Justice, police, éducation… La violence, qui rythme l’actualité, choque les Français.
Curieux été. Philippe Monguillot, chauffeur de bus à Bayonne, est mort pour avoir osé demander à un passager de valider son ticket. Mélanie Lemée, gendarme, a été tuée par un conducteur sans permis lors d’un contrôle routier dans le Lot-et-Garonne. On pourrait aussi ajouter à l’inventaire les nuits de batailles rangées dans le quartier des Grésilles, à Dijon, les pillages de boutiques sur les Champs-Élysées le soir de la défaite du PSG, les fusillades nocturnes à Toulouse, un pompier blessé par balle après être tombé dans un guet-apens, à Étampes, cet élu de la Manche agressé pour avoir rappelé la loi à de jeunes campeurs, ou encore ce vigile poignardé à Brest par un homme qui refusait de porter un masque… Les Français ont assisté, médusés, à un festival de violences estivales. Ce spectacle est venu accréditer l’idée d’un État débordé, incapable d’assurer l’ordre public après avoir, par ailleurs, assigné à résidence l’intégralité de la population pendant deux mois…
Insignifiante juxtaposition de faits divers pour les uns, preuves d’une flambée majeure de l’insécurité pour d’autres, cet été de fureur signe aussi le retour de polémiques que l’on croyait éteintes. La gauche conteste les indicateurs, réduisant la réalité des faits à un « sentiment d’insécurité » entretenu par les médias et une classe politique qui chercheraient à flatter les bas instincts du peuple en surfant sur la peur. La droite bombe le torse et reprend à bras-le-corps le thème régalien de la sécurité qui avait porté Nicolas Sarkozy à l’Élysée. « Il faut stopper l’ensauvagement d’une certaine partie de la société », assenait le nouveau ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, quelques jours après sa prise de fonction. Deux jours plus tard, Xavier Bertrand, président du conseil régional des Hauts-de-France, évoquait « un été Orange mécanique », en référence à La France Orange mécanique, le livre de chevet de Marine Le Pen, qui décrit un pays submergé par une insécurité hors de contrôle. « Il y a urgence à ce que l’État cesse de donner le sentiment de l’impuissance », renchérissait, avec une certaine sobriété sémantique, le président du Sénat, Gérard Larcher (LR).
Ensauvagement, barbarie, violences gratuites, insécurité, sentiment d’insécurité… les débats se suivent et se ressemblent tous. Mais, au coeur des préoccupations il y a ce constat : l’autorité de l’État est désorÉvolution du nombre d’agressions de maires dans le cadre de leurs fonctions 383 317 Évolution du nombre d’agressions de pompiers dans l’exercice de leur mission
3 500 mais malmenée par des individus, toujours plus nombreux, pour qui observer les règles les plus élémentaires de la vie en société semble devenu synonyme d’une inacceptable soumission. « Il existe, pour reprendre les termes de Norbert Elias, des processus de “décivilisation”, je crois que nous sommes entrés dans quelque chose qui y ressemble, analyse Jérôme Fourquet, directeur du pôle opinion et stratégies d’entreprise de l’Ifop. Toutes les règles de civilité qui corsetaient le “moi” et ses désirs se délitent. C’est pour cela que le terme d’ensauvagement me parle, dans le sens d’un “retour à l’état sauvage”, d’un état civilisé que l’on quitte. »
L’auteur de L’Archipel français (Seuil), qui mesure quotidiennement le pouls de la société, constate l’effet de stupeur qui saisit les citoyens lorsque des faits divers mettent en scène des violences gratuites : « Je vois beaucoup de gens réagir avec cette même phrase : “On est où, là ?” Cela signifie qu’ils ne reconnaissent plus la société et le territoire qui étaient censés être formatés par des règles communes », poursuit le sondeur, pour qui la pensée postmoderne a contribué à détruire toutes ces forces d’autorité qui encadraient l’individu. La mécanique à l’oeuvre serait anthropologique : « L’humain déteste l’incertitude et a inventé les règles de civilité pour rendre les interactions sociales prévisibles. Lorsque des événements viennent bousculer cette grammaire comportementale, la prévisibilité des comportements disparaît et la confiance qui l’accompagnait s’effondre. » Voilà pourquoi tout débat sur la réalité statistique de l’insécurité serait vain. En quarante ans, les homicides se sont effondrés et les cambriolages ont explosé… Au fond, qu’importe la jauge choisie et son niveau, il suffit qu’un fait divers survienne dans ce contexte de défiance généralisée pour que le pays tout entier ressente l’épisode douloureusement. Et l’actualité se montre, sur ce point, plus que généreuse.
Les indicateurs qui mesurent l’insécurité sont l’objet d’interminables débats. En revanche, les outils qui permettent de mesurer la flambée de défiance violente sont limpides et peu contestés. La multiplication des agressions de maires dans le cadre de leurs fonctions, par exemple : 317 élus visés en 2016, 383 en 2019 : soit plus de 20 % de hausse en trois ans. Il faut aussi se pencher sur l’inquiétant baromètre de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), qui recense les agressions de pompiers dans l’exercice de leur mission. En 2008, on répertoriait 900 cas d’agressions
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« Nous sommes entrés dans quelque chose qui ressemble à la “décivilisation” ». Jérôme Fourquet, politologue
de pompiers, pour plus de 3 500 cas en 2018. Le ■ nombre de condamnations pour outrage à personnes dépositaires de l’autorité publique, menaces contre un policier ou un gendarme ou rébellion est lui aussi en hausse. Entre 2016 et 2019, ces condamnations ont progressé de 21 %, d’après le ministère de la Justice.
Le rapport à l’autorité est scruté depuis les années 1980 par de nombreux chercheurs, notamment à travers l’enquête internationale de référence, l’European Values Study, réalisée en 1981, 1990, 1999, 2008 et 2018. Les conclusions peuvent, de prime abord, sembler contre-intuitives : «On voit se dessiner une très forte demande d’autorité. La France est le pays européen dans lequel cette demande est la plus forte », analyse Olivier Galland, directeur de recherche au CNRS. Les résultats sont sans équivoque : lors de la dernière vague, 79 % des Français estimaient que ce serait une bonne chose de « respecter davantage l’autorité », alors qu’ils n’étaient que 59 % en 1990 dans la même enquête. Chez nos voisins allemands, 56 % des sondés sont, aujourd’hui, en demande d’autorité ; c’est beaucoup moins qu’en France, mais la tendance est, elle aussi, nettement en hausse.
Ce qu’en dit l’opinion publique
C’est la progression des condamnations pour outrage à personnes dépositaires de l’autorité publique, menaces contre un policier ou un gendarme ou rébellion entre 2016 et 2019. Source : ministère de la Justice.
Ce désir d’ordre annoncerait-il une nouvelle ère ? Pas sûr, tant l’ambivalence et les contradictions font partie de cette insoluble équation. « Les Français réclament davantage d’autorité mais ne semblent pas franchement prêts à l’accepter », tempère Olivier Galland. Selon cette même étude, seulement 27 % des Français estiment que l’obéissance est une « qualité souhaitable à acquérir pour un enfant », contre 53 % en 1990. « C’est un peu comme les bons et les mauvais conducteurs, on a toujours tendance à considérer que c’est l’autre qui conduit mal », résume le chercheur. Le retour de l’autorité, d’accord… mais surtout pour les autres.
Tous les pays européens tendent vers le libéralisme culturel et la sécularisation religieuse, et tous observent ce même « refus de respecter des normes impersonnelles dans leur vie privée. Cela n’empêche pas les individus de se plaindre des effets indésirables de l’exercice de cette liberté, comme les incivilités, par exemple », observe Olivier Galland. Désirer l’ordre tout en espérant le chaos : ces vents contraires constituent le fonds de commerce du populisme, « qui entretient la défiance radicale à l’égard de toute forme d’élite, systématiquement taxée d’illégitimité », met en garde le sociologue.