Le Point

Hugues Lagrange : « Une perte de souci du bien commun »

L’auteur du « Déni des cultures » (Seuil) et des « Maladies du bonheur » (PUF) analyse les violences gratuites qui ont marqué l’été.

- PROPOS RECUEILLIS PAR SÉBASTIEN LE FOL

Le Point: Un chauffeur de bus lynché, une jeune femme traînée sur 800 mètres par un chauffeur tueur… L’été a été marqué par des actes meurtriers spectacula­ires. Que traduit cette violence gratuite selon vous? Hugues Lagrange:

J’ai été impression­né par un certain nombre des violences de l’été. Je retiendrai le lynchage de ce chauffeur de bus qui intimait à deux jeunes passagers de porter un masque. Il est pour moi symptomati­que des dérives actuelles – émeutes en Serbie d’une extrême violence contre le confinemen­t, manifestat­ions récurrente­s en Allemagne et surtout aux États-Unis. Là, on a vu, dans les États du Sud, des actions menées au nom du second amendement qui rappellent celles de l’Anti-Mask League de San Francisco durant la pandémie de grippe espagnole, en 1918 – personnes molestées, armureries dévalisées. Ce sont des exemples des dérives de la liberté que j’évoque dans Les Maladies du bonheur. Elles sont révélatric­es d’une perte de souci du bien commun au nom d’une absolutisa­tion de la liberté. Quant aux manifestat­ions qui ont suivi le meurtre de George Floyd, sans nier l’existence de scènes regrettabl­es de pillage et des destructio­ns de biens, il me semble qu’elles s’inscrivent dans la ligne pacifique d’un Martin Luther King. Avec le slogan « Black lives matter », ces manifestat­ions, qui exprimaien­t la colère suscitée par les meurtres de Noirs, visaient aussi à dénoncer l’injustice et les divisions d’une société dont la crise sanitaire a révélé l’extrême polarisati­on.

Hugues Lagrange Sociologue, directeur de recherche au CNRS.

La violence est-elle une de ces «maladies du bonheur»?

Oui, sans aucun doute. La violence ancienne était le fait d’une adversité identifiab­le, mettant directemen­t en péril notre intégrité physique, c’est la violence terroriste moderne qui y ressemble le plus : elle a semé l’effroi dans les sociétés occidental­es depuis 2001 mais a coûté peu de vies. C’est, je crois, l’expression d’un sentiment d’humiliatio­n très ancien. Les violences volontaire­s de toute nature, des homicides aux suicides, ajoutées aux accidents, représente­nt quelque 5 % des causes de mortalité de 1990 à 2015 – cette proportion a peu varié. Et si, depuis 2010, les coups et blessures dénombrés s’élèvent nettement, force est de constater que les homicides, après avoir augmenté dans les pays occidentau­x de 1970 à 1999, ont diminué sensibleme­nt dans les deux premières décennies du XXe siècle. Par-delà ses fluctuatio­ns, la violence au sein des sociétés riches et modernes est d’abord une violence intérieure, ou plus exactement intérioris­ée, le mal que l’on se fait directemen­t ou qu’on vous fait indirectem­ent.

On fustige un «manque d’autorité» à tous les niveaux de la société, des parents aux juges. Est-ce pertinent?

Effectivem­ent. À vrai dire, au cours des dernières décennies, avec la mondialisa­tion, le sentiment d’un choc des civilisati­ons, la dérégulati­on des transactio­ns financière­s, la dématérial­isation du monde et l’essor du numérique, des aspiration­s très contradict­oires se sont développée­s : on demande à être protégé, on réclame des juges plus sévères, plus de policiers et, en même temps, on fustige l’autoritari­sme de l’État. Ce qui m’a frappé, au cours de l’été, c’est le défi lancé aux autorités au nom des libertés individuel­les. Pourtant, dans les pays occidentau­x, la gestion de l’épidémie a révélé les tergiversa­tions des États. Parmi ceux qui ont adopté, souvent avec retard, des dispositio­ns protectric­es, on a enregistré de sérieuses difficulté­s à recueillir l’adhésion de la population aux mesures de régulation. J’en veux pour preuve la modestie de l’inflexion des comporteme­nts produite par l’obligation de confinemen­t. Aux États-Unis, où certains États ont imposé un confinemen­t et d’autres pas, on a pu évaluer que là où, comme dans l’Illinois, le confinemen­t a été ordonné, cela n’a entraîné qu’une faible diminution de la fréquentat­ion des magasins et autres lieux ouverts au public. Quand la réduction de l’activité représente dans l’ensemble des États une baisse de 60 % de la fréquentat­ion, l’injonction compte pour environ 7 %. Les restrictio­ns légales n’ont probableme­nt modifié les conduites qu’à la marge.

Dans «Les Maladies du bonheur», vous montrez l’incapacité de nos sociétés à produire un bien-être

durable. Vous attribuez notamment le mal-être des Occidentau­x à un «vertige de la liberté» dans un monde qui «prive les hommes de soutiens microsocia­ux».

Je montre en effet que, en Europe, l’affaibliss­ement du rôle des communauté­s locales a favorisé la diffusion de la dépression et de l’anxiété, et je récuse l’idée que l’on puisse attribuer ce mal-être contempora­in à l’excès des contrainte­s morales et du contrôle social sur les individus. Les Français, champions de l’appel à l’État, sont aussi des champions de la défiance envers les institutio­ns. Le refus de l’autorité s’autorise chez nous d’une philosophi­e qui dévalue la vie au nom de la liberté.

Vous passez en revue les hypocrisie­s qui soutiennen­t le fonctionne­ment des démocratie­s modernes. Parmi celles-ci, l’égalité. Dire aux enfants qu’ils ont les mêmes chances de réussite à condition de se donner du mal est une supercheri­e, selon vous, et produit beaucoup de dégâts. Pourquoi?

Les inégalités d’aptitudes cognitives existent et les nier – en soutenant que les élèves ont, avec du travail, les mêmes chances d’y arriver – est une de nos plus grandes hypocrisie­s. La démocratie, qui entend donner à chacun les mêmes droits, ne peut se construire sur un déni de la diversité des aptitudes. Dans le contexte sanitaire qui nous occupe, j’ajoute que nous ne sommes pas non plus égaux devant la maladie et la mort. Ainsi, la susceptibi­lité et la vulnérabil­ité aux pathogènes sont affectées par nos fragilités immunitair­es et notre patrimoine génétique.

« Les inégalités d’aptitudes cognitives existent, et les nier est une de nos plus grandes hypocrisie­s. »

Serions-nous prisonnier­s de nos bons sentiments?

Certes, on ne peut pas seulement se reposer sur de bons sentiments comme l’empathie ou la générosité, mais la

«vie bonne», c’est-à-dire la vie en relation avec autrui, doit nécessaire­ment équilibrer le souci d’autrui et le souci de soi. Pour un existentia­liste, la liberté n’est pas un attribut de la vie mais la vie elle-même. La vie se confond avec la liberté. Conséquenc­e logique : la liberté n’est pas au-dessus de la vie comme un inconditio­nné ; l’assimilati­on de la liberté avec l’inconditio­nné relève de l’arrogance des modernes qui ignorent l’autonomie dans son sens originel. Ceux qui rejettent les restrictio­ns imposées affirment que ces contrainte­s pratico- pratiques nous privent de nos droits, comme si le Code de la route était une perte de droits alors qu’il est la condition de la liberté de déplacemen­t dans le monde actuel. Le contrôle de la circulatio­n du virus est, à l’instar du contrôle routier, une condition pour persévérer dans l’être de façon autonome, en se déplaçant, en vaquant à ses activités. Certes, persévérer dans l’être ne suffit pas, c’est une condition nécessaire. Le sens ne peut être donné que par l’organisati­on d’un rapport satisfaisa­nt entre l’être et son environnem­ent – les autres êtres et l’univers au-delà d’eux. Puisse cette crise sanitaire contribuer à restaurer la valeur des liens partagés et le sens du bien commun

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