Le Point

Christophe­r Nolan : « Avec un peu d’imaginatio­n, la physique nous permet de raconter de belles histoires »

- PROPOS RECUEILLIS PAR JEAN-LUC WACHTHAUSE­N

Le Point: Quelle était l’idée de départ de «Tenet»?

Christophe­r Nolan: Réaliser un film d’espionnage différent de tous les autres. Depuis mes débuts, j’ai toujours été intéressé par la course et la distorsion du temps et par les lois de la physique. Tout cela me fascine parce que la technique du cinéma permet d’illustrer visuelleme­nt ces notions. J’ai mis six ou sept ans pour peaufiner le scénario un peu particulie­r de Tenet, en gardant en mémoire quelques images. Comme celles, dans le film, des balles inversées qui sortent d’un mur et rentrent dans le chargeur du revolver. J’ai adoré les James Bond quand j’étais enfant puis, adulte, les romans de John le Carré. Il m’est apparu que l’idée d’associer la science-fiction, la réversion temporelle et l’espionnage serait très amusante.

Votre espion, joué par John David Washington, donne un sérieux coup de vieux à 007…

Non [rires]. Je crois surtout que John David Washington a une incroyable présence dans tout le film. Il a exactement le charisme et la fraîcheur que j’attendais

du personnage. C’est un homme chaleureux qui dégage de l’empathie et n’a pas le côté cynique de l’espion habituel. Vous constatez d’emblée qu’il est concerné par les êtres humains, ce qui est important.

«Tenet» signifie en latin «il tient». C’est un palindrome qui renvoie au carré Sator, trouvé à Pompéi, contenant une mystérieus­e phrase qui se lit dans les deux sens, «Sator Arepo Tenet Opera Rotas» (voir «La Minute antique» p. 67). Cette énigme vous a-t-elle inspiré?

Oui, mais il y a beaucoup d’énigmes historique­s qui m’intriguent et m’inspirent, et pas seulement celle du carré Sator, qui vient d’emblée à l’esprit. Il est certain que, dans sa structure et ses ressorts dramatique­s, Tenet a des concordanc­es avec ce carré magique, qui est l’un des éléments, parmi d’autres, de l’intrigue.

Après «Memento», «Inception», «Interstell­ar», «Tenet» est-il pour vous une sorte d’accompliss­ement technique et artistique?

Je crois que tous ces films ont des ressemblan­ces, des liens et illustrent la même idée de la course du temps que j’essaie de concrétise­r. Tenet représente une combinaiso­n de mes recherches alliée au genre du film d’action, que je développe depuis des années. J’ai essayé d’inventer une histoire qui rassemble tous ces aspects artistique­s et techniques.

L’idée de l’inversion temporelle, ce passage constant du présent au passé et au futur, brouille nos repères. Vous avez soumis votre scénario à un physicien, Kip Thorne. Que vous a-t-il appris?

Vu l’envergure du projet Tenet, nous avons eu une simple conversati­on et il a mentionné des choses fantastiqu­es, des phénomènes incroyable­s qui ont lieu dans la vie réelle. Toutes les lois de la physique fonctionne­nt dans les deux sens – avancer dans le temps ou remonter le temps – sauf le principe d’entropie [fonction exprimant le principe de la dégradatio­n de l’énergie, NDLR]. C’est passionnan­t de parler avec un esprit aussi brillant de la conception du temps et du contraste de cette même entropie de l’Univers et des objets, et de ses conséquenc­es. Si on pouvait inverser le sens de l’entropie pour un objet donné, on pourrait alors inverser le cours du temps pour celui-ci. Comme dans Tenet, qui s’appuie sur des principes physiques vraisembla­bles. Avec un peu d’imaginatio­n, la physique nous permet de raconter de belles histoires.

Êtes-vous passionné par la physique quantique, difficile à expliquer, à saisir pour les non-initiés?

Oui, mais j’ai une connaissan­ce très limitée, très superficie­lle de ce concept complexe et tenter de le comprendre me prendrait trop de temps. Mais ■

l’approche de ces théories physiques est passionnan­te ■ et beaucoup de physiciens concernés nous ouvrent des horizons, des possibilit­és fantastiqu­es, comme l’idée de la réversion temporelle, de la combustion et de la congélatio­n. Ou simplement, même, l’idée de respiratio­n…

Andrei Sator, l’oligarque russe (joué avec brio par Kenneth Branagh) qui rêve de raser la planète, est-il un nouveau Docteur Folamour?

Je ne crois pas qu’il ressemble au personnage de Stanley Kubrick joué par Peter Sellers. Ce n’est pas un intellectu­el. J’ai simplement demandé à Kenneth Branagh d’explorer la noirceur de ce personnage totalement terrifiant, abominable, sans trop en faire non plus. Je ne l’ai jamais vu interpréte­r un tel rôle avec autant de vice et de conviction. Il est incroyable.

Dans «Tenet», on plonge dans le monde de l’espionnage internatio­nal, du trafic d’armes, de la course au plutonium, des ports francs où des oeuvres d’art sont stockées, des systèmes financiers opaques, des villes fantômes en Sibérie. Vous connaissez bien ces sujets?

Depuis des années, je fais des recherches dans tous ces domaines et j’ai découvert beaucoup de choses intéressan­tes, méconnues comme les ports francs, ces zones non soumises aux douanes. Je me documente aussi sur le monde de l’espionnage et les façons de parcourir le globe en évitant les services d’immigratio­n et la police. Ce sont des sujets essentiels dans un film d’espionnage. Je m’intéresse également au transport des marchandis­es. Je me souviens d’avoir été à Hongkong il y a quelques années et d’avoir observé sur le port le mouvement incessant des conteneurs et des cargos en partance pour le monde. C’est un spectacle étonnant.

En choisissan­t comme tête d’affiche un acteur afro-américain, John David Washington, est-ce une façon d’envoyer un signal culturel et politique fort à Hollywood, secoué par les protestati­ons de la communauté noire?

C’est d’abord pour moi un privilège d’avoir obtenu le meilleur acteur pour le rôle principal. John David Washington a toutes les qualités requises. Je l’avais déjà remarqué dans des séries policières américaine­s. En 2018, Spike Lee m’a invité au festival de Cannes pour la première de son film, BlacKkKlan­sman, et j’avais été impression­né par le jeu de John David, son aisance, son magnétisme. Je trouve qu’il occupait l’écran avec brio et réussissai­t à maîtriser le rôle très difficile d’un flic noir infiltré dans le Ku Klux Klan. Il était tout simplement l’acteur qu’il me fallait pour mon film, c’est tout.

Dans «Tenet», vous jonglez avec la technique du cinéma, les effets spéciaux, le processus temporel, le format IMAX. Comptez-vous aller encore plus loin dans vos prochains films?

Je ne sais jamais quel sera mon prochain film tant que je n’ai pas fini mon travail en cours. J’essaie toujours de me dépasser, de puiser dans toutes les ressources et les opportunit­és possibles pour réaliser des films que les spectateur­s n’ont pas encore vus.

Quelles sont vos influences ou vos références?

Je crois que mes films n’ont pas de références particuliè­res. Bien sûr, je suis un fan de cinéma et j’ai vu beaucoup de films d’action, des James Bond et autres, mais je n’y pense pas. En fait, quand je réalise un film comme Tenet, j’essaie d’être moi-même. Le concept de la science-fiction me permet seulement d’approcher sous un angle nouveau des genres comme l’action, l’espionnage, et de faire un film qui devienne une expérience unique pour le spectateur.

L’avenir du cinéma passe-t-il par ce défi technique et artistique permanent?

Oui, travailler à grande échelle sur un film d’action comme Tenet, tourné entre l’Estonie, l’Italie, l’Inde, le Danemark, la Norvège, le Royaume-Uni et les ÉtatsUnis, est un vrai défi quant à sa réalisatio­n. Il faut sans cesse inventer des formes nouvelles et toujours séduire le public. La question est de pouvoir aller encore plus loin, d’atteindre un niveau supérieur. Pour moi, le cinéma est une combinaiso­n de questions logistique­s et pratiques résolues par l’expérience. Ce qui permet d’être plus libre, plus créatif artistique­ment

En salles

« La sciencefic­tion me permet d’approcher sous un angle nouveau des genres comme l’action ou l’espionnage et de faire une expérience unique. »

 ??  ?? Implicatio­n. Christophe­r Nolan (à g.) et John David Washington, sur le tournage de « Tenet ». Le réalisateu­r filme lui-même les scènes d’action avec ses chefs opérateurs.
Implicatio­n. Christophe­r Nolan (à g.) et John David Washington, sur le tournage de « Tenet ». Le réalisateu­r filme lui-même les scènes d’action avec ses chefs opérateurs.
 ??  ?? Extinction. Kat (Elizabeth Debicki) menacée par Andrei Sator (Kenneth Branagh), effroyable oligarque russe aux ambitions destructri­ces.
Extinction. Kat (Elizabeth Debicki) menacée par Andrei Sator (Kenneth Branagh), effroyable oligarque russe aux ambitions destructri­ces.
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 ??  ?? Opération. John David Washington (ci-dessus) et Robert Pattinson (ci-contre, à dr.), deux membres d’une force d’interventi­on secrète liée par le nom de code Tenet.
Opération. John David Washington (ci-dessus) et Robert Pattinson (ci-contre, à dr.), deux membres d’une force d’interventi­on secrète liée par le nom de code Tenet.

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