L’ère du refus de punir
Formation des juges hors-sol et diktat des statistiques : les deux plaies de la magistrature.
Le 6 août, Francis D’Hulst, 70 ans, maire de Portbail (Manche, 1 506 habitants), se rend sur la plage où trois individus ont planté leurs tentes, en infraction avec un arrêté interdisant le camping sauvage. Autour du feu de camp, allumé à proximité d’une pinède, la riposte est immédiate : « Fils de p…, je vais te cramer ta bagnole!» menace l’un des touristes, avant de frapper par-derrière l’édile à la nuque à deux reprises. « Je m’en suis sorti avec quelques bleus mais j’ai tout de même été choqué », rapporte l’élu en déposant plainte. Le « deuxième coup sur la tête », l’élu le prend en apprenant que son agresseur a écopé d’un simple « rappel à la loi ».
Le rappel à la loi ? « En gros, un officier de police judiciaire ou un délégué du procureur – retraité de la gendarmerie le plus souvent – vous convoque pour vous expliquer que c’est mal, qu’il ne faut surtout pas recommencer. Puis l’affaire est classée sans aucune trace au casier judiciaire », décrypte un magistrat en poste dans la région parisienne. Le substitut qui, à Cherbourg, a pris cette sage décision a pu dormir du sommeil du juste : le rappel à la loi qu’il a ordonné sera bien pris en compte dans le «taux de réponse pénale » de son tribunal, un indicateur qui, chaque année, frôle les 90 % au niveau national. Comme disait Churchill, « je ne crois aux statistiques que lorsque je les ai moi-même falsifiées » !
Une sacrée embrouille, que ce taux de réponse pénale, où le rappel à la loi et l’obligation d’accomplir un stage de citoyenneté prononcée à l’encontre d’un voleur à la roulotte – mesures dites « alternatives » – se confondent avec le renvoi en comparution immédiate du mari violent ou le renvoi aux assises du braqueur récidiviste ; où les affaires pour lesquelles l’auteur n’a pu être identifié sont rangées dans la catégorie « non poursuivables », échappant à celle des classements sans suite, toujours mal vus de l’opinion.
« On n’est plus crédible et le manque de moyens n’explique pas tout. » Béatrice Brugère, Unité magistrats-FO
« Voilà à quoi nous en sommes réduits : à aiguillonner sans le temps du discernement, tels des bureaucrates de la procédure, des dossiers au gré de l’urgence du moment et des places disponibles sur nos plannings d’audience », soupire Béatrice Brugère, secrétaire générale du syndicat Unité magistrats-FO. « La chancellerie est contente de ses statistiques et, quand ça flambe, comme on l’a vu partout cet été, le ministre diligente une inspection ou va faire la marionnette sur le terrain. Vous appelez ça une politique pénale ? Moi pas », juge-t-elle sévèrement. Une fois n’est pas coutume, cette syndicaliste refuse d’entonner la ritournelle du « manque de moyens ». « Ils manquent, bien sûr, mais tant qu’on n’aura pas une idée claire de ce que l’on veut faire, cet argument sera sans objet. Notre autorité est mise à mal sur la réponse que nous apportons à la délinquance, dont les formes évoluent constamment. On n’est plus crédible, et le manque de moyens n’excuse pas tout. »
La « réponse » du parquet de Cherbourg a déclenché une bronca, chez les élus de la Manche, avant que la polémique ne prenne une tournure nationale. Le sénateur (LR) Philippe Bas s’est dit « consterné » ; les commerçants de Portbail ont fait circuler une pétition pour « une réponse pénale plus ferme » – qui compte déjà 600 signatures. Le procureur de Cherbourg, qui ne communique pas, aurait promis de « réexaminer l’affaire ». En attendant, le mal est fait.
Désinhibition. Pendant ce temps, et alors que Xavier Bertrand dénonçait « un été Orange mécanique – chauffeur de bus tué à Bayonne, épidémie d’attaques à la machette à Bordeaux, adolescente tondue et molestée à Besançon… –, le ministre de l’Intérieur et son collègue garde des Sceaux devisaient du sexe des anges : « ensauvagement » ou pas, « insécurité » ou « climat » d’insécurité ? « On peut toujours jouer sur les mots… », s’agace l’avocat Thibault de Montbrial, président fondateur du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure (CRSI). « Ce que je sais, c’est que, de l’agent de la BAC au directeur de la police nationale, du préfet au parquetier, tous font le même constat : depuis quelques mois, notamment depuis le déconfinement, la violence explose dans le pays. Ce qui frappe, ce n’est pas tant le nombre que le caractère intrinsèque et totalement désinhibé de ces actes qui visent tous ceux qui, de près ou de loin, incarnent l’autorité : la police, le pompier, le conducteur de bus, l’élu local ou, simplement, le bon père de famille qui se permet de rappeler l’obligation du port du masque, et qui se fait passer à tabac dans une laverie du Val-d’Oise », soutient ce praticien, partie civile dans de nombreux procès. « Je ne fais pas le constat d’une magistrature laxiste et politisée, poursuit-il. Ce que je dénonce, c’est le conformisme de la décision judiciaire, ces dogmes qui se sont infusés depuis l’école de la magistrature et qui bloquent nos cerveaux : la prison est l’école du crime ; la société a sa part de responsabilité dans le comportement du délinquant ; il faut une gradation dans la réponse répressive apportée aux mineurs… Je ne suis pas un partisan du tout-carcéral mais il y a un hiatus entre la bonne intention
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du juge et le ricanement méprisant qui lui est opposé, ■ au bout du quatrième sursis. Beaucoup de policiers le disent : les types ont compris que la politique consistait à vider les prisons. »
Tout avocat qu’il est, Me de Montbrial en est convaincu : « Qu’ils soient frappés au porte-monnaie, privés de leur liberté ou qu’interdiction leur soit faite de paraître là où ils sévissent : la sanction, il faut que ceux qui ont besoin d’être recadrés la sentent passer immédiatement. » Un indicateur a frappé ce praticien : le nombre des refus d’obtempérer aux commandements des forces de l’ordre. Une quarantaine chaque jour, a comptabilisé le CRSI. « Faire état de sa qualité de gendarme ou de policier est devenu hautement inflammatoire et met en danger celui qui s’y risque», déplore son président.
Professeur de droit pénal à Paris 2 Panthéon-Assas, Philippe Conte a formé des centaines de candidats au concours de la magistrature. Un corps qu’il est plutôt enclin à défendre : « Il y a l’autorité que l’on donne au juge et la façon dont il l’exerce, observe-t-il. Avec le peu de moyens qu’il accorde aux magistrats, et l’image sans cesse péjorative qu’il leur renvoie, le pouvoir politique contribue à les déshabiller de leur autorité. S’agissant de son exercice, les juges appliquent les textes, nous sommes dans un État de droit. Si un simple rappel à la loi est prononcé à l’encontre de celui qui agresse un
« La violence explose. Ce que je dénonce, c’est le conformisme de la décision judiciaire. » Thibault de Montbrial, avocat