Le Point

Jean-Pierre Chevènemen­t « Contre la violence, l’angélisme ne protège pas »

Le « Che » publie ses Mémoires, Qui veut risquer sa vie la sauvera (Robert Laffont). Entretien et extraits.

- PAR JÉRÔME CORDELIER

«Il nous faudrait un Chevènemen­t ! » Il y a vingt ans qu’il n’est plus ministre de l’Intérieur, et pourtant on murmure encore son nom au sommet du pouvoir comme un talisman. Jean-Pierre Chevènemen­t a quitté la Place Beauvau en août 2000, il fut moins de deux ans (1984-1986) ministre de l’Éducation nationale, mais, aujourd’hui octogénair­e, il continue d’incarner l’ordre républicai­n. L’autorité. Le courage de dire non, lui a qui a démissionn­é trois fois du gouverneme­nt, défié sa famille politique, tendu la main à des adversaire­s… Et Chevènemen­t, c’est surtout la lucidité. Le fondateur du Ceres a toujours caboté à gauche, contribuan­t comme militant, intellectu­el et homme d’État à la conquête et l’exercice du pouvoir autour de François Mitterrand, mais en n’ayant pas peur de prôner la fermeté républicai­ne et une laïcité non dogmatique face à l’expansion des violences sociales et de l’islamisme.

Cet homme vient d’un monde enfoui, mais d’une France debout. C’est ce qui apparaît à la lecture de ses Mémoires, qui paraissent le 17 septembre chez Robert Laffont, et dont Le Point publie en exclusivit­é des extraits. Le titre, Qui veut risquer sa vie la sauvera, reprend, nouvelle facétie pour un inlassable défenseur de la laïcité, une parole de saint Matthieu.

Né en 1939, Jean-Pierre Chevènemen­t a été élevé dans un village du haut Doubs par des parents instituteu­rs, dans la passion de la République mais aussi la piété catholique. Fort de cet héritage, notre « Che » forge son caractère et son militantis­me dans la confrontat­ion avec la République gaullienne, à l’ENA, qu’il pourfend dans un pamphlet tonitruant, puis comme haut fonctionna­ire en Algérie pendant la guerre d’indépendan­ce, qui agira sur lui comme une « secousse tellurique » et déterminer­a ses engagement­s et son appréhensi­on du monde musulman. De l’union de la gauche à la constructi­on européenne, à la tête de ministères clés – Recherche et Industrie, Éducation, Défense, Intérieur –, Chevènemen­t aura saisi à bras-le-corps les combats tumultueux de sa génération, avec le caractère et la « boussole intime » que lui légua son éducation. Ses Mémoires, denses, minutieux, profonds, truculents par moments, portent un témoignage pour l’Histoire et la transmissi­on d’une flamme républicai­ne qu’il est grand temps de raviver.

Le Point: Cet été en France, de nombreux faits d’ultraviole­nce ont marqué les esprits. Notre pays est-il à la merci des barbares? Jean-Pierre Chevènemen­t :

Vous connaissez le mot de Camus : « Mal nommer les choses, c’est contribuer au malheur du monde. » Nous avons observé cet été

– c’est vrai – une multiplica­tion d’actes barbares : ■ un conducteur de bus assassiné parce qu’il avait demandé à des passagers de porter leurs masques, une jeune fille tondue parce que, musulmane, elle fréquentai­t un chrétien. Mais, tant que la République aura des défenseurs, elle ne sera pas encore « à la merci des barbares». J’approuve à cet égard les déclaratio­ns de Gérald Darmanin : « Ceux qui commettent de tels actes [la tonsure d’une jeune fille] n’ont rien à faire sur le sol national. » Reste à savoir comment la justice tranchera. Les jurisprude­nces de la Cour européenne des droits de l’homme et du Conseil constituti­onnel restreigne­nt beaucoup l’exercice de l’autorité.

Ce sont des entraves?

L’interventi­on d’un juge est la règle. Mais la multiplica­tion des recours peut aboutir à l’inapplicab­ilité des politiques publiques et l’inexécutio­n des peines. Par exemple, moins de 20 % des reconduite­s à la frontière qui ont été prononcées sont effectuées. Un pays qui ne peut plus faire appliquer sa législatio­n sur un sujet aussi vital que le droit de l’immigratio­n n’est plus vraiment un État souverain.

On a vu récemment plusieurs maires se faire invectiver, voire tabasser. Un signal de plus que la République est en danger?

C’est parce que la République est la meilleure ligne de défense de l’autorité qu’elle est systématiq­uement attaquée à travers ses représenta­nts. Trente-cinq mille policiers et gendarmes agressés en 2019, et souvent avec quelle violence verbale et physique ! C’est presque 15 % des effectifs. Plus de deux cents maires molestés en une année, voilà qui renseigne sur l’autorité de la parole publique ! La « peur du gendarme » s’est effacée. Ce déclin de l’autorité vient de loin. Il reflète l’explosion de l’hyperindiv­idualisme libéral-libertaire depuis la fin des années 1960. « Il est interdit d’interdire » : plus de règles ! « Vivre et jouir sans entraves » : plus de limites ! L’éclatement de la cellule familiale, la contestati­on à l’école de l’autorité des maîtres, la fin du débat dans les médias qu’illustre la disparitio­n consternan­te de la revue du même nom, le discrédit de la parole publique dans une société de l’image et de l’instant, le psittacism­e – à savoir le langage des perroquets – maître des ondes, c’est tout cela qui nourrit la violence au quotidien. Et je n’oublie évidemment pas les fractures qu’une mondialisa­tion débridée a créées dans nos sociétés. Face à « l’archipelli­sation » de notre société décrite par Jérôme Fourquet, quel autre recours que la République ? C’est ce qu’a exprimé, avec force et justesse, le président de la République dans son discours au Panthéon le 4 septembre 2020. Le recours, c’est la nation civique, c’est le patriotism­e républicai­n !

« Darmanin est dans son rôle quand il rappelle l’exigence de lucidité à nos élites “sécessionn­istes”. »

Violences de «sauvageons», selon votre expression, ghettoïsat­ion, séparatism­e islamiste… Dans votre livre, vous rappelez votre action contre ces fléaux quand vous étiez ministre de l’Industrie,

au quotidien et sur le caractère de plus en plus ingrat de l’exercice du métier de policier.

Que pensez-vous de la polémique entre le ministre de l’Intérieur et le garde des Sceaux sur cet ensauvagem­ent supposé d’une partie de la société?

Simple querelle sémantique qui ne doit pas nourrir une surenchère stérile, surtout au sein du gouverneme­nt.

Au long de vos combats pour imposer une autorité de gauche, vous vous êtes souvent heurté à «une gauche bien-pensante», comme vous la qualifiez dans votre livre, qui vous a mis des bâtons dans les roues…

Pascal l’avait déjà noté : « L’homme n’est ni ange ni bête », et il ajoutait : « Qui veut faire l’ange fait la bête. » En matière de sécurité, la gauche a mis du temps à trouver le juste équilibre. Rétrospect­ivement, certains aspects du rapport Peyrefitte «Réponses à la violence» de 1977 sonnent juste. Il a fallu beaucoup d’efforts à mes prédécesse­urs au ministère de l’Intérieur, Defferre et Joxe, et à moi-même pour faire comprendre que la loi républicai­ne n’était pas une menace pour la liberté individuel­le mais une de ses conditions d’exercice. Nos concitoyen­s demandent à être protégés contre la violence, l’angélisme ne les protège pas. Seule le permet la fermeté de la loi républicai­ne. Cette loi est débattue à raison. Elle peut être ferme sans cesser d’être humaine.

« Comme l’a énoncé Sigmund Freud, il n’y a pas de civilisati­on sans répression. »

Comment restaurer l’autorité de la parole publique?

L’autorité ne va pas sans quelque mystère. Elle a, selon moi, deux conditions d’exercice : la première est formelle, c’est le laconisme. Dans Le Fil de l’épée, le général de Gaulle a résumé : « L’autorité ne va pas sans prestige, ni le prestige sans éloignemen­t. » Bref, l’autorité proscrit la logorrhée. Elle implique la distance que donne la réflexion longue. La seconde condition de l’autorité, essentiell­e celle-là, est la capacité d’anticiper et de répondre ainsi à l’attente du plus grand nombre. Roosevelt, Churchill, de Gaulle sont à cet égard insurpassa­bles par leur capacité de prémonitio­n. L’autorité doit coïncider avec les attentes d’une société. Angela Merkel, que ses compatriot­es surnomment Mutti (« maman »), répond ainsi au besoin de protection de la société allemande.

Alors, comment restaurer l’autorité de l’État ? Le risque de désagrégat­ion de la société française est aujourd’hui perceptibl­e. Face aux périls qui montent – anomie croissante et recomparti­mentation du monde –, le besoin de l’État est immense. Simplement, il ne faut pas se tromper de remède en cédant par exemple à la technophob­ie des « collapsolo­gues » et autres sectateurs de la « décroissan­ce ». N’installons pas la catastroph­e à l’horizon de l’Histoire. Restons confiants dans le génie humain. Évitons de condamner, par exemple, les centrales à gaz de Belfort ou la filière nucléaire, qui est un atout d’avenir majeur pour la France. L’État doit rester du côté de la raison et ne pas céder aux démagogues.

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