Quand les peines n’ont plus de sens
Notre système judiciaire serait-il devenu incompréhensible ?
La preuve par l’exemple : Claude Guéant. En 2019, l’ex-ministre de l’Intérieur est condamné à un an de prison ferme. Du fait de son âge
– il a plus de 70 ans –, il obtiendra une « libération conditionnelle ». Sans jamais, donc, avoir mis un pied en prison... Ubuesque, jusqu’au choix des mots !
Pour tout justiciable, l’objectif est toujours le même : passer sous la barre fatidique d’un an d’emprisonnement ferme, en deçà duquel – sauf exception liée à la « dangerosité » ou la « situation » du prévenu – la peine « doit » être
« aménagée » par le juge, autrement dit transformée en travail d’intérêt général, bracelet électronique, etc. Selon les statistiques de la Chancellerie, entre 2013 et 2016, sur les quelque 126 000 peines d’emprisonnement prononcées chaque année par les tribunaux correctionnels, neuf sur dix pouvaient faire l’objet d’un aménagement.
La droite a beau jeu de crier au « laxisme » des juges, c’est elle qui, en 2009, sous Rachida Dati, avait fait passer ce seuil d’un à deux ans. Avant qu’il ne soit ramené à un an par une réforme voulue par Emmanuel Macron et entrée en vigueur en mars 2020. Nicole Belloubet aura également pris des mesures pour faciliter la sortie de personnes condamnées à moins de cinq ans de prison, prévoyant une
« libération sous contrainte » aux deux tiers de la peine, sans même que le détenu ait à justifier d’un projet de réinsertion ou d’un emploi à sa sortie. En clair : on enferme davantage… mais on libère plus facilement.
À ce bazar général s’ajoute un autre écueil : l’exécution des peines. Un (vieux) rapport de l’Inspection générale des services judiciaires pointait en 2009 un stock de… 100 000 peines en attente d’être exécutées !
Si les délits les plus graves, passibles d’une peine supérieure à deux ans, sont presque tous immédiatement réprimés, la justice se hâte lentement pour les autres infractions. Résultat : la mise à exécution des sentences « légères » prend des mois avant qu’un juge de l’application des peines, débordé, ne statue. À charge ensuite, pour le procureur, de mettre la main sur le condamné, lequel peut avoir disparu.
Ce qui fait dire à la revue spécialisé Délibérée, dans son numéro du mois de juin 2019, que le sens de la peine se retrouve « altéré » et la sanction « décrédibilisée ». Comment en effet expliquer au policier outragé, à la vieille dame agressée, que l’auteur des faits, condamné à de la prison ferme, sera sanctionné d’une autre façon, et plus tard ?
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maire, si un condamné à perpétuité est remis dehors au bout de quinze ans, ce n’est pas sur un caprice du juge, mais parce que le code le prévoit. Tout ce que les juges décident, la loi les y autorise. Alors oui, il y a des insuffisances, mais ceux qui s’en plaignent, et qui font les lois, en sont les premiers responsables ! »
Objection de son collègue Rémy Libchaber, qui enseigne le droit privé à Paris 1, dont le constat est sévère : « Certains magistrats prennent très au sérieux l’idée d’un gouvernement des juges et ont oublié leur rôle de serviteurs de la loi. Si le sentiment prospère que la justice a de moins en moins de moyens d’action sur la société, c’est parce que les juges les court-circuitent en appliquant leur propre loi, croyant deviner ce qui est bon pour la société. À mon avis, ce corps, que l’on dit soumis, n’a pas perdu d’autorité, il en a plutôt gagné mais au détriment de la loi, de l’ordre public et de la démocratie. Du coup, le système est devenu ingérable. »
Sur un point, Philippe Conte le rejoint : la formation des magistrats pèche et empêche de faire bouger les lignes. « C’est bien simple, je ne mets plus les pieds à l’École de la magistrature », confie ce pénaliste renommé, qui en réclame « la fermeture de toute urgence ». « Je me souviens d’un haut magistrat qui, présidant le jury du concours d’entrée dont je faisais partie, avait conclu nos délibérations sur cette confidence : “Je n’ai qu’un souhait à formuler : ne jamais avoir à être jugé par les jeunes gens que nous venons de recruter !” Comme l’ENA, cette école est devenue un moule dont les élèves les moins brillants sont gonflés d’une vanité démesurée. Disons-le : la création de cette école n’est pas ce que le général de Gaulle a fait de mieux. » On pense à la sentence d’Olivier Guichard, éphémère garde des Sceaux sous Giscard : « Je retiens de ce que j’ai vu [à la chancellerie] une chose : surtout, ne rien avoir à faire avec la justice. »
« Taper fort quand c’est nécessaire». Béatrice Brugère est consciente des limites de la formation. « Nous avons une réelle difficulté à appréhender les phénomènes de délinquance que l’on nous demande de traiter, en bout de chaîne, quand toutes les institutions ont failli. Nous sommes un peu désoeuvrés intellectuellement et la criminologie, c’est un tort, n’intéresse guère les magistrats. On qualifie juridiquement des faits, on exerce un traitement standardisé des affaires, sans vision claire et séquentielle de la criminalité, du processus de déflagration auquel nous assistons. Au bout du compte, nous ne répondons plus aux attentes de la société. »
Pour cette ancienne vice-procureure, il ne faut pas « tout attendre » de la justice répressive. « La réponse pénale doit être rare mais il faut taper fort quand c’est nécessaire. La politique pénale dont se targuent nos gouvernants est illisible et, du reste, incompréhensible avec plus de 5 000 qualifications, là où nous en utilisons 60. Nous devons identifier les délinquants les plus malfaisants et centrer nos moyens – qui sont faibles – sur cette minorité agissante. »
Quitte à faire chuter le taux de réponse pénale (90,7 % en 2018), qui fait rire jaune le maire de Portbail et une bonne partie de ses concitoyens
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