Le syndrome de la tour Eiffel
C’est l’envers d’une jolie carte postale : les pays qui ont tout misé sur le tourisme au détriment de l’industrie souffrent davantage de la pandémie.
Avec des pertes de revenus qui pourraient dépasser cette année, à l’échelle mondiale, les 1 000 milliards de dollars, le secteur du tourisme est l’une des grandes victimes économiques de la pandémie de Covid-19. Se promener dans les rues de Paris permet de mesurer concrètement l’ampleur du désastre : les terrasses de café ont cessé d’être polyglottes, les groupes de Chinois défilant à pas rapide derrière leur guide porte-drapeau ont disparu. Vingt-deux millions de séjours de touristes étrangers avaient été recensés en 2019 dans la capitale, générant 14,5 milliards d’euros de recettes. Il suffit de savoir que depuis sa réouverture, fin juin, la tour Eiffel accueille seulement un peu plus de 2 000 touristes étrangers par jour, contre près de 20 000 l’été dernier, pour se faire une idée du manque à gagner total et mieux comprendre l’humeur morose des patrons de restaurant.
Si tous les pays sont touchés par l’arrêt des migrations de vacanciers, certains le sont plus que d’autres, au premier rang desquels, en Europe, ceux du Sud, où le poids du tourisme dans le PIB, directement fonction du taux d’ensoleillement, y est bien plus élevé que dans ceux du Nord : plus de 20 % en Grèce, 13 % en Italie, 11 % en Espagne, 8 % en France, contre seulement 4 % en Allemagne et 3 % en République tchèque. À elles seules, ces différences expliquent d’ailleurs en grande partie les écarts de la récession attendue cette année : 6 % de recul du PIB en Allemagne, 12 % en Espagne. Les économistes parlent de « maladie hollandaise » ou de « syndrome néerlandais » pour évoquer les conséquences négatives, pour un pays, d’une rente tirée de l’exploitation de matières premières. L’expression trouve son origine dans la découverte aux Pays-Bas, à la fin des années 1950, d’importants gisements de gaz naturel en mer du Nord, laquelle fut suivie d’un effondrement de la compétitivité des entreprises manufacturières et d’une désindustrialisation massive du pays.
« Syndrome de la tour Eiffel » ou « maladie du Club Med » pourraient à leur tour désigner les effets pervers de la rente touristique dans les économies d’Europe du Sud, où la quantité de biens industriels produits est inversement proportionnelle au nombre de vacanciers étrangers bronzant sur les plages. Selon l’OCDE, la part de l’industrie dans la valeur ajoutée totale se situe à 29,2 % en République tchèque et 24,3 % en Allemagne, contre 15,8 % en Espagne et 14,8 % en Grèce. Elle est de seulement 13,5 % en France, où elle a baissé de 7 points depuis 1990. On a trouvé plus judicieux chez nous – depuis des décennies – d’aménager des chambres d’hôtes plutôt que de construire des usines, de dépenser de l’argent public dans la restauration de châteaux plutôt que dans la recherche biomédicale.
L’industrie touristique a certes l’immense avantage de ne pas être délocalisable, mais elle présente en revanche de gros défauts structurels. Celui d’abord d’être difficilement compatible avec les nouvelles préoccupations environnementales : il est à cet égard paradoxal que la très écologique Anne Hidalgo répète sans cesse sa fierté que « Paris soit la destination préférée des voyageurs du monde » alors que leur transport par avion depuis la Chine ou les États-Unis est une véritable catastrophe en matière de bilan carbone.
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On a trouvé plus judicieux en France d’aménager des chambres d’hôtes plutôt que de construire des usines.
Un autre défaut majeur du tourisme est de tourner psychologiquement ■ un pays vers le passé, vers la gestion paresseuse de ses beautés naturelles et de ses richesses patrimoniales plutôt que vers des investissements à risque mais prometteurs, dans des start-up technologiques porteuses d’innovations exportables et de forte croissance. Dans son roman La Carte et le Territoire, Michel Houellebecq décrivait l’avenir économique d’une France devenue une sorte de vaste musée et vivant pour l’essentiel des recettes tirées de la venue de touristes étrangers. Il y voyait d’ailleurs un modèle plutôt rassurant car offrant selon lui « une résistance remarquable » aux grandes crises économiques et financières mondiales. L’imagination du romancier n’avait pas été jusqu’à anticiper l’épidémie de Covid-19
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Mais force est de constater qu’Abe a échoué sur l’essentiel. Les Abenomics n’ont pas permis de casser la dynamique de la déflation car la politique monétaire et budgétaire ultra-expansionniste n’a pas été accompagnée de réformes structurelles. La croissance potentielle reste très faible (0,85%) en raison de la chute de la démographie, de la faiblesse des gains de productivité et de la gigantesque dette publique de 250% du PIB, auxquels s’ajoutent la multiplication des catastrophes naturelles et la guerre commerciale lancée par Donald Trump, qui pèse sur les exportations. Le pouvoir d’achat et le plein-emploi ne sont maintenus que par la baisse de la population active de 500 000 personnes par an et le départ en retraite de millions de baby-boomers. L’inflation n’a jamais atteint la cible de 2 % par an.
L’écart avec la Chine de Xi Jinping, arrivé au pouvoir en même temps que Shinzo Abe, n’a cessé de se creuser. Le Japon est dépassé sur le plan économique et technologique par Pékin. Il reste le premier investisseur étranger en Chine, qui s’affirme plus que jamais comme une zone de production et un marché vital pour ses grands groupes, mais peine à contrer la volonté de Pékin d’organiser l’intégration de la zone Asie-Pacifique. Il se replie sur luimême au moment où la Chine devient une puissance mondiale.
Le Japon constitue l’une des cibles privilégiées du nationalisme et de l’impérialisme chinois, notamment dans son entreprise d’annexion de la mer de Chine du Sud. Or Shinzo Abe n’est pas parvenu à desserrer l’étau de Pékin, qui se déploie tant sur le terrain militaire qu’à travers les nouvelles routes de la soie. Sur le plan stratégique, le Japon dépend de la garantie de sécurité des États-Unis, profondément fragilisée comme l’ont montré les discussions engagées par Donald Trump avec la Corée du Nord. Dans le même temps, en dépit de son réarmement et d’un budget porté à 50 milliards de dollars, le Japon ne peut prétendre à l’autonomie pour assurer sa sécurité, faute de révision de sa Constitution pacifiste. Sur le plan diplomatique, enfin, le Japon d’Abe s’est rapproché de l’Inde de Modi mais a échoué à conclure un traité de paix avec la Russie comme à fédérer les démocraties d’Asie, en raison de l’exacerbation des conflits mémoriels avec la Corée du Sud, qui font le jeu de Pékin et de Pyongyang.
Il paraît difficile au probable successeur d’Abe, Yoshihide Suga, de faire mieux que son mentor. L’effondrement démographique, la pénurie de main-d’oeuvre et la persistance des pressions déflationnistes ne laissent d’autre choix que de poursuivre la stratégie de l’hélicoptère monétaire et la fuite en avant dans l’endettement public, dès lors que les Japonais refusent l’ouverture de l’archipel pour préserver sa cohésion et sa culture. Le destin du Japon continuera à dépendre largement de l’évolution de la guerre froide entre les États-Unis et la Chine.
Les incertitudes qui entourent le report à 2021 des Jeux olympiques de Tokyo, qui devaient servir de vitrine à la technologie nipponne, symbolisent les vents contraires qu’affronte le Japon. Avec l’accession au trône de l’empereur Naruhito, il s’est engagé dans l’ère Reiwa, qui renvoie à la paix, à l’ordre et à l’harmonie. Autant de notions qui semblent de plus en plus étrangères au monde du XXIe siècle
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L’étau de Pékin se déploie tant sur le terrain militaire qu’à travers les nouvelles routes de la soie.