Le Point

Livre : femme fatale (Jean-Paul Enthoven)

Dans Ce qui plaisait à Blanche, Jean-Paul Enthoven plonge, entre Paris et Capri, dans la spirale d’une relation toxique et fascinante.

- PAR MARC LAMBRON,

Si la fiction est un art de braises, alors le nouveau roman de JeanPaul Enthoven excelle dans les rougeoieme­nts d’un incendie feutré. À la fin des années 1990, un diplomate français, dilettante de chanceller­ie servant au palais Farnèse sous les fresques des frères Carrache, rencontre à Capri une beauté luxueuse, lui évoquant cette

Nancy Cunard qui martyrisa amoureusem­ent Louis Aragon et, par écho, la mystérieus­e icône qui se tient au coeur de Blanche ou l’Oubli, le roman que le poète communiste signa en 1967. Flanquée d’une maîtresse factotum, cette Mme de N…, à l’identité abrégée comme dans un conte licencieux du XVIIIe siècle, semble rompue aux variations les plus perverses des amours multiples, avec une dilection particuliè­re pour le candaulism­e, cette figure où un être humain en regarde d’autres se perdre sensuellem­ent dans des enchevêtre­ments ophidiens. Sur l’île aimée de Lénine et de Malaparte, que faire ? Le roman, en de savantes boucles descendant­es, conduit le narrateur à travers les cercles de la dépravatio­n, les ergastules du désir transgress­if. Fasciné par cette idole duelle, blanche et noire, il en tire une irrésistib­le volupté dans la profanatio­n.

Livre source. Ourdi en de savantes nappes d’énigmes, le roman de notre collaborat­eur invite aux approches subtiles. À promener un détecteur d’ultrasons sur le texte, on décèle ainsi une matrice et une question. S’agissant du moule, et avec le recul, on constate que pour plusieurs auteurs français nés dans les années 1940, le Hécate et ses chiens de Paul Morand a constitué un livre source. Les règles d’un certain combat passionnel y furent fixées par le réprouvé de Tanger : décor méditerran­éen, Capri, Beyrouth ou les îles grecques, patricienn­e émancipée, vie luxueuse et oisive, noirceurs de la perversion amoureuse, dans une nuance de vertiges esthétisés. Cela a donné La Femme de proie de Jean-Marie Rouart,

La Part du diable de Daniel Rondeau, et l’Aurore du même Enthoven.

La question, quant à elle, est bien intéressan­te : à quoi sert un roman ? De Diderot à Proust, les écrivains français ont voulu ajouter aux agréments du style les lumières de l’élucidatio­n. Éclairant des gouffres psychiques avec sa lampe-tempête, Enthoven reprend le sillon et choisit de poser, en période de virus létal, la question de la femme fatale. L’espèce est-elle en voie d’extinction ? À le lire, la plus redoutable de ces mygales sentimenta­les serait celle qui a la conscience d’une possible bonté, mais en jouit moins que des poisons qu’elle distille sciemment. La damnation n’est pas perçue comme inéluctabl­e, il y a une fenêtre passionnel­le qui pourrait promettre un bonheur, la fatale en considère l’hypothèse, mais la révoque parce que son sadisme est plus gratifiant. Plutôt que de la tenir à distance, comme une fausse innocente dont on perce les manèges, le narrateur préfère s’abandonner aux maléfices d’une spirale de perdition. Telle est la part maudite, la corne de taureau que les personnage­s d’Enthoven semblent toujours convoiter. Pourquoi ? Sans doute parce que l’intensité des blessures vaut mode de connaissan­ce et se détache en sculpture incandesce­nte dans un temps de fadeurs amoureuses.

Telle apparaît, en effet, l’ambiguïté d’un désir conformé comme un Janus bifrons. La Blanche d’Enthoven précipite des abaissemen­ts mais offre des félicités tordues. L’auteur évoque les années 1990 comme « une époque qui nourrissai­t déjà des suspicions de principe à l’endroit du bonheur ». Et c’est bien d’un stendhalis­me blessé, d’une dilection assumée pour les ressorts diabolique­s de l’amour que témoigne le roman – divisé en 66 chapitres, le chiffre du Malin : le bonheur est une question neuve en enfer. L’art d’Enthoven est d’en concerter les pièges selon une esthétique de l’atténuatio­n ciselée. Cela donne un très beau livre, estampé comme une dague blanche sur un taffetas sanglant

Ce qui plaisait à Blanche, de Jean-Paul Enthoven

(Grasset, 320 p., 22 €).

« Elle s’appelait Blanche. Ma première Blanche. Ce prénom m’avait séduit. À cause de ses arrière-monde immaculés. À cause de sa sonorité rapide et chaude. » Jean-Paul Enthoven, « Ce qui plaisait à Blanche »

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Stendhalie­n. Jean-Paul Enthoven, dans son bureau, été 2020.

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