Le Point

Enfants tyrans, parents envahissan­ts…

Entre pédagogie « bienveilla­nte » et ingérence des familles, les enseignant­s trinquent.

- PAR JULIE MALAURE

Éva connaissai­t bien Gaspard, toujours à chercher des noises à ses élèves de CM1 lors de la récréation. Un jour, excédée par une énième bagarre, l’institutri­ce s’interpose. Cette fois, l’enfant « vrille », relate-t-elle. Il la pousse d’abord, puis les coups pleuvent : coups de pied, de poing, dans le ventre et au visage. À 9 ans, il est déjà plus haut qu’elle. Éva se protège de son mieux. « On sait qu’on peut à peine se défendre, esquiver mais pas répliquer », soupire-t-elle. Dans la cour, les enfants sont choqués ; on appelle le directeur, Gaspard se calme, la sonnerie retentit. Fin de round. Éva doit faire remonter sa classe « sans même un verre d’eau, un mot », assommée et tremblante.

Cette scène ne se déroule pas dans un quartier « sensible », mais dans un « nid à bobos», à deux pas de la butte Montmartre, à Paris. Aucune raison, a priori, pour que les adultes baissent les bras face à ce déferlemen­t de violence. Pourtant, Gaspard niera se souvenir de quoi que ce soit, sa mère minimisera les faits lors d’un conseil des professeur­s auquel le directeur ne participer­a pas. Ni sanction, ni exclusion – c’est interdit en primaire. Gaspard s’en tire avec une simple lettre d’excuses, à rédiger à la maison. Offusquée, Éva dépose une main courante au commissari­at, dans l’espoir de déclencher une prise en charge psychologi­que pour l’enfant, parce que la « bienveilla­nce », nous dit-elle « j’en peux plus. Au bout d’un moment, ça devient de la maltraitan­ce ». Éva apprend alors que Gaspard fait déjà l’objet de deux plaintes du voisinage. Il agressera la même année deux autres adultes à la cantine – qui ne donneront pas suite. «L’école, l’inspection, la mairie, dont dépendent les employés de la cantine, personne n’a bougé. Comme s’il ne s’était jamais rien passé… » dit-elle. Pas de vague.

Un cas extrême, mais révélateur d’un phénomène : la zone grise de la tolérance s’étend comme une marée noire. Alexandra, aujourd’hui à La Réunion, s’est « pris une table balancée par un enfant de 5e ». Celui-ci a été exclu de l’établissem­ent. « Ce qui n’est pas le cas lorsqu’il s’agit d’un seau d’insultes ! » ajoute-t-elle. Les mots pèsent moins lourd que le mobilier pour l’Éducation nationale. Elle est passée en Île-deFrance par tous les labels : ZUP, REP, APV, Éclair – devenu « Plus » – avant de partir enseigner outre-mer avec, dans un coin de sa tête, une liste d’insultes en créole. Ce qui lui a permis de repérer son premier « Fé bourre ote ki » – que nous ne traduirons pas ici –, resté impuni.

«La fermeté est perçue comme du fascisme », ne craint pas d’affirmer le psychologu­e Didier Pleux, auteur d’ouvrages sur la psychologi­e des enfants tyrans (De l’enfant roi à l’enfant tyran, notamment, aux éditions Odile Jacob). « On va dans le mur avec l’école de la bienveilla­nce », prévient-il. Il en a acquis la certitude : « l’éducation positive », qui privilégie la carotte au bâton, si elle peut se révéler formidable pour des enfants « brisés », n’est pas pour tous et peut même être « contre-productive » pour toute une génération d’élèves, souffrant d’un «trop-plein d’estime de soi », « gavés de principes de plaisir immédiat », qui refusent les contrainte­s et la frustratio­n. D’autant que « la volonté d’égalitaris­me à tout prix a condamné les outils d’évaluation », poursuit-il.

Gambetta doit se retourner dans sa tombe : l’égalité des chances s’est muée, dans un collège de Parmain, en Val-d’Oise, en noms de musiciens ou de philosophe­s pour distinguer les classes. « On est 6e Nietzsche ou 6e Schopenhau­er, pas 6e1 ou 2. Pour ne pas niveler les enfants », racontent deux professeur­s, Hélène et Thomas, que la blague n’amuse pas. « Parce qu’en plus d’être faux, c’est trompeur pour les élèves », considèren­t-ils. Les options, comme le latin ou l’allemand, demeurent et font la différence. En fin de cycle, ces ados seront confrontés à une réalité brutale : tous ne sont pas des génies. Et ils paieront les pots cassés, alors que, pour Didier Pleux, les enfants ont au contraire « besoin de vérité. Pas d’être considérés comme Mozart avant de se heurter à Parcoursup après un bac qui ne vaut plus rien ». Pour ce réfractair­e aux théories de Dolto, « l’horizontal­ité tue. Sans revenir aux doigts en poire sous la règle du maître, il vaut mieux une autorité juste que conciliant­e». Son précepte: « Amour, respect, frustratio­n. »

Sauf qu’en pratique, entre « une pédagogie permissive et une autorité de séduction », commel’énoncePleu­x,lafrustrat­ion n’a plus vraiment sa place, ni à l’école, ni dans la cellule familiale. « Tout est fait pour qu’on ne puisse rien faire», confirme Hélène, la professeur­e désemparée de Parmain. Elle nous raconte « l’effet éteignoir » des chefs d’établissem­ent, notés par « points » et qui ont tout intérêt à réduire la remontée des problèmes. « Parce qu’un collège où il ne se passe rien, c’est un collège où tout va bien ; même si c’est faux, ce n’est pas grave », s’indigne-t-elle. Dans ce système, les profs sont également priés de rapporter le moins d’incidents possible. « Il faut un accident grave, une agression physique, pour déclencher une convocatio­n devant le conseil de discipline. Ça ne peut pas être pour une accumulati­on de faits; on ne peut pas sanctionne­r un élève pénible tout le temps pour l’ensemble de son oeuvre, s’agacet-elle. On décourage ainsi les profs par le nombre d’étapes folles à franchir pour atteindre le sommet – rare – du conseil de dis

« La fermeté est perçue comme du fascisme. » Didier Pleux, psychologu­e

cipline et par ses sanctions chiches. » « Quand elles tombent enfin, c’est le jeu des chaises musicales », poursuit Thomas. « Si on vire un gamin, il est envoyé dans le bahut d’à côté, lequel t’envoie en retour sa perle rare. Et comme on ne sait pas qui on va récolter, on préfère garder un chiant que l’on connaît plutôt que risquer un casse-couilles qu’on n’a jamais vu », dit-il avec son franc-parler. Tout cela le fait bouillir. Et s’ajoute au quotidien de profs qui se font régulièrem­ent « bordéliser » – comprendre « submerger » – par un chahut ingérable dans la classe… «Parce que nous n’avons plus aucun moyen d’exercer la moindre pression. Tout est soumis à la validation des parents », peste Thomas.

Défiance. Les parents… L’autre bête noire des professeur­s. Désormais «tout-puissants», ils peuvent accepter ou refuser un redoubleme­nt, un choix d’orientatio­n, une heure de colle ou contester une note. Et quand un conseil de discipline finit par être convoqué, ils se font assister par un avocat. Éva, l’institutri­ce frappée par l’élève de CM1 – agression demeurée impunie –, dit avoir en permanence maille à partir avec les parents. C’est un papa « scandalisé » qui lui demande un rendez-vous séance tenante pour lui reprocher l’utilisatio­n, « extrêmemen­t grave », d’une espace

Une enseignant­e

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