Gaspard Koenig à cheval sur les traces de Montaigne (9) : du bon usage du snobisme
Le cheminement de notre philosophe l’amène à se recentrer sur l’essentiel.
Dans la vie civile, j’aime les palaces rococo, les vestes en lin et les clubs anglais. Bref, j’suis snob, comme dans la chanson de Boris Vian, qui précisait d’ailleurs : « J’suis snob. […] J’fais du ch’val tous les matins. Car j’ador’ l’odeur du crottin.» Autant dire qu’après deux mois de randonnée « le cul sur la selle », comme l’écrivait élégamment Montaigne, j’ai dû revoir mes prétentions. Contraint et forcé, j’ai appris l’inverse du snobisme : l’art du dépouillement. Pour soulager ma monture, mon paquetage a été réduit au strict nécessaire : deux tee-shirts, deux slips, deux paires de chaussettes, deux pantalons, des vêtements de pluie et une tente de
600 grammes. Je partage la trousse à pharmacie avec ma jument (y compris le thermomètre, désinfecté après usage). Mon matériel de maréchale- rie a été impitoyablement réduit à la scie à métaux. Même ma fourchette en Inox a été coupée en deux pour perdre en poids; je m’en suis fina- lement débarrassé : à quoi bon une fourchette quand on possède une cuillère? Mon corps a suivi de luimême ce processus d’émondage, perdant sans effort ses 15 kilos de trop. Comme Montaigne, j’en arrive même à oublier mes douleurs (la « maladie de la pierre » pour lui, les acouphènes pour moi). Quant à Desti, elle n’a pas une boucle inutile sur sa selle, dont les quartiers ont été sacrifiés pour laisser place à de simples fenders, tandis que son filet se transforme à volonté en licol.
De ce souci d’épuration surgit une forme d’esthétique. Malgré leurs trous naissants, mes tee-shirts en mérinos sont d’une sobriété raffinée. Mon jean a la belle allure du vrai denim, mon chapeau australien ultrasouple est patiné par les griffures de branches, le cuir du harnachement luit au soleil. « Cow-boy, où est ton colt ? » me lança un terrassier lors de ma traversée de la
Marne. Je n’ai pourtant pas cherché à me déguiser. Obéissant comme les gardiens de bétail aux strictes contraintes du voyage à cheval, j’ai naturellement retrouvé leur style.
Ne possédant rien de trop, rien ne me manque. C’est une satisfaction que connaissait bien Montaigne, lecteur des stoïciens : « Les biens de la fortune tous tels qu’ils sont, encore faut-il avoir le sentiment propre à les savourer : c’est le jouir, non le posséder qui nous rend heureux. » Je jouis de ce qu’on m’offre au passage, en sachant que je n’emporterai rien avec moi. N’ayant plus de résidence fixe, j’échappe à toute tentation de thésauriser. Quand la mairie d’Épernay me demanda de remplir un formulaire d’autorisation pour le droit à l’image, j’inscrivis comme domicile « itinérant », ce qui me sembla la réponse la plus exacte. Pourquoi pose-t-on si souvent cette question? N’est-on pas «chez soi » partout où l’on s’installe ? J’ai perdu l’habitude de prendre des clés dans ma poche. J’ai dormi dans une yourte, dans une tente, dans une caravane, dans un tipi, dans un mobile home, dans un salon en travaux, dans un dortoir de vendangeurs, dans un abri de pèlerins… Je me satisfais d’un toit et d’un point d’eau. La seule chose qui m’importe, c’est la chaleur de l’accueil.
Je partage ainsi le dégoût de Montaigne pour l’abondance, misère de notre époque. « Ce n’est pas la disette, écrit-il, c’est plutôt l’abondance qui produit l’avarice.» Avec mon fil et mes aiguilles, je mets un point d’honneur à réparer plutôt qu’à racheter. Mon rapport à l’argent s’est inversé. En tant que snob, je dépensais sans compter. À présent, j’examine chaque étiquette. Non pour gagner du « pouvoir d’achat », mais au contraire pour me rapprocher du prix juste, celui qui rémunère le producteur plutôt que les intermédiaires. Payer 5 euros une « salade fraîcheur » sous plastique quand on peut acheter deux tomates, des oeufs et un concombre pour trois fois moins cher me semble le comble de la vanité. N’est-ce pas le sens premier de « l’économie », science de l’échange qu’Aristote opposait à la « chrématistique », passion de l’accumulation ?
Au dépouillement matériel répond un dépouillement affectif. J’ai tout le temps de penser à mes proches, tout le loisir de les assurer de mon amour, mais ils ne me manquent pas, au sens où le manque est une passion triste, un symptôme d’incomplétude.
« Il faut avoir femme, enfants, biens, et surtout de la santé, qui peut, recommande Montaigne, mais non pas s’y attacher en manière que notre heur en dépende. » Car « la plus grande chose du monde, c’est de savoir être à soi ». Ce solipsisme est tout sauf un égoïsme. C’est une manière d’être en harmonie avec soi-même, autonome, qui permet d’autant mieux de s’ouvrir aux autres. Quand un ami m’accompagne (souvent en VTT), je me réjouis. Quand il me quitte pour rejoindre une gare, je n’en éprouve aucun regret. Je rentre dans mon arrière-boutique, comme disait Montaigne, qui m’attend toute fraîche, toute propre, avec la promesse toujours tenue d’un long monologue intérieur. N’est-ce pas la finalité même du voyage que de « prendre tout loisir de s’entretenir soi-même » ? À l’inverse, le tourbillon relationnel dans lequel nous plonge la société, les milliers d’amis virtuels qui nous « likent » jusque dans notre chambre à coucher, ne témoignent-ils pas d’une incapacité débilitante à rester seul avec soi ? Pourquoi nous fuir ainsi nous-mêmes ?
Ce qui vaut pour le corps vaut pour l’esprit. Peu à peu, j’ai rationné ma nourriture spirituelle. J’ai abandonné les journaux et les livres ; en huit semaines, je n’en ai lu qu’un sur mon Kindle (Bartabas, roman, de Jérôme Garcin), faute de temps, mais aussi de désir. Je préfère recoudre une sacoche, étudier l’itinéraire ou faire brouter ma jument. « Est richement accomplir le voeu de pauvreté, d’y joindre encore celle de l’esprit », écrit Montaigne, qui détestait savanteaux, pédants et autres « ânes chargés de livres ». Il faut savoir cultiver son expérience en oubliant quelque temps les amas d’études et d’analyses savantes, trop savantes, dont les concepts sophistiqués se transforment en oeillères. Montaigne l’érudit savait aussi congédier les réflexions des autres.
Je me satisfais d’un toit et d’un point d’eau. La seule chose qui m’importe, c’est la chaleur de l’accueil.
À quoi pense-t-on alors quand on est de six à huit heures par jour sur la route ? À mille broutilles logistiques. À quelques obsessions lancinantes. À de grandes questions sans réponses. Mais aussi à rien. Tel est le miracle de la pensée en mouvement, ce plaisir gratuit, recherché de Rousseau à Houellebecq en passant par Nietzsche : laisser planer l’esprit. Je me suis surpris à devenir musique. Au départ de Loisy-sur-Marne, pendant une bonne dizaine de minutes, ma tête ne fut remplie que d’une mélodie lente et grave, revenant en boucle : le dernier mouvement de la dernière sonate de Beethoven. Le claquement des sabots donnait la mesure. Desti était la cheffe d’orchestre et mon subconscient le concertiste. Je me suis réveillé à l’approche d’un pont sur la Marne, repu de néant.
Je ne ferai pas du dépouillement une règle de vie absolue. Je triche un peu. J’ai mis dans mes bagages des furlane, ces chaussons vénitiens en semelles en pneu et étoffe de velours, modèle Modigliani, couleur « viola anarchico ». Je les enfile à chaque étape. C’est chaussé de ces souliers cardinalesques que je remue le foin et que je pisse dans les ronces. On excusera cette snobissime rechute. Je rêve à mon retour d’un whisky fumé dans un club anglais. Mais comme les stoïciens se livraient à des cures de pauvreté volontaire, je continuerai à me réserver des espaces ou des périodes de dépouillement. «Antifragilité!» s’exclamerait Nassim Nicholas Taleb, qui nous conseille de cultiver une résilience rigoureuse, de bâtir un refuge matériel et moral où s’abriter en temps de crise. « Sagesse », dirait plus simplement Montaigne, qui la définissait comme une « éjouissance constante »…
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Pour suivre l’itinéraire de Gaspard Koenig et lui proposer le gîte : gaspardkoenig.com.