparu de ses ossements ! »
En 2017, la paléomicrobiologiste australienne Laura Weyrich, de l’université d’Adélaïde, découvrit ainsi que les Néandertaliens ne partageaient pas tous le même régime alimentaire. Dans le tartre d’individus de la grotte d’El Sidron, en Espagne, elle identifia le matériel génétique de pignons de pin, de mousses et de champignons; dans celui de Néandertaliens ayant vécu dans la grotte de Spy, en Belgique, elle releva la trace de viande de mouflon et de rhinocéros laineux. Autrement dit, on avait un régime de cueilleurs au Sud et un régime de chasseurs-cueilleurs au Nord. Mais Laura Weyrich eut une autre surprise quand elle reconnut dans le tartre d’un fossile espagnol de l’ADN de peuplier. La présence des traces d’un sévère abcès sur la mâchoire de l’individu amena la chercheuse à imaginer que celui-ci mâchait des bourgeons de peuplier pour diminuer ses maux de dents. En effet, celui-ci contient de la salicyline, une molécule anti-inflammatoire à la base de l’aspirine. Du reste, Laura Weyrich a encore repéré la présence de camomille et d’achillée millefeuille, deux autres plantes dotées de vertus médicinales.
L’homme de Neandertal pouvait donc soigner avec les plantes. Après tout, certains grands singes le font aussi.
La paléomicrobiologiste a fait une autre découverte. En examinant le tartre vieux de 48 000 ans d’un des Néandertaliens, elle est tombée sur l’archéobactérie Methanobrevibacter oralis. Or celle-ci est une locataire du microbiote buccal humain. Comment est-elle passée d’une bouche néandertalienne à une bouche sapiens ? Facile à deviner: à l’occasion d’un baiser ou lors d’un échange de nourriture. « Ce transfert de salive suggère que les interactions entre les deux espèces étaient plus intimes ou amicales que quiconque l’avait jamais envisagé », note Laura Weyrich.
En 2013, celle-ci participe à une enquête dentaire portant sur 34 Européens, depuis l’époque des chasseurs-cueilleurs jusqu’à celle des premières cités. L’ana
lyse de leur microbiote piégé dans le tartre révéla la présence de nombreux agents pathogènes. Notamment la bactérie Porphyromonas gingivalis, qui provoque une inflammation de la gencive et du tissu osseux conduisant au déchaussement des dents. Or ce même microbe est aussi impliqué dans d’autres affections comme le diabète de type II, l’obésité, la polyarthrite rhumatoïde, les maladies cardiovasculaires et même, selon certains, dans la maladie d’Alzheimer. Comme si nos ancêtres souffraient, déjà, des « maladies de civilisation » !
La paléoanthropologue américaine Christina Warinner, professeure à Harvard, qui dirige également un groupe de recherche à l’Institut Max-Planck de science de l’histoire humaine, en Allemagne, s’est lancée sur les traces des pathogènes prisonniers du tartre. C’est ainsi qu’elle s’est rendu compte que des momies sud-américaines précolombiennes avaient souffert de pneumonies et d’infections respiratoires durant leur enfance. Le tartre se forme progressivement. L’analyse de ses couches successives permet donc de remonter le temps.
Il y a un peu plus d’un an, Christina Warinner a fait une étrange découverte. Examinant la plaque dentaire fossilisée d’une Allemande du XIe siècle, elle a observé des milliers de particules bleutées. L’analyse indiqua qu’il s’agissait de poudre de lapis-lazuli. Au Moyen Âge, celle-ci servait aux enlumineurs de manuscrits pour obtenir un bleu très lumineux. Cette observation permit d’apprendre qu’une femme pouvait exercer le métier d’enlumineur, un privilège qu’on croyait réservé aux hommes. De la même façon, on peut reconnaître le potier à la présence d’argile dans le tartre ou le tisserand à celle de fibres végétales : toute une vie imprimée dans les dents !
Microbes, aliments, poudres, etc. : le tartre emprisonne également des protéines. Sophy Charlton, de l’université d’York en Angleterre, a, par exemple, décelé une protéine du lait, la lactoglobuline, dans le tartre de sept Britanniques morts depuis 6 000 ans. Buvaient-ils du lait de vache ? Impossible car, à l’époque, le métabolisme des Européens ne disposait pas du gène permettant à l’organisme de dégrader le lactose. C’est donc qu’ils fabriquaient déjà du fromage ou des yaourts dont la fermentation transforme le lactose en molécules digérables. La plaque dentaire constitue un exceptionnel témoin des repas du passé. L’appétit de l’homme de Neandertal pour la viande au barbecue a même été trahi par les molécules de fumées et de produits de la dégradation de la chair carbonisée, présents dans leur tartre.
Cercueil résistant. Si la coque calcifiée autour des dents représente une mine d’or pour les paléoanthropologues, elle n’est pas la seule. Dans la pulpe dentaire, partie vivante de la dent, ils trouvent en effet à la fois l’ADN de l’individu et celui des microbes transportés par le sang. Au fil des millénaires, la pulpe se transforme en poudre et le matériel génétique décomposé, en milliers de fragments, mais la science permet aujourd’hui de le reconstituer en grande partie. L’émail de la dent constitue un cercueil très résistant. De tout un squelette, parfois seules les dents subsistent. Voilà pourquoi le paléoanthropologue Jean-Jacques Hublin, professeur au Collège de France et directeur du département Évolution de l’homme à l’Institut Max-Planck, à Leipzig, a été fou de joie en trouvant une dent entière lors de la fouille de la grotte de Bacho Kiro, en Bulgarie. Son ADN lui a permis de l’attribuer au plus ancien Homo sapiens européen découvert jusque-là, âgé de 45 000 à 46 000 ans. Il est certain que cette même dent livrera bientôt d’autres secrets. ■
L’appétit de Neandertal pour la viande au barbecue a été notamment trahi par les molécules de fumées présentes dans son tartre.
Outre l’ADN de l’individu, la ■ pulpe dentaire renferme encore l’ADN de microbes qui ont pu circuler dans l’organisme. Les scientifiques sont alors capables de diagnostiquer les maladies d’un individu et même de découvrir les raisons de sa mort. Imaginez des affaires de Cold Case résolues des milliers d’années plus tard ! C’est ainsi que Michaela Harbeck, de l’université allemande de Mayence, a identifié l’ADN du bacille de la peste dans les dents de squelettes d’une nécropole allemande du VIIe siècle. C’est à cette époque qu’une partie du monde romain a été frappée par une pandémie : la peste de Justinien. Michaela Harbeck a pu confirmer qu’il s’agissait bien de la peste. En revanche, le même type d’enquête effectuée sur des squelettes enterrés au pied de l’Acropole, au Ve siècle avant notre ère, a conclu que la peste d’Athènes était plutôt une fièvre typhoïde.
Impossible de parcourir le champ de la paléomicrobiologie sans citer les travaux du Pr Didier Raoult, encore lui. L’homme à l’hydroxychloroquine, directeur de l’Institut hospitalo-universitaire Méditerranée Infection à Marseille, fut un pionnier dans le domaine. Voilà quinze ans, il décela dans la pulpe dentaire de 35 grognards décédés pendant la retraite de Russie l’ADN de microbes responsables du typhus et de la fièvre des tranchées. Or ces microbes sont transmis par les poux. Ce sont eux qui auraient donc principalement décimé la Grande Armée de Napoléon et pas l’hiver russe ou les batailles.
Hormis le tartre et la pulpe des dents, l’émail permet aussi d’éclairer les archéologues. Cela tient à sa composition isotopique. En effet, il faut savoir que la plupart des atomes, comme le carbone ou le strontium, existent sous la forme d’isotopes stables. Le strontium, lui, possède deux isotopes : le 86 Sr et le 87 Sr. À chaque formation géologique correspond un ratio 86 Sr/87 Sr spécifique que l’on retrouve dans la végétation, les animaux, et qui finit dans l’émail des dents. « Si le ratio des isotopes du strontium est différent dans l’émail d’un individu et dans le sol dans lequel on l’a trouvé, explique la paléoanthropologue Christine Verna, du Muséum national d’histoire naturelle de Paris, cela signifie que le propriétaire de la dent a vécu ailleurs durant son enfance. » En somme, l’analyse du strontium est un véritable marqueur des lieux et des déplacements des populations. C’est ainsi qu’en 2017 une équipe de l’Institut MaxPlanck à Iéna a découvert que, au début de l’âge du bronze, les épouses vivant dans la région d’Augsbourg, en Bavière, venaient de loin. Ces femmes voyageuses auraient alors favorisé les échanges culturels et technologiques qui ont mené à l’émergence des premières civilisations.
Un autre ratio d’isotopes ravit les archéologues, celui entre le carbone 12 et le carbone 13. Il renseigne sur la diète alimentaire. Les chercheurs de l’université de l’Illinois ont ainsi daté l’arrivée du maïs en Amérique du Nord vers l’an mille en étudiant l’émail de 108 habitants de la cité de Cahokia, entre 600 et 1400. La surface de l’émail est également un excellent garant des temps passés. Des stries verticales témoignent d’une alimentation carnée, tandis que les horizontales marquent un régime végétarien. Et les stries obliques sont caractéristiques des omnivores. Les « paléodentistes » peuvent aussi tirer moult informations du moindre défaut dentaire. Notre tour d’horizon ne saurait être complet sans évoquer la dentine, le matériau constituant le coeur de la dent, entre la pulpe et l’émail. Cette dentine empile au fil du temps des couches microscopiques tels les cernes d’un arbre. « C’est un fossile vivant de votre vie, qui démarre in utero », explique l’anthropologue Megan Brickley de l’université McMaster au Canada. Si les dents définitives n’apparaissent que vers 6 ans, elles entament leur formation au stade foetal et constituent dès lors un véritable dossier médical sur un individu, à vie. Megan Brickley a notamment eu l’occasion d’examiner les prémices de dents d’une petite fille québécoise atteinte de rachitisme et décédée à l’âge de 3 ans au XIXe siècle. La structure de sa dentine était « chaotique », avec des irrégularités que la scientifique a pu relier à deux épisodes de carences en vitamine D.
Progrès fulgurants. Récemment, des chercheurs australiens sont allés chercher dans la dentine des données de santé bien plus anciennes. Ils ont voulu savoir combien de temps deux individus Australopithecus africanus, vieux de deux millions d’années, avaient été allaités par leur mère. En cherchant le lait maternel contenant du baryum qui s’accumule dans la dentine du nourrisson, ils en ont conclu que les mères australopithèques nourrissaient leurs bébés au sein durant leur première année, puis ne les allaitaient plus que durant les saisons de pénurie alimentaire.
Grâce aux progrès fulgurants de la microbiologie, chaque parcelle de matière constitue un incroyable gisement d’informations. Et les archéologues ne sont pas les seuls à profiter de ces avancées. Dans le cadre de l’odontologie médico-légale, elles aident de plus en plus les fins limiers de la police judiciaire à ne plus se casser les dents sur des cadavres inconnus
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Impossible de parcourir le champ de la paléomicrobiologie sans citer les travaux du Pr Didier Raoult, un pionnier dans le domaine.