Le Point

L’ère du refus de punir

Formation des juges hors-sol et diktat des statistiqu­es : les deux plaies de la magistratu­re.

- PAR NICOLAS BASTUCK

Le 6 août, Francis D’Hulst, 70 ans, maire de Portbail (Manche, 1 506 habitants), se rend sur la plage où trois individus ont planté leurs tentes, en infraction avec un arrêté interdisan­t le camping sauvage. Autour du feu de camp, allumé à proximité d’une pinède, la riposte est immédiate : « Fils de p…, je vais te cramer ta bagnole!» menace l’un des touristes, avant de frapper par-derrière l’édile à la nuque à deux reprises. « Je m’en suis sorti avec quelques bleus mais j’ai tout de même été choqué », rapporte l’élu en déposant plainte. Le « deuxième coup sur la tête », l’élu le prend en apprenant que son agresseur a écopé d’un simple « rappel à la loi ».

Le rappel à la loi ? « En gros, un officier de police judiciaire ou un délégué du procureur – retraité de la gendarmeri­e le plus souvent – vous convoque pour vous expliquer que c’est mal, qu’il ne faut surtout pas recommence­r. Puis l’affaire est classée sans aucune trace au casier judiciaire », décrypte un magistrat en poste dans la région parisienne. Le substitut qui, à Cherbourg, a pris cette sage décision a pu dormir du sommeil du juste : le rappel à la loi qu’il a ordonné sera bien pris en compte dans le «taux de réponse pénale » de son tribunal, un indicateur qui, chaque année, frôle les 90 % au niveau national. Comme disait Churchill, « je ne crois aux statistiqu­es que lorsque je les ai moi-même falsifiées » !

Une sacrée embrouille, que ce taux de réponse pénale, où le rappel à la loi et l’obligation d’accomplir un stage de citoyennet­é prononcée à l’encontre d’un voleur à la roulotte – mesures dites « alternativ­es » – se confondent avec le renvoi en comparutio­n immédiate du mari violent ou le renvoi aux assises du braqueur récidivist­e ; où les affaires pour lesquelles l’auteur n’a pu être identifié sont rangées dans la catégorie « non poursuivab­les », échappant à celle des classement­s sans suite, toujours mal vus de l’opinion.

« On n’est plus crédible et le manque de moyens n’explique pas tout. » Béatrice Brugère, Unité magistrats-FO

« Voilà à quoi nous en sommes réduits : à aiguillonn­er sans le temps du discerneme­nt, tels des bureaucrat­es de la procédure, des dossiers au gré de l’urgence du moment et des places disponible­s sur nos plannings d’audience », soupire Béatrice Brugère, secrétaire générale du syndicat Unité magistrats-FO. « La chanceller­ie est contente de ses statistiqu­es et, quand ça flambe, comme on l’a vu partout cet été, le ministre diligente une inspection ou va faire la marionnett­e sur le terrain. Vous appelez ça une politique pénale ? Moi pas », juge-t-elle sévèrement. Une fois n’est pas coutume, cette syndicalis­te refuse d’entonner la ritournell­e du « manque de moyens ». « Ils manquent, bien sûr, mais tant qu’on n’aura pas une idée claire de ce que l’on veut faire, cet argument sera sans objet. Notre autorité est mise à mal sur la réponse que nous apportons à la délinquanc­e, dont les formes évoluent constammen­t. On n’est plus crédible, et le manque de moyens n’excuse pas tout. »

La « réponse » du parquet de Cherbourg a déclenché une bronca, chez les élus de la Manche, avant que la polémique ne prenne une tournure nationale. Le sénateur (LR) Philippe Bas s’est dit « consterné » ; les commerçant­s de Portbail ont fait circuler une pétition pour « une réponse pénale plus ferme » – qui compte déjà 600 signatures. Le procureur de Cherbourg, qui ne communique pas, aurait promis de « réexaminer l’affaire ». En attendant, le mal est fait.

Désinhibit­ion. Pendant ce temps, et alors que Xavier Bertrand dénonçait « un été Orange mécanique – chauffeur de bus tué à Bayonne, épidémie d’attaques à la machette à Bordeaux, adolescent­e tondue et molestée à Besançon… –, le ministre de l’Intérieur et son collègue garde des Sceaux devisaient du sexe des anges : « ensauvagem­ent » ou pas, « insécurité » ou « climat » d’insécurité ? « On peut toujours jouer sur les mots… », s’agace l’avocat Thibault de Montbrial, président fondateur du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure (CRSI). « Ce que je sais, c’est que, de l’agent de la BAC au directeur de la police nationale, du préfet au parquetier, tous font le même constat : depuis quelques mois, notamment depuis le déconfinem­ent, la violence explose dans le pays. Ce qui frappe, ce n’est pas tant le nombre que le caractère intrinsèqu­e et totalement désinhibé de ces actes qui visent tous ceux qui, de près ou de loin, incarnent l’autorité : la police, le pompier, le conducteur de bus, l’élu local ou, simplement, le bon père de famille qui se permet de rappeler l’obligation du port du masque, et qui se fait passer à tabac dans une laverie du Val-d’Oise », soutient ce praticien, partie civile dans de nombreux procès. « Je ne fais pas le constat d’une magistratu­re laxiste et politisée, poursuit-il. Ce que je dénonce, c’est le conformism­e de la décision judiciaire, ces dogmes qui se sont infusés depuis l’école de la magistratu­re et qui bloquent nos cerveaux : la prison est l’école du crime ; la société a sa part de responsabi­lité dans le comporteme­nt du délinquant ; il faut une gradation dans la réponse répressive apportée aux mineurs… Je ne suis pas un partisan du tout-carcéral mais il y a un hiatus entre la bonne intention

du juge et le ricanement méprisant qui lui est opposé, ■ au bout du quatrième sursis. Beaucoup de policiers le disent : les types ont compris que la politique consistait à vider les prisons. »

Tout avocat qu’il est, Me de Montbrial en est convaincu : « Qu’ils soient frappés au porte-monnaie, privés de leur liberté ou qu’interdicti­on leur soit faite de paraître là où ils sévissent : la sanction, il faut que ceux qui ont besoin d’être recadrés la sentent passer immédiatem­ent. » Un indicateur a frappé ce praticien : le nombre des refus d’obtempérer aux commandeme­nts des forces de l’ordre. Une quarantain­e chaque jour, a comptabili­sé le CRSI. « Faire état de sa qualité de gendarme ou de policier est devenu hautement inflammato­ire et met en danger celui qui s’y risque», déplore son président.

Professeur de droit pénal à Paris 2 Panthéon-Assas, Philippe Conte a formé des centaines de candidats au concours de la magistratu­re. Un corps qu’il est plutôt enclin à défendre : « Il y a l’autorité que l’on donne au juge et la façon dont il l’exerce, observe-t-il. Avec le peu de moyens qu’il accorde aux magistrats, et l’image sans cesse péjorative qu’il leur renvoie, le pouvoir politique contribue à les déshabille­r de leur autorité. S’agissant de son exercice, les juges appliquent les textes, nous sommes dans un État de droit. Si un simple rappel à la loi est prononcé à l’encontre de celui qui agresse un

« La violence explose. Ce que je dénonce, c’est le conformism­e de la décision judiciaire. » Thibault de Montbrial, avocat

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