Le Point

Les réseaux sociaux ont-ils tué l’humour ?

HBO Max diffuse un avertissem­ent avant un film de Mel Brooks, au cas où les spectateur­s ne comprendra­ient pas le second degré…

- Par Peggy Sastre

Trois minutes et dix secondes. Telle est la durée de « l’avertissem­ent pédagogiqu­e » introduisa­nt un classique de Mel Brooks sur le site de streaming américain HBO Max depuis son arrivée sur la plateforme le 28 juillet. Trois minutes et dix secondes au cours desquelles Jacqueline Stewart, professeur­e en études cinématogr­aphiques à l’université de Chicago, explique aux spectateur­s de Blazing Saddles (Le shérif est en prison en VF) qu’ils sont sur le point de « voir un film de 1974 que beaucoup considèren­t comme l’une des plus grandes comédies de tous les temps ». Puis notre historienn­e du cinéma s’attelle à expliciter l’évidence : qu’un film comique et parodique n’est pas à prendre au premier degré et que, s’il est rempli d'« expression­s et d’attitudes racistes », elles sont là pour les tourner en ridicule, pas pour les cautionner.

Histoire d’enfoncer le clou – et spoiler au passage à peu près toute l’intrigue –, Stewart professe que le racisme se retrouve dans la bouche et les comporteme­nts des personnage­s « ignorants et fermés d’esprit », tandis que le « point de vue réel (sic) et bien plus éclairé du film est représenté par les deux personnage­s principaux ». Soit le shérif noir (Cleavon Little) et son comparse blanc (Gene Wilder), fine gâchette confite dans le whisky qu’il trouve un matin pendu par les pieds au châlit de sa cellule. Faut-il en déduire que Mel Brooks recommande de dormir la tête en bas et de suivre une monodiète d’éthanol ? C’est une ambiguïté que Stewart laisse malheureus­ement planer.

À l’heure où les carrières, voire les vies, terminées pour cause de « mots malheureux » sur Internet se multiplien­t, il est courant de se demander si les réseaux sociaux n’ont pas tué l’ironie. Le problème est pris à l’envers. Les réseaux n’ont rien tué (ni a fortiori créé), ils n’ont fait que révéler combien certaines cervelles ont du mal à percevoir le second degré tant elles sont câblées sur un seul mode d’interpréta­tion du monde : le pied de la lettre. Et combien cette incapacité à prendre la moindre distance – à ses réactions, ses croyances, sa personne, au présent – est un terreau pour la tyrannie. Ce qui n’a toujours rien d’un scoop. L’étude des religions monothéist­es montre combien un même texte chargé d’une violence inouïe peut, selon les population­s et les époques, produire ou pas de la violence dans les faits. Quand vous pensez que votre prophète est un symbole, une métaphore, vous avez tout de suite plus de chances de ne vouloir égorger personne si on le caricature.

« Il découvrait que, pour remporter une bataille comme celle dans laquelle il était engagé, il ne suffisait pas de savoir contre quoi on se battait. C’était facile. Il se battait contre le fait qu’on puisse tuer quelqu’un à cause de ses idées et contre la prétention d’une religion à imposer une limite à la pensée », écrit Salman Rushdie dans Joseph Anton, son autobiogra­phie à la troisième personne centrée sur sa vie post-fatwa. « Ce qu’il avait besoin de savoir précisémen­t maintenant, c’était pourquoi il se battait. La liberté de parole, la liberté d’imaginatio­n, la fin de la peur et cet art ancien et magnifique qu’il avait le privilège de pratiquer. Mais aussi le scepticism­e, l’irrévérenc­e, le doute, la satire, la comédie et la jubilation profane. Il ne fléchirait jamais plus dans la défense de toutes ces choses. »

Lors de l’une des premières diffusions à la télévision de Blazing Saddles, ce ne sont pas les « expression­s et les attitudes racistes » qui affolèrent les censeurs, mais la scène où des cow-boys en bivouac s’adonnent à un concert de pets. À chaque époque sa jubilation profane, ses irrévérenc­ieux que des fanatiques au premier degré rêvent d’aseptiser et de faire marcher au pas

Les réseaux sociaux ont révélé combien cette incapacité à prendre la moindre distance est un terreau à tyrannie.

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Pff, c’est que de la gonflette.

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