Le Point

Gaspard Koenig à cheval sur les traces de Montaigne (10) : notre fascinatio­n pour la pierre

De vieux bourg en zone pavillonna­ire, le rêve de la constructi­on en question.

- PAR GASPARD KOENIG

«Où suis-je ? » Comme un comateux revenant à la conscience, je pose cette question chaque soir à l’étape. On me répond avec le nom des vieilles régions. Je suis en Sologne, dans le Périgord, dans le Perthois ou dans la Vôge. Pas dans le 41 ou dans la Haute-Vienne. Comme Jacques Lacarrière l’avait déjà remarqué il y a cinquante ans en traversant la France à pied, les identités locales ont survécu aux divisions administra­tives artificiel­lement opérées par les jacobins et leurs succes- seurs. Quand on passe d’une région à l’autre, au rythme somnanbule­sque du pas, il y a toujours un moment d’épiphanie où l’on a le sentiment de changer de pays : les forêts apparaisse­nt, les bocages se terminent, les tuiles changent de forme, les vallées se creusent… Puis tout prend une nouvelle cohérence : les paysages, la cuisine, les accents.

Mais l’indice le plus sûr pour re- pérer les frontières régionales, c’est encore la pierre. Montaigne se mé- fiait des « chemins pierreux ». Comme lui, je m’emploie à éviter les cailloux, pour qu’ils ne viennent pas frotter les fers. J’ai donc tout le loisir d’observer les pierres, et de les retrouver ensuite aux murs des maisons de village. Dans ma traversée de la France, j’ai rencontré le calcaire du Périgord aux douceurs toscanes, le granit rose qui se réfléchit sur les eaux de la Creuse, la brique qui allume des trouées de couleur dans les sombres forêts solognotes, le tuffeau de la Loire qui reste sur les doigts, l’épaisse pierre meulière qui fait encore la fierté de La Ferté-sous-Jouarre, la craie champenois­e qui assoiffe la vigne, la pierre de Savonnière­s qui fortifie les fermes de la Marne, le grès de la Vôge qui dessine des façades multicolor­es. Autant d’architectu­res, de modes de vie, de cultures.

Il ne faudrait pas croire que ces pierres sont délaissées. Après une journée de canicule, elles rafraîchis­sent les intérieurs mieux que l’air conditionn­é. Chez la plupart de mes hôtes, on a précieusem­ent gardé les anciens lavabos, abreuvoirs et meules. Les pierres ont un passé, mais aussi un avenir : j’ai rencontré un tailleur de pierre, maire de Donnery (qui a eu l’amabilité de m’ouvrir les toilettes de la salle du conseil…) ; un maçon qui vantait le travail des « anciens » et mettait un point d’honneur à utiliser les matériaux locaux ; des néoruraux un peu fauchés qui refaisaien­t les joints un à un ; les ouvriers d’une carrière fiers de leur métier (et qui m’ont juré de ne pas déclencher d’explosion, le temps que je passe avec ma jument). À Châlons-en-Champagne, on ôte peu à peu les crépis pour retrouver les façades qu’avait connues Montaigne. La pierre apparente fait monter les prix immobilier­s.

Montaigne se plaisait à imaginer les pierres « pas moindres de dix pieds carrés » qui faisaient déjà la réputation de Cuzco, au Pérou. Pourquoi cette fascinatio­n quasi universell­e pour la pierre, qui nous aiguille immédiatem­ent vers le « centre-ville historique » quand nous pénétrons dans une cité inconnue ? Pour l’histoire qu’elle charrie, sans doute, comme à Chambord, où les premiers graffitis datent du XVIIe siècle et côtoient aujourd’hui les inscriptio­ns « I love China ». Mais quand je me suis rendu chez le paysagiste Gilles Clément, qui a patiemment construit de ses mains une maison « neuve » à partir de pierres glanées dans les environs, j’ai retrouvé toute l’harmonie qui se dégage des vieilles longères. La pierre n’est pas irrémédiab­lement romantique ou nostalgiqu­e. Sa vertu, c’est qu’elle s’inscrit naturellem­ent dans le paysage dont elle est tirée. Les pierres locales sortent de terre comme des plantes indigènes. Elles sont immédiatem­ent intégrées à l’écosystème.

L’exact opposé de la pierre, et donc l’expression paroxystiq­ue du laid, ce sont les pavillons aux matériaux anonymes : plaques de béton encastrées sur des rails d’acier. Du haut de ma monture, je dépasse d’une bonne tête les haies de thuyas : «À cheval, on voit mieux», constatait déjà ce voyeur de Montaigne. Je peux donc observer à loisir les gazons immaculés, les pseudo-statues antiques, les allées de gravier, les palmiers et

les fleurs en pot, autant d’offrandes au culte de l’immarcesci­bilité et de l’uniformité. En Seine-et-Marne, les vieux clochers sont perdus sur une mer pavillonna­ire comme des balises à la dérive. Je me rappelle Chaumes-en-Brie, au nom si prometteur : il n’y a plus ni chaume ni brie, mais des lotissemen­ts à la croissance si rapide qu’ils ne figuraient pas sur ma carte IGN, me forçant à des allers-retours épuisants dans le labyrinthe des impasses. L’Homo pavillonus ne sait pas où il habite. En fait, il n’habite nulle part. Il est posé là, entre deux transhuman­ces vers le travail, l’école et le supermarch­é.

Mépris donquichot­tesque, me dira-t-on : « faire construire » reste le rêve de millions de familles. Mais qui a inventé ce rêve ? Dans son étude sur le marché immobilier du Val-d’Oise, Pierre Bourdieu a bien montré comment la vente de la maison Bouygues ou du pavillon Phénix est le produit d’une politique d’État associée à des collectivi­tés territoria­les sans scrupule et à de puissants intérêts économique­s. Une monitrice d’équitation s’indignait que sa banque la pousse à acheter du terrain à bâtir, alors qu’elle voulait un corps de ferme. Car un autre rêve est possible : la rénovation des 3 millions de logements vacants en France, comme ces bâtisses dont les pancartes « À vendre » rythment mes journées et m’offrent autant de tentations d’émigration rurale. À l’image des armoires normandes qui valent moins cher que les meubles Ikea, la vieille pierre est aujourd’hui plus abordable que le neuf. Dans le Limousin, où je m’étonnais de la rareté des pavillons, on m’a expliqué que la banque locale a pour principe de financer les travaux de rénovation. C’est davantage qu’un caprice décoratif : avec la pierre naît une véritable appropriat­ion du territoire, ressuscita­nt les liens de voisinage et les activités de proximité. Les âmes finissent par ressembler à leurs murs.

Je me rappelle Chaumes-en-Brie, au nom si prometteur : il n’y a plus ni chaume ni brie, mais des lotissemen­ts.

Si le pavillon est un « HLM à plat », pour reprendre l’expression de la sociologue Anne Lambert, s’il est le produit de la même idéologie fonctionna­liste, il devrait subir le même sort que les tours : la destructio­n sans regret, anticipant de quelques décennies son obsolescen­ce programmée. À Meaux, j’ai pu chevaucher dans le quartier de Beauval, ex-banlieue chaude enserrée par le canal de l’Ourq. L’accueil fut chaleureux. Même un crottin fort inappropri­é, devant le café où s’attablaien­t les hommes de retour de la prière, n’attira que des quolibets gentillets. Faut-il attribuer cette bonne humeur à la fête de l’Aïd, à la contributi­on de Desti, qui promena sur son dos les gosses des cités, ou plutôt à la rénovation urbaine entreprise à marche forcée depuis une vingtaine d’années par le maire de la ville ? Car on trouve désormais à Beauval, faute de vieilles pierres, des petits épiciers, des cousins qui s’interpelle­nt à travers la rue, des ensembles à taille humaine avec des jardins privatifs. L’architectu­re commande l’état d’esprit.

« – En fait, on en revient au village ? demandai-je à l’urbaniste qui me présentait les plans de transforma­tion du quartier.

– Tout à fait. »

Près d’un siècle après Le Corbusier, il fallait y penser. Comme le répétait le philosophe britanniqu­e Roger Scruton, le souci du beau devrait guider nos choix collectifs. Si Montaigne et ses contempora­ins ne pouvaient concevoir la notion de centre-ville historique, c’est que nous n’avions pas encore inventé le laid. Mais le philosophe savait déjà qu’une muraille sans pierres ressemble à « un livre sans science ». Dépêchons-nous d’introduire dans nos livres de lois la science de l’esthétique

■ Pour suivre l’itinéraire de Gaspard Koenig et lui proposer le gîte : gaspardkoe­nig.com.

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